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Les travaux relevant de cette seconde partie sont constitués, en parts à peu près égales, de commentaires critiques des théories macroéconomiques contemporaines, et de discussions des "vieux" auteurs que sont Marx et Keynes. Le rapport est étroit entre les deux types d'exercice, les approches les plus récentes étant jugées - outre leurs vertus intrinsèques de cohérence interne - au regard de leur capacité à incarner les projets des fondateurs, et les textes anciens étant eux-mêmes relus et questionnés à la lumière des théories actuelles, et des questions auxquelles elles s'efforcent de répondre, qui n’étaient pas nécessairement celles des « vieux » auteurs. Ces allers et retours sont à nos yeux constitutifs d'une seule et même activité d'histoire de la pensée macro-économique, laquelle trouve sa justification dans la conviction que la coexistence des paradigmes en économie empêche de penser une séparation nette entre les nouvelles théories et les anciennes.

L'évolution récente de la pensée macroéconomique nous semble justifier pleinement ce point de vue. Depuis une vingtaine d'années, on a en effet assisté à l'éclatement du "consensus keynésien" qui régnait au début des années soixante-dix. La convergence qui semblait se dessiner, au cours de la décennie précédente, vers un modèle macroéconomique englobant, construit autour des enrichissements successifs de la synthèse néo-classique, s'est ainsi trouvée interrompue par la crise, et le renouveau des questions théoriques qu'elle a suscité, avant de déboucher sur une véritable restauration libérale.

En même temps, on a assisté à l'affaiblissement des écoles hétérodoxes. On peut même parler d'un véritable effondrement du keynésianisme et du marxisme, au point qu'aujourd'hui l'idée qu'il n'y aurait qu'une seule façon de faire de l'économie, et donc un seul "modèle de base" (celui de l'équilibre général) à l'aide duquel on puisse poser des questions héoriques et les traiter, rassemble un nombre croissant d'économistes, et n'est plus guère contestée que par des courants très minoritaires dans la profession, surtout représentés en Europe.

Il y a deux lectures possibles de cette évolution. Une lecture dominante incline à y voir un progrès décisif de "la" science économique : "l'analyse" aurait enfin triomphé des idéologies, et devant les nouveaux défis de la crise les réponses simplistes, du type de celles véhiculées par le keynésianisme ou le marxisme vulgaires, se seraient effacées au profit de réponses plus complexes. Les visions "prophétiques" de l'économie, inspirées d'auteurs portés par un projet politique, tels que Marx et Keynes, se seraient enfin effacées au profit d'approches plus scientifiques de la réalité économique, et la parcellisation actuelle des

telle lecture ne résiste pourtant pas à l'analyse, qui la fait apparaître pour une fable pure et simple.

Force est bien de constater, en effet, qu'en l'état actuel des recherches les programmes néo-keynésiens ne parviennent pas, malgré la multiplicité des efforts en ce sens, à donner corps aux principales intuitions théoriques de Keynes. Or, il y a de bonnes raisons de penser que cela est lié à la nature de leurs fondements analytiques, et non au simple inachèvement des programmes engagés, de sorte que la recherche de fondements alternatifs reste un programme toujours aussi actuel. Par ailleurs, si les oeuvres de Marx et de Keynes portent certes l'empreinte de visions du monde, et de propositions politiques, très nettement affirmées, elles ne sauraient cependant être réduites à leur contenu idéologique. Elles comportent aussi un noyau de propositions analytiques, accessibles à une discussion purement logique, et qui sont loin d'avoir été absorbées par les développements récents de la théorie économique. Elles restent donc porteuses, en creux, d'un programme de recherche alternatif à la théorie dominante, consistant dans l'élaboration conceptuelle de la notion de crise. C'est autour de ces deux thèmes que j'ai regroupé mes travaux d'histoire de la pensée macroéconomique, et qu'a été organisé le commentaire ci-dessous.

Dans un premier chapitre, on repérera les limites des principaux programmes de recherche d'inspiration keynésienne qui ont jalonné l'histoire récente de la macroéconomie contemporaine, au regard de leur impuissance à reproduire un certain nombre de résultats fondamentaux, comme la possibilité théorique d'équilibres de sous-emploi, ou à établir les lois de l'instabilité économique.

Dans un second chapitre, on s'efforcera d'identifier plus précisément le contenu positif des projets marxien et keynésien, et d'en discuter la compatibilité. On partira pour cela des textes de Marx et de Keynes, en cherchant à comprendre pourquoi il est si difficile d'en développer des lectures qui rendent justice aux intuitions fortes de ces deux auteurs, et d'en tirer quelques exigences minimales pour une telle tentative.

Le développement même de la pensée contemporaine appelle une réappropriation des auteurs anciens, car l'évolution du discours économique, dans sa forme comme dans son contenu, rend impratiquables les anciens ponts qui avaient pu être établis, à des étapes antérieures, entre eux et le dernier état des savoirs. L'histoire de la pensée n'est ainsi pas seulement un travail d'archiviste des savoirs passés, mais la condition de l'entretien des débats. Notamment pour les écoles minoritaires, elle est le moyen de revivifier leur corpus. Nécessairement rétrospective dès lors qu'elle est conçue comme analytique, elle ne se

d'ailleurs - et cela n'a pas d'équivalent dans les sciences exactes - toutes les oeuvres majeures de la discipline comportent une telle dimension historique. Celle-ci est présente non seulement chez les "grands anciens" comme Marx (qui écrivit une "Histoire des doctrines économiques"39), Keynes (avec ses Essays in biography), ou Schumpeter, auteur d'une magistrale Histoire de l'analyse, mais aussi chez la plupart des contemporains qui ont participé aux progrès de l'analyse40: on mentionnera, pour ne citer que quelques noms fameux, John Hicks, Michio Morishima, Takashi Negishi ou Paul Samuelson, dont les oeuvres sont un mélange intime de contributions positives à la théorie économique, et de réappropriation de l'histoire des problèmes, par un "retraitement" des vieux auteurs.41

Le commentaire proposé s'appuie sur le contenu des textes proposés à la soutenance. Mais s'agissant d'effectuer une synthèse de travaux portant sur des auteurs très divers, et qui datent parfois de plus de dix ans, il a fallu, pour faire apparaître l'unité du propos, introduire des éléments absents des travaux originaux.42

39 Les Théories sur la plus-value.

40 L'une des rares exceptions notables étant Gérard Debreu.

41 Ce travail n'empêche d'ailleurs pas la disparition de certaines postures analytiques : un auteur comme Gunnar Myrdal est ainsi resté sans postérité. Ce destin menace aujourd’hui les keynésiens de Cambridge (Kaldor, Robinson).

42 Ceux-ci ont généralement été empruntés à des supports d'exposés oraux, rédigés à l'occasion de conférences ou de séminaires, n'ayant pas donné lieu à publication. Il s'agît notamment de deux conférences données en septembre 1990 aux universités de Rio de Janeiro et de Brasilia, d'interventions à des tables-rondes, au séminaire d'Histoire de la pensée du CAESAR/FORUM, ou au séminaire de DEA de Michel Rosier à Nanterre.

CHAPITRE UN :