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Juxtaposition et coordination par et

Dans le document Et essai de description linguistique (Page 40-44)

PREMIERE PARTIE

2) Juxtaposition et coordination par et

En fait, la propriété essentielle n'est pas la diversité des éléments coordonnés mais plutôt, comme le TLF l'indique simultanément, l'identité des éléments coordonnés. Le problème est de savoir à quel niveau se situe cette identité et de comprendre le fonctionnement de cette relation d'identité. Mais il faut ajouter qu'en axant la description des emplois de et sur la relation entre les éléments qu'il coordonne, on risque, comme certains l'ont fait remarquer, de confondre le rôle ou la valeur de et avec les relations entre les éléments qui l'environnent, relations dont il n'est pas nécessairement la source. Dès lors, la manipulation la plus révélatrice ne consiste pas à faire varier l'environnement de et , mais à le supprimer quand il est là et à l'insûrer quand il pourrait être là. Autrement dit, il s'agit de transformer une coordination par et en une juxtaposition et une juxtaposition en une coordination par et .

La modification ainsi produite est très rarement anodine. Voici quelques exemples issus du TLF :

Le village d'Herlem, un amas disparate de maisons rouges et blanches (Van der Meersch, TLF) 2

Le village d'Herlem, un amas disparate de maisons rouges, blanches

Quelle que soit l'interprétation que l'on donne à ces deux phrases, même si l'on choisit celle où les référents des deux phrases sont identiques (par exemple, certaines maisons sont entièrement rouges, d'autres entièrement

blanches), il y a toujours un écart relativement sensible. Par exemple, ici, dans le cas de la juxtaposition, la possibilité de maisons jaunes, vertes, etc.

Nous les accuserions de se payer de mots et de formules (Bloch, TLF) Nous les accuserions de se payer de mots, de formules

Ici aussi, la juxtaposition ne coïncide pas exactement avec la tournure avec et . La juxtaposition induit notamment un effet de reprise, de correction, absolument absent avec et . Le second terme est investi d'une importance, d'une valeur plus grande que le premier. Cela peut aller jusqu'à un statut de citation implicite ou de discours répété. Rien de tel dans la coordination par et .

Le même effet d'insistance se retrouve dans l'exemple suivant:

Si le moyen-âge a une littérature et un art, il n'a pas de philosophie qui lui soit propre (Gilson, TLF)

Si le moyen-âge a une littérature, un art, il n'a pas de philosophie qui lui soit propre

On peut préciser que dans ce cas l'importance accordée au second terme ne repose pas nécessairement sur une hiérarchie objective: en soi, bien sûr, l'art n'est pas plus important que la littérature, mais, même pour le locuteur, qui se contente par ce bégaiement syntaxique de souligner la pertinence de la référence à l'art.

D'autres emplois se prêtent mal à la juxtaposition:

bel et bien / * bel, bien

Hier matin, lui et moi avons bavardé au salon, près du feu (Green, TLF)

* Hier matin, lui, moi, avons bavardé au salon, près du feu Un mot enfin pour savoir s'il faut t'écrire, et quoi (Valéry, TLF)

* Un mot enfin pour savoir s'il faut t'écrire, quoi

L'enfant et les sortilèges (Ravel, TLF)

* L'enfant, les sortilèges

Etrangement, c'est en position initiale que la présence du et paraît souvent introduire les différences les plus tranchées avec la juxtaposition:

Le Chevalier: (…) Tu m'as dit qu'on t'appelle Auguste, n'est-ce pas?

Auguste: Et ma femme Eugénie. (Giraudoux, TLF)

Le Chevalier: (…) Tu m'as dit qu'on t'appelle Auguste, n'est-ce pas?

? Auguste: Ma femme Eugénie.

La tournure isolée Ma femme Eugénie est tout à fait concevable, bien sûr, mais l'enchaînement du dialogue interdit de lui donner la même interprétation que lorsque le et est présent.

Il minaude et imitant la voix de Zazie:

- Devoir mon cul, qu'il déclare. (Zazie, p.40)

Il minaude, imitant la voix de Zazie:

- Devoir mon cul, qu'il déclare.

Ici, la tournure sans et désarticule l'organisation syntaxique qui sépare

minaude de imitant et rapproche imitant de l'incise qui suit. On citera enfin

les expressions plus ou moins stéréotypées où le et est cette fois nécessaire pour obtenir le sens idiomatique ou même indispensable:

Et pour cause / * Pour cause 3

3 Littré, à l'article cause et à propos de l'expression et pour cause cite ces vers de Molière : Laissez-moi passer

entre vous deux, pour cause ; Je serai mieux en main pour vous conter la chose . Il est clair que cet emploi sans et

Et comment ! / Comment !

Et de deux ! / * De deux !

Et alors ? / Alors ?

Et ta soeur ? / Ta soeur ?

Et encore ! / Encore !

Deux conclusions s'imposent de ces quelques données:

1) le fait que la juxtaposition soit la plupart du temps substituable à la coordination par et semble indiquer que et n'est pas un mot-outil qui aurait pour fonction de coordonner. En effet, la simple juxtaposition coordonne également4. On peut alors expliquer pourquoi les et initiaux sont moins facilement remplaçables par la juxtaposition: c'est qu'il n'y a pas, par définition, de juxtaposition possible puisque précisément le et est initial. En gros, si le et est remplaçable par une juxtaposition on peut dire qu'il repose sur une coordination mais qu'il n'est pas par lui- même un outil coordonnant, et s'il n'est pas remplaçable par une juxtaposition c'est généralement dans des cas où son statut coordonnant est déjà problématique. On peut donc contester que et soit un mot-outil.

2) Mais d'autre part, le fait que la substituabilité de et et de la juxtaposition soit accompagnée de modifications de sens sensibles montre que et n'est pas non plus un mot vide, même s'il est indéniable qu'il ne peut référer à un objet du monde. Seulement on ne peut rattacher ces particularités sémant iques à la distribution de et . En effet, la seule propriété distributionnelle significative de et est une certaine forme d'identité syntaxique (à préciser) entre les

4 Comme le dit Tesnière (1959), "Le moyen le plus simple de joncter deux noeuds est la juxtaposition. Il y a alors absence de jonctif, ce que l'on peut exprimer en terminologie grammaticale en disant que le jonctif est zéro." (p. 327). Dik (1968) reprend la même idée (p.25 s.) et pour S.Allaire (1977), "il va de soi que le terme de coordination englobe (…) à la fois le phénomène de juxtaposition marqué par la virgule et le phénomène de coordination proprement dite représenté par et ." (p. 344).

éléments qu'il "coordonne". Or on a vu que et ne "coordonne" pas vraiment par lui- même. Il faudrait plutôt dire qu'il se combine avec ce qu'on appelle la coordination. Il n'y a donc peut-être pas de et sans coordination, mais la coordination n'exige pas la présence de et . C'est pourquoi il est très difficile d'étudier l'emploi de ce mot et en particulier de reconstruire son organisation sémantique et son intégration syntaxique. La seule manipulation qui permette de contrôler les hypothèses échafaudées par le linguiste c'est, encore une fois, la suppression de et .

Dans le document Et essai de description linguistique (Page 40-44)