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Introspection et description

Dans le document Et essai de description linguistique (Page 28-33)

Pour revenir aux données de l'introspection, précisons qu'en fait c'est le linguiste lui- même, en tant que locuteur singulier qui en est le principal support et garant. Tous les exemples traités, qu'ils émanent de son propre fonds ou de corpus rassemblés, passent par leur réinterprétation vivante et la plus naturelle possible (sorte de simulation). C'est précisément cette reproduction interne qui est le véritable laboratoire du linguiste. Le travail descriptif suppose en fait, de la part du linguiste, un double mouvement. En effet, la reproduction interne donne lieu à des tentatives de projection entre l'énoncé reproduit et la norme qui est censée en être l'origine. Il s'agit de reconstruire alors le prototype du phénomène étudié en ébauchant diverses hiérarchisations des composantes de l'énoncé, en élaborant des hypothèses sur leur rôle et leur interprétation respectifs, tout en serrant au plus près les intuitions données par la reproduction interne. Il s'agit en fait de tenter de déceler dans le phénomène étudié ce qui relève de l'appartenance à une certaine communauté linguistique et donc de reconstruire un modèle de locuteur "désindividualisé". On espère arriver ainsi à un modèle collectif de la subjectivité et de l'individu tels qu'ils sont impliqués dans l'acte locutif.

Mon approche de la langue se trouve ainsi caractérisée par trois aspects: 1) l'importance accordée à la dimension sociale et culturelle ;

2) le rôle donné à l'intériorisation plutôt qu'à l'expressivité ou à l'extériorisation, ce qui, paradoxalement, éloigne la langue de sa dimension psychologique dans le temps où le rôle de la subjectivité est réaffirmé;

3) le domaine locutif reste profondément spécifique, contrairement à beaucoup d'approches cognitivistes, et au lieu d'être ancré dans les structures

mentales il trouve sa source dans une "vision de la langue" (et non du monde) qui est un produit de l'héritage social et culturel.

12) Problèmes de constitution du corpus

Revenons maintenant à l'étude de et. Le premier problème pratique que j'ai eu à résoudre a été de chercher une source d'exemples. La méthode que je viens d'exposer (sans doute comme beaucoup d'autres méthodes de travail en linguistique) repose en effet crucialement sur la constitution d'un corpus d'exemples suffisamment vaste et varié. Ce que je cherche à explorer est moins, on l'a vu, la frontière entre le dicible et l'indicible que les intuitions caractéristiques des emplois de et. Cela signifie notamment que les propriétés distributionnelles ne sont pas a priori significatives, et surtout qu'elles ne sont pas équivalentes en ce qui concerne leur caractère révélateur ou leur pertinence. La constitution du corpus doit donc prendre en compte la dimension partiellement aléatoire de la recherche. On vise moins alors l'exhaustivité, difficilement concevable dans cette perspective, qu'une variété suffisante pour accroître les chances de susciter des intuitions révélatrices.

L'idéal serait évidemment de pouvoir déployer soi- même son propre corpus spontané. Mais, curieusement, ce type de travail semble peu réalisable: c'est la fonction de la collection du corpus de faire surgir cette compétence étonnamment passive que nous avons en nous. Peut-être est-ce là d'ailleurs un argument en faveur de la conception de la langue que j'ai présentée à l'instant: nous avons du mal à dissocier la parole de l'interaction sociale. Dans les conceptions linguistiques courantes, on explique cette difficulté à constituer un corpus à partir de sa seule conscience de

locuteur/linguiste en ayant recours aux dichotomies langue/parole, type/occurrence ou compétence/performance. Le linguiste se doit de "purifier" les données de ses irrégularités ou de ses éléments contextuels "externes", pour ne retenir que les structures proprement linguistiques, syntaxiques ou sémantiques. Le problème est qu'il me paraît difficile de savoir d'avance ce qui est "externe" et ce qui est "interne" dans la langue. C'est cette difficulté même qui me semble plaider en faveur d'une conception moins distributionnelle et moins structurale de la langue et des données linguistiques.

Il est frappant que les descriptions systématiques de et ou de la coordination par et que j'ai relevées dans les grammaires et les dictionnaires courants n'ont que l'apparence de l'exhaustivité et ne m'ont semblé valoir que par les exemples qu'ils donnent. Les exemples, même s'ils sont nombreux dans certains de ces ouvrages (c'est le cas notamment du Trésor de la langue

française ), ne sont pas une garantie d'exhaustivité ou même de variété

suffisante, car ce sont précisément des exemples, c'est-à-dire qu'ils illustrent des critères de classement souvent très formels qui, sans être contestables en eux- mêmes, ne reposent pas sur une analyse linguistique véritable. Ces critères peuvent constituer un repère utile mais ils sont proprement invérifiables de surcroît car ils ne sont accompagnés d'aucune justification explicite. Il faut ajouter que l'absence de contexte discursif rend l'interprétation de ces exemples parfois acrobatique.

Une autre source d'exemples qui se présente naturellement est constituée par la presse écrite. Mais son utilisation pose quelques problèmes. Il y a d'abord une grande dispersion des exemples: il faut dépouiller une grande quantité d'articles pour obtenir une variété suffisante. Cela n'empêche pas d'y

avoir recours à l'occasion mais plutôt au hasard des lectures. D'autre part, la situation de communication propre à la presse écrite limite beaucoup la variété des exemples. D'autant que, enfin, la langue de la presse écrite, si incorrecte qu'elle puisse paraître parfois, est le plus souvent conventionnelle, respectueuse du bon usage et en fait peu spontanée dans l'ensemble. Il se produit en particulier un fort décalage entre la fréquence du et attendue a priori et sa fréquence réelle dans ce type de document, surtout si l'on y associe la variété recherchée.

En fait, même si beaucoup d'emplois de et ne sont pas réservés à un seul type d'usage, beaucoup d'autres cependant appartiennent à un style conversationnel ou familier. On pourrait s'attendre de ce fait à rencontrer une assez grande variété de et dans les interviews publiées dans la presse écrite. En réalité ce type d'article apparaît souvent sous une forme moins spontanée qu'on pourrait s'y attendre, à la fois parce que les propos enregistrés sont nettoyés de certaines hésitations, reprises, incorrections, et autres caractéristiques de l'oral, et aussi parce que le cadre d'une interview destinée à la publication écrite influence certainement l'auto-surveillance linguistique des interlocuteurs. Il faut d'ailleurs dire que le caractère oral d'une production linguistique n'est jamais une garantie de sa spontanéité ni même de son authenticité: on répète et l’on copie beaucoup ce qu'on a lu ou entendu, sans qu'il s'agisse nécessairement de ce que Coseriu appelait le "discours répété". Inversement le caractère écrit d'une production linguistique n'est évidemment pas une preuve de son absence de spontanéité ou d'authenticité. Ceci notamment parce que beaucoup de phénomènes linguistiques échappent à la conscience, ou du moins à l'attention du locuteur l. J'ajoute qu'il faut bien s'entendre sur l'utilisation des corpus: les exemples recensés, rappelons- le,

n'ont de valeur que comme support de l'interprétation qu'en donne le locuteur/linguiste. C'est pourquoi, en lui- même, un exemple n'a pas valeur de fait incontestable. Même s'il y a plus de spontanéité et d'authenticité dans les corpus oraux que dans les corpus écrits, ce n'est donc qu'une question de degré.

Le caractère oral d'un corpus se trouve ainsi moins essentiel à l'analyse linguistique qu'il n'y paraît. Sur le plan pratique, de surcroît, un corpus oral - si intéressant soit-il, encore une fois - complique pas mal la tâche du linguiste. Il faut les enregistrer pour pouvoir les vérifier et les contrôler. Les noter au fur et à mesure n'est pas toujours facile et rend le plus souvent complexe la description du contexte général. La consultation des données est plus longue et même fastidieuse, sauf si on passe par le medium par nature suspect de l'écrit. Bref, en ce qui me concerne, les inconvénients du recours aux corpus oraux m'ont paru l'emporter sur ses avantages et je n'ai donc pas utilisé de corpus oraux systématiques pour élaborer mes données sur et

.

Le travail reste à faire et sa réalisation aurait certainement beaucoup d'intérêt. Reste les textes de type littéraire. Curieusement, ces textes renferment souvent une densité et une variété d'exemples d'emplois de et tout à fait remarquables, pourvu notamment qu'ils comportent un grand nombre de dialogues de style plutôt détendu. C'est le cas par exemple des romans policiers ou de romans qui mettent en scène des dialogues d'une langue "populaire". Malgré le caractère artificiel de ce type d'usage, puisque l'écrivain ne parle généralement pas comme les personnages qu'il fait parler, dans la mesure où l'on cherche plus une variété d'exemples et une sorte d'aide-mémoire, ce type de texte s'avère plutôt riche et stimulant, sans être bien sûr suffisant. J'ai utilisé notamment, comme on l'a déjà constaté, Zazie

dans le métro de Queneau, où abondent toutes sortes de et. Le recours à des

textes littéraires de ce genre offre un autre avantage non négligeable, c'est que ces textes se donnent généralement à eux- mêmes leur propre contexte. En tout cas, celui-ci est souvent plus homogène et plus accessible. Cela facilite l'interprétation des exemples, y compris quand ils atterrissent dans les fiches du linguiste, séparés de leur contexte initial. Celui-ci est alors plus facile à retrouver que dans des emplois du tout-venant.

En ce qui concerne la quantité d'exemples, je dirai que dans ma perspective, où l'analyse linguistique repose sur une exploration approfondie des intuitions sémantiques et syntaxiques destinée à permettre de mieux cerner leur nature, plutôt que sur l'examen des variations distributionnelles, c'est la singularité révélatrice et des moyens suffisants de vérifier la pertinence des hypothèses qui sont recherchés et non, comme je l'ai dit, l'exhaustivité. C'est donc la complexité et l'imbrication de phénomènes linguistiques pas trop définis à l'avance qui m'intéressent, plus que la recherche de règles ou de fonctionnements généraux et de leurs stimulantes anomalies, qui nécessite des parcours très vastes de grandes masses de données. En somme je conçois mon travail comme une exploration des microstructures de la langue, comme une microlinguistique. C'est pourquoi j'ai travaillé sur un nombre relativement limité d'exemples, chacun d'entre eux m'apparaissant comme une voie d'accès riche et polyvalente aux aspects de la fonction locutive mis en jeu par et .

Dans le document Et essai de description linguistique (Page 28-33)