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Pour une extension du concept d'isotopie

Dans le document Et essai de description linguistique (Page 153-158)

DEUXIEME PARTIE

7) Pour une extension du concept d'isotopie

Rôle du prédicat

Nous avons évoqué plus haut le problème des limites du concept d'isotopie. La question semble tout à fait parallèle à celle que nous venons d'évoquer, à propos du contraste entre thème/rhème et "sujet"/ prédicat. La différence repose sur le domaine de validité: la relation thème/rhème telle que je l'ai interprétée concerne les relations entre énoncés ou même des éléments plus complexes ; la relation "sujet"/prédicat vaudrait à l'intérieur de l'énoncé. Le problème est de savoir si cette frontière est justifiée ou s'il ne suffit pas d'un seul couple de concepts fonctionnant dans des domaines différents. Il me semble que ce qui justifie cette frontière c'est le rôle du prédicat. A l'intérieur de l'énoncé, toutes les relations sont dépendantes d'un prédicat principal. On pourrait dire que l'unité énonciative est définie par l'unité prédicative. Au contraire, et par voie de conséquence, les relations entre énoncés sont des relations entre noyaux prédicatifs indépendants. Cela signifie que, à l'intérieur d'un énoncé, tous les éléments sont réinterprétés en fonction de leur relation avec le prédicat dominant. Cela explique en particulier pourquoi la notion de complément circonstanciel ou des notions équivalentes ont toujours été difficilement applicables. Elles reposent en effet sur le postulat d'une autonomie entre le prédicat et le complément en question, alors que probablement, comme je viens de le dire, tous les éléments d'un énoncé sont susceptibles d'être interprétés en fonction de leur relation avec le prédicat dominant. Par exemple, dans la phrase suivante,

Il était une fois quatre brigands qui habitaient une caverne dans la forêt (40 petits contes, p.4)

le dernier complément à l'intérieur de la relative sera généralement considéré, dans l'analyse syntaxique, comme un complément choisi indépendamment du verbe auquel il est relié, et donc comme un complément circonstanciel ou un circonstant. Seulement quelle que soit l'analyse syntaxique que l'on propose, l'interprétation de dans la forêt n'est absolument pas autonome par rapport à ce qui précède. La forêt devient à la fois le lieu où habite les brigands et celui où se trouve la caverne. Le complément se trouve ainsi en forte relation de dépendance par rapport au prédicat habiter . Tout se passe donc comme si le complément circonstanciel occupait une place d'argument indirect du prédicat et non une place parfaitement autonome. Le seul type de relation présent à l'intérieur d'un énoncé serait alors la relation argument/prédicat. Ce qu'on appelle la relation "sujet"/prédicat est simplement le choix d'une des relations argument/prédicat présentes dans un énoncé15.

En revanche, la relation thème/rhème qui caractérise les composantes d'un discours et les relations entre énoncés n'implique aucune relation préstructurée. En conséque nce, alors que la relation "sujet"/prédicat est largement dépendante de la structure prédicative sur laquelle elle se définit, la relation thème/rhème construit une relation totalement nouvelle.

L'isotopie intégrative, entre prédicat et discours

Selon moi, il se produit un phénomène de même type en ce qui concerne l'isotopie. L'isotopie discursive (qui est en fait l'isotopie au sens propre)

15 On retrouve là, sur un terrain sémantique, les conceptions de Tesnière sur le sujet, qui "est un complément comme les autres" (1959: p.109).

conditionne directement l'interprétation des éléments lexicaux16 et bien sûr des liens entre énoncés, comprena nt notamment les phénomènes anaphoriques. Mais on sait d'autre part que l'interprétation de certains éléments lexicaux ou anaphoriques est liée à la nature du ou des prédicats dont ils dépendent.

Par exemple, dans l'histoire des quatre brigands, il est dit qu'

ils ne savaient pas faire le ménage (ibid.)

Cette précision s'interprète ici directement en rapport avec le fait mentionné juste avant qu'ils habitaient une caverne dans la forêt . En effet, le rapprochement entre les deux indications implique que le ménage serait nécessaire compte tenu du fait qu'ils habitent une caverne. Ce n'est donc pas leur capacité générale qui est en jeu mais le besoin d'assurer les tâches matérielles dans leur caverne. Du coup ils vont

chercher une belle fille qui s'occuperait d'eux (ibid)

On opposera à ces phénomènes d'isotopie discursive ceux qui concernent l'interprétation d'éléments dépendant d'un prédicat. Ainsi on distinguera

boire un verre

et

casser un verre

Ou bien

Il s'est cassé le bras

et

Il a franchi le bras

16 Cela signifie notamment que les niveaux linguistiques n'ont pas une structure strictement emboîtée ou gigogne, contrairement à ce qui est souvent présupposé. L'articulation d'un phonème, voire d'un trait phonologique, peut très bien (sans nécessairement qu'intervienne un contrôle conscient)recevoir une valeur discursive. C'est pourquoi il peut y avoir un art de la diction. Mais ce n'est pas une exclusivité réservée aux textes littéraires et on peut dire, pour paraphraser Du Marsais, il se fait autant d'effets de diction dans une conversation banale au téléphone que dans une représentation théâtrale.

Or, dans le cas qui nous concerne ici, aucune des deux formes d'isotopie ne semble exactement convenir. L'isotopie prédicative paraît beaucoup plus contraignante que les phénomènes équivalents mis en jeu par et . D'un autre côté, l'isotopie discursive n'est pas suffisante pour expliquer certaines contraintes interprétatives portant sur les éléments reliés par et . Par exemple, dans

Pierre et sa femme

sa renvoie a priori exclusivement à Pierre . En fait, les éléments reliés par et

perdent leur autonomie l'un par rapport à l'autre et ne sont pas simplement en pure compatibilité, comme dans l'isotopie discursive, ils sont complémentaires, comme on l'a vu plusieurs fois. Ces propriétés font de et une sorte de prédicat mais dont le contenu est peu différencié. On pourrait alors formuler l'hypothèse que l'isotopie perceptible dans les emplois de et est une isotopie prédicative mais dont le caractère vague est lié à la faible différenciation du prédicat lui- même. Cela expliquerait que l'isotopie créée par et ressemble à une isotopie discursive, le prédicat marqué par et se ramenant à la mise en place d'un domaine isotopique. En fait, le prédicat marqué par et se caractérise, comme on l'a vu, par sa faible portée référentielle. Mais, même si c'est à un niveau abstrait, il est relativement spécifique: rappelons qu'il correspond à une unification à partir d'une addition.

Si l'on tire toutes les conséquences de cette définition, on pourrait distinguer en réalité trois types d'isotopie: 1) l'isotopie prédicative proprement dite, où le prédicat instaure des relations fortement contraintes et hiérarchisées entre les arguments directs et indirects, le lien avec le prédicat étant la source de l'isotopie, ce qui fait que l'extension du domaine isotopique

dépend des capacités de saturation du prédicat, 2) l'isotopie discursive, où les règles d'interprétation du discours limite l'extension interprétative des relations entre les énoncés, la capacité d'extension du domaine isotopique étant en théorie pratiquement infinie, 3) dans le cas de et, le domaine isotopique est créé par addition d'un unique élément, addition qui est la source de la hiérarchisation des éléments reliés par et , ce qui crée un domaine prédicatif très strictement délimité et par voie de conséquence un domaine isotopique très strictement délimité aussi. La particularité originale de et est que le nouveau domaine qu'il construit peut à son tour s'inclure dans un nouveau domaine structuré par un nouveau et . C'est notamment le cas du fameux et puis , qui permet de rajouter indéfiniment des éléments à une liste ou à un récit, comme dans:

Après le bouillon, il y avait du boudin …, et puis après du foie gras (…), et puis un entremets, et puis du café … (Zazie, p.22)

Il me semble que le rôle isotopique de et est très important car c'est ce qui permet de construire des sortes d'étapes maniables dans le cours du discours. Il crée des unités discursives qui sont autant de zones strictement délimitées où la pensée a le temps de rattraper la parole.

Cet angle de vue discursif sur le fonctionnement de et peut permettre de mieux comprendre la particularité des phénomènes de dissymétrie occasionnés par et . L'isotopie prédicative est d'emblée impliquée dès le départ par le choix du prédicat, c'est une sorte de propriété intrinsèque du prédicat. L'isotopie discursive "survole" d'une certaine façon les relations entre énoncés. Elle repose sur l'intégration des énoncés dans le discours. Mais là aussi, il s'agit d'une propriété intrinsèque du discours. L'isotopie produite par et semble être le résultat d'un processus dynamique. En effet, l'élément

qui précède et n'anticipe en rien la présence de et . Inversement, une fois que le et et l'élément qui le suit sont donnés, l'élément précédent perd son autonomie. Il se produit alors une double intégration: l'élément qui suit et se trouve greffé sur l'élément qui le précède et cet élément à son tour perd sa relation directe avec ce à quoi il était antérieurement rattaché, il forme avec l'élément introduit par et une nouvelle unité globale à laquelle il transmet sa relation d'origine avec le contexte. Cette unité fonctionne justement comme un domaine isotopique et on peut dire que l'isotopie n'est pas donnée mais construite à partir de l'intégration des éléments reliés par et . On pourrait alors donner à cette forme particulière d'isotopie le nom d'isotopie intégrative17.

Dans ces conditions, il n'est pas étonnant que les phénomènes d'asymétrie n'ait pas la même portée en présence de et que dans les cas de simple juxtaposition. Alors que le et intègre tout ce qu'il contribue à relier dans un nouveau domaine isotopique, y compris ce qui le précède, les éléments juxtaposés sont simplement intégrés dans le domaine isotopique du prédicat dont ils dépendent et dans le domaine isotopiq ue du discours où ils apparaissent.

Il peut être intéressant maintenant de revenir aux exemples de symétrie et d'asymétrie proposés au début de cette partie.

Dans le document Et essai de description linguistique (Page 153-158)