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Constantinople : quartiers de Péra, Stamboul et Scutari

III. L’émulation et les réflexions

La distance qui s’instaure insidieusement entre le peintre et l’Ecole Nationale des Beaux-Arts n’est que l’aboutissement logique d’une succession d’apprentissages et de questionnements. Le peintre développe son sens de l’observation, sa technique, alors qu’en même temps l’homme s’interroge, cherche un sens à la vie, mûrit. L’apprentissage de Max Leenhardt se déroule donc dans un monde en proie à de profonds changements induits par l’industrialisation, où chaque artiste tente d’inventer sa propre solution. Or, maints artistes perçoivent ces changements comme la fin d’un monde ou du monde. Ils n’arrivent pas à se projeter dans l’avenir tant la métamorphose des villes est grande. Cette impression se traduit soit par l’observation chez les impressionnistes qui s’appliquent à fixer l’arrivée de l’électricité, les cabarets, les gares et leurs trains, soit par les envolées idéalisées ou morbides des symbolistes. La correspondance de Max Leenhardt reflète ces interrogations, même s’il n’y retranscrit pas intégralement le cheminement de ses pensées. Nous constatons qu’au contact d’un nouveau réseau amical, le méridional rentre dans une phase d’analyse tant personnelle que stylistique. Bien que de facture conforme aux exigences académiques, ses œuvres s’ouvrent soudain à une multiplicité de lecture au travers de l’emploi d’allégories ou de mythes.

1. Les amitiés des académies libres

Parallèlement à une volonté de reconnaissance officielle, Max Leenhardt s’interroge sur le choix d’un style personnel en adéquation avec ses sentiments. Durant l’hiver 1882, le départ de la plupart de ses amis de l’hôtel de Nice vers de nouveaux horizons le plonge dans un profond état de solitude et de réflexion. Il adopte alors un style plus sensible. Cette démarche aboutit à l’abandon de la lutte pour l’obtention du Prix de Rome. Il est important de souligner que cette période charnière est la moins bien documentée, avec seulement quelques croquis et moins d’une demi-douzaine de lettres écrites entre mai 1882 et mars 1884. Quant à la production iconographique, elle est marquée par un nouvel intérêt pour les préraphaélites et les allégories qui envahissent depuis deux décennies les édifices publics comme la nouvelle Sorbonne, l’Hôtel de ville de Paris ou le Palais des Beaux-Arts de Lyon. Cette constatation tend à accréditer soit une ouverture vers de nouveaux modes d’expression soit l’influence de nouvelles relations amicales. Pour tenter de reconstituer ces nouveaux réseaux amicaux extérieurs à l’hôtel de Nice, nous disposons de peu de témoignages, à peine une dizaine de lettres adressées à ses proches.

Néanmoins, le hasard des inventaires de fonds privés nous a permis d’exhumer une épreuve photographique exécutée par Paul Berthier sur laquelle Max Leenhardt (à droite en appui sur dossier chaise) pose avec un groupe de personnalités : Fernand Khnopff793, G. Foltz, Maximilien Luce794, G. Laurans, Th. Dussaud795, M. Tissier ( ?)796, Jules Girardet et Charles Giron.

Figure 36 : Cliché du groupe797, Fernand Khnopff, G. Foltz, Maximilen Luce, G. Laurans, Th. Dussaud, M. Tissier ( ?), Jules Girardet et Charles Giron, tirage photographique noir et blanc : 21 x 12 cm,

France, collection privée, n° inv. FP 04519 – 6

793 Fernand Khnopff (1858-1921) est le fils d’un magistrat ce qui le destine à suivre des études à la faculté de droit de Bruxelles, avant de poursuivre des études artistiques. C’est en 1876 qu’il intègre l’E nationale des Beaux-arts de Paris où il suit les enseignements de Jules Lefèbvre jusqu’en 1879. Parallèlement, il fréquente l’Académie Julian. En 1881, il participe à la première exposition du groupe L’Essor, avant de participer à la fondation en 1883 du cercle artistique d'avant-garde et de vocation internationale : "les XX". Il montre un sens du raffinement et de l’élégance qui le pousse à choisir comme modèle sa sœur Marguerite, à la beauté surannée.

794 Maximilien Luce fréquente l’Académie suisse de 1876 à 1879, date de son départ au service militaire.

795 Th. Dussaud est très certainement un parent d’Adrien, grand propriétaire terrien (La Boissière, Gard) et membre fondateur de la Société de l’Instruction mutuelle et de la Société Artistique de Nîmes.

796 La signature est difficilement déchiffrable en raison de la dégradation du support.

797 Les investigations menées dans les inventaires des musées et les collections des bibliothèques ne nous ont pas permis de retrouver d’échanges entre ces personnalités et Max Leenhardt. Nous ignorons donc le contexte de la prise de vue. De plus, la correspondance reste assez discrète sur les liens entretenus avec les dites-personnalités, dont certaines appartenaient au Cercle des XX797. C’étaient des habitués des académies libres, dont celles du quartier des Beaux-arts. La confrontation des archives manuscrites et iconographiques met en en lumière le choix du peintre d’acquérir de nouvelles connaissances à l’extérieur du cadre officiel de l’Ecole Nationale des Beaux-Arts, dans les académies libres du voisinage au même titre que ses amis de l’hôtel de Nice.

Les investigations menées dans les inventaires des musées et les collections des bibliothèques ne nous ont pas permis de retrouver des échanges entre ces personnalités et Max Leenhardt. Nous ignorons donc quel instant a été immortalisé sur ce cliché ainsi que son contexte. De plus, la correspondance reste discrète sur les liens entretenus avec ces personnalités, dont certaines étaient membres du Cercle des XX798. C’étaient des habitués des académies libres, dont celles du quartier des Beaux-Arts.

Le jeune Max Leenhardt s’interroge très tôt sur le contenu des enseignements dispensés aux Beaux-Arts, et il commence dès 1878 à fréquenter les ateliers libres à proximité. Il y acquiert une pratique personnelle qui lui fait dire à sa mère : « Ne pouvons-nous compter que sur nous-même pour arriver ?799 » Bien qu’il partage avec Eugène Burnand et Van Muyden le même sentiment de scepticisme, l’apprentissage a chez lui une dimension différente. Il ne s’agit pas pour lui de trouver un modèle vivant dans un cadre plus hospitalier mais bien de s’affranchir du carcan scolaire et de développer de nouveaux axes de recherches. Cette évolution l’éloigne doucement de celles de ses amis qui émettent des réserves sur une curiosité non canalisée, vers « des choses qui pourraient lui jouer des tours. 800». De fait, il fréquente alors des ateliers indépendants différents de ceux visités par ses amis de l’hôtel de Nice comme celui de Léon Bonnat801, dont subsistent d’amicales dédicaces apposées sur des reproductions802. Cette recherche artistique semble s’accompagner d’une profonde remise en question qui retentit sur son aspect physique par le port d’une barbe, (visible sur le cliché de groupe).

Le besoin de modèle, de découvrir des approches différentes l’amenèrent à fréquenter d’autres ateliers comme les académies libres Julian et Colarossi803, où il retrouve son amie

798 Fondé par Fernand Khnopff, James Ensor et Félicien Rops, le Cercle des XX organise dès 1884 un Salon annuel regroupant les artistes novateurs européens.

799 Correspondances de Max Leenhardt à sa mère : les années parisiennes (1ère période), du 3 janvier 1878, loc. cit. 800 BURNAND René, Eugène Burnand : l’homme, l’artiste et son œuvre, op. cit., p. 83.

801 Le fond d’atelier de Max Leenhardt contient des gravures de portraits noir et blanc dédicacés : « A Max Leenhardt l’ami et compère, signé Léon Bonnat » ou encore « L. Bonnat à Leenhardt ».

802 Le fond d’atelier de Max Leenhardt contient des gravures dédicacées par des amis artistes : « A Max Leenhardt, E. Van Muyden »

803 Fondée par le peintre suisse Charles Gleyre au 69 rue de Vaugirard, elle devient l’Académie Suisse-Cabressol, avant de porter le nom d’Académie de la Rose et d’être racheter par Filippo Colarossi en 1870 et de prendre l’appellation d’Académie de la Grande Chaumière en déménageant 10 rue de la Grande Chaumière à Montparnasse en 1901. En 1957, l’atelier libre est rebaptisé l’Académie Charpentier. CROMBIE John, Rue de la Grande Chaumière. The Cradle of Montparnasse, Paris, Kickshaws, 1988. (2ème édition 1999).

Marianne Preindlsberger, Georges-Daniel de Montfreid (1856-1929)804 et Albert Baudouin, un parent par alliance.

Figure 37 : Portrait de Paul Gauguin de Georges-Daniel de Montfreid, publié en 1917, France, collection privée, non inventorié (envoi par sms).

Pour étayer cette idée de nouveau réseau il subsiste une dédicace de 1919 que Georges de Montfreid appose, à l’attention de son confère et ami, sur un tirage du portrait de Paul Gauguin intitulé A la mémoire de Paul Gauguin. Les mots sont emplis de respect mais également de complicité artistique : « En vous offrant ce livre, où ma très modeste personnalité joue un rôle exagéré, croyez que je n’obéis à aucun sentiment de vain orgueil. Puissiez-vous simplement y voir, dans ces Lettres, ce que l’amour de l’Art peut donner d’Idéal et de force pour lutter contre les sots, qui sont toujours les ennemis du génie. En très cordiale amitié.805 » La proximité intellectuelle liée à l’idée d’un absolu artistique les réunit. La modestie créatrice dont font preuve les deux hommes se retrouve comme un leitmotiv chez d’autres artistes désireux d’atteindre un but élevé.

804 Max Leenhardt a pu sympathiser avec Georges-Daniel de Montfreid (1856-1929) durant les années passées au lycée de Montpellier, ce qu’expliquerait son choix de fréquenter l’Académie Julian et ses nombreux allers-retours en Catalogne en dehors de ses déplacements d’affaires. Leurs goûts communs et leurs caractères similaires ont pu largement contribuer à nouer des liens.

805 Il s’agit d’un tirage de tête du portrait de Gauguin par de Georges de Monfreid, destinée à illustrer la première page d’un livre consacré à Paul Gauguin. Cette épreuve encadrée a été retrouvée par hasard chez un antiquaire parisien.

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