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Et et les chiffres

Dans le document Et essai de description linguistique (Page 55-60)

PREMIERE PARTIE

6) Et et les chiffres

La valeur d'addition numérique est relativement cruciale pour tester notre hypothèse, dans la mesure où on peut s'attendre à ce qu'elle représente le prototype de la valeur additive de et , elle-même généralement considérée

comme fondamentale. Or il me semble que là aussi il faut faire attention à ne pas confondre le sens et l'effet de sens. Voici quelques exemples du TLF:

Deux et deux font quatre cent francs et quelques Deux ans et trois mois

On peut évidemment voir dans le et de ces exemples une marque de l'addition, à peu près l'équivalent de "à quoi s'ajouter" ou "plus". Mais encore une fois la logique des nombres n'est pas forcément celle de la langue : ce qui compte ici, c'est moins l'addition en elle- même que l'idée de somme, qui n'est, après tout, qu'un autre aspect de l'addition. Seulement l'addition est une opération, alors que la somme est le résultat de cette opération. Ce qui importe, c'est donc plutôt que les entités numériques reliées par et forment un ensemble d'un certain point de vue quantitatif: total arithmétique, somme totale d'argent, durée globale. En somme, c'est l'idée que l'ensemble numérique forme un tout qui est primordial dans ces emplois, et non la valeur additive.

On pourrait toutefois s'interroger sur les raisons qui font que la présence de et dans les noms de nombre composés est aussi capricieuse: on dit vingt et

un , soixante et onze mais vingt-deux , quatre-vingt-un , cent un, mille un

(mais les mille et une nuits ). Sans compter qu'il y a certainement eu des variations dans l'histoire du français ou même dans les variétés dialectales actuelles. Le TLF cite un "soixante et quinze ans" d'A.Daudet, par exemple. En ce qui concerne les mille et une nuits , on remarquera qu'il ne s'agit pas forcément d'un véritable nombre. Il s'agit plutôt d'une des façons de nommer l'innombrable, le et ayant précisément pour fonction de mettre en relief ce paradoxe d'un ensemble unifié d'éléments innombrables. Pour les autres cas,

il n'est pas facile de trouver d'explication satisfaisante, notamment à partir de la valeur d'unification, qui vaudrait aussi bien pour la série avec et que pour celle qui en est dépourvue. L'explication phonétique (nombre commençant par une voyelle) ou morphologique (nombre variable en genre) ne présentent pas un caractère de généralité, comme nos exemples semblent le montrer. On notera toutefois que les faits sont plus complexes qu'il n'y paraît. Si l'on supprime le et dans les nombres terminés par un/une , le nom de nombre précédent se termine par une consonne: vingt , contrairement à cent , se termine par une consonne, quand il est suivi d'un autre nombre. Deux solutions phonétiques sont alors possibles: ou bien on choisit (en théorie) la prononciation du nombre simple, donc sans consonne finale, mais en hiatus, comme dans cent un , ou bien on choisit la prononciation du nombre retenue quand il est suivi d'un second nombre, donc avec consonne finale, comme dans vingt-deux . La première solution aurait pu être retenue, mais il est probable que deux phénomènes d'intégration s'y sont opposés: 1) celle dans la série des noms de dizaines qui, quand ils ne se terminent pas par vingt lui-même, se terminent tous par une consonne; 2) l'intégration dans la série des nombres commençant par vingt, qui se prononcent tous avec la consonne finale de vingt . Le cas de l'hypothétique *vingt-un n'est donc pas identique à celui de cent un . Il n'est pas non plus comparable à mille un , pourtant a priori formé sur la même base phonétique. En effet, on remarquera qu'il y a sans doute deux prononciations de ce nombre complexe: avec ou sans frontière de mot devant un

.

Sans frontière de mot, on est exactement dans le cas de *vingt-un . Mais avec frontière, mille garde sa consonne, ce qui ne serait pas le cas de vingt . En conséquence, le cas de *vingt-un est réellement isolé dans le système morpho-phonétique du français et on peut voir là une

des explications de l'insertion de et . En effet, cette insertion permet de bénéficier à la fois de la consonne finale de vingt , typique de son emploi dans les nombres composés de la série de la vingtaine, et de l'hiatus devant un , qui permet de conserver l'autonomie phonétique, morphologique et sémantique du nom de l'unité. Il est clair enfin que la valeur unificatrice de et s'accorde parfaitement avec la constitution d'une entité numérique complexe9.

7) Conclusion

Pour récapituler un peu, on peut donc dire que, en ce qui concerne les coordinations de "termes" ou de "groupes de termes", il est relativement simple de rattacher l'essentiel des emplois répertoriés par le TLF à une valeur fondamentale d'unification. Cela ne signifie pas obligatoirement que l'unification est la clé unique et suffisante des emplois de et , mais la possibilité d'utiliser cette valeur pour décrire ces emplois permet au moins de contester le caractère de "mot-vide" ou de pur coordonnant souvent attaché à

et .

En particulier, la notion d'unification permet de supposer une certaine conceptualisation à la base du fonctionnement de et qui ne le réduit pas à un pur opérateur formel.

B Valeur unificatrice et coordination de phrases

Si l'on passe maintenant aux exemples où et relie des phrases, le concept d'unification reste-t-il pertinent ? En II B, parallèlement au I B, le TLF énumère ce qu'il appelle des "effets de sens" et "valeurs sémantiques de la

9 Le cas de quatre-vingt-un et de quatre-vingt-onze est différent du cas de vingt et un , car les deux premiers termes forment un ensemble qui risquerait d'être perturbé si l'on intercalait un et entre les deux derniers : quatre vingt et un ,

coordination". On va tenter maintenant de confronter les exemples et leur interprétation par le TLF et l'hypothèse du concept d'unification.

1) Le et d'insistance

Une première série d'exemples est censée introduire "un ajout, une précision supplémentaire, une explication, avec valeur d'insistance, de renchérissement":

Je vois entrer, et pas plus tard qu'hier, quelque camarade ou quelque collègue (Fargue, TLF)

Utiliser un objet dont on n'a pas le guet, parce qu'on l'a eu pour rien, et cela quand on est dans la grande aisance (Montherlant, TLF) Mes préparatifs faits, et la chose ne fut pas longue, je sortis (Dumas père, TLF)

Quelle que soit l'interprétation syntaxique et sémantique que l'on donne de ces exemples, la valeur d'unification s'y impose sans équivoque. En effet, dans chacun de ces exemples, intuitivement, on peut dire que ce qui est posé c'est la coexistence de deux versions d'une même assertion. Celle qui est introduite par et a une valeur généralement plus forte que la version qui la précède et c'est cette gradation qui est décrite par le TLF comme une "valeur d'insistance, de renchérissement". Nous reviendrons sur cette valeur, mais on peut noter pour l'instant qu'elle ne doit pas être confondue avec ce qui la rend possible: l'idée de coexistence des deux versions, le et contraignant à ne pas séparer la seconde de la première. De même on notera qu'il ne faut pas confondre cet effet du concept d'unification et l'idée d' "ajout", de "précision supplémentaire" ou d' "explication". Ces idées sont liées au processus plus ou moins anaphorique de reprise, sous forme de variante, de la même assertion.

Mais ce n'est pas la valeur propre de et qui est ici en cause mais le rapport entre les propositions qu'il relie. Le concept d'unification rend possible la valeur additive mais ce n'est pas la même chose.

Dans le document Et essai de description linguistique (Page 55-60)