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nd – Une jurisprudence des droits de l’Homme essentielle dans le combat contre les violences sexuelles des conflits armés

Section Seconde – La complémentarité essentielle des Droits de l’Homme dans la lutte contre ces violences en conflits armés

Paragraphe 2 nd – Une jurisprudence des droits de l’Homme essentielle dans le combat contre les violences sexuelles des conflits armés

Comme l’a très justement relevé Hans-Joachim Heintze, « L’une des grandes faiblesses du DIH réside certainement dans le niveau peu développé de ses mécanismes de mise en œuvre, très peu efficaces »155. La question des mécanismes de sanction pour les violences sexuelles ne faisant pas exception à ces faiblesses. C’est donc vers les mécanismes de mise en œuvre des droits de l’Homme qu’il faudra se pencher.

En 1982 une première évolution avait débuté lorsque, dans l’affaire Chypre contre Turquie, la Commission européenne avait estimé que l’État Turque avait manqué à ses obligations en ne prenant pas les mesures appropriées pour empêcher et sanctionner des viols de masse commis par ses combattants contre les femmes chypriotes grecques. Ces viols étant alors considérés comme des traitements inhumains au regard de l’article 3 de la CEDH applicable au conflit entre la Turquie et Chypre.156

La première véritable condamnation emblématique en matière de sanction des violences sexuelles en conflits armés à travers le prisme des droits humains est le jugement Aydin contre Turquie de la Cour européenne des droits de l’Homme (CrEDH)157. « For the first time, it recognized that an act of rape could constitute torture »158. C’est en effet à travers l’interdiction de la torture, pour protéger les droits de l’Homme, que la jurisprudence contre les violences sexuelles verra le jour.

Le premier apport intéressant de cette décision se trouve à son paragraphe 83 par lequel les juges soutiendront que :

« […] Le viol d'un détenu par un agent de l'Etat doit être considéré comme une forme particulièrement grave et odieuse de mauvais traitement, compte tenu de la facilité avec laquelle l'agresseur peut abuser de la vulnérabilité de sa victime et de sa fragilité. En outre, le viol laisse chez la victime des blessures psychologiques profondes qui ne s'effacent pas

155 HEINTZE (H.-J.), « Recoupement de la protection des droits de l’Homme et du droit international

humanitaire (DIH) dans les situations de crise et de conflit », Op. Cit., p. 126.

156 MCGLYNN (C.), "Rape, torture and the European convention on human rights", Op. Cit., p. 570. 157 CrEDH, Aydin c. Turquie, Arrêt, Affaire 57/1996/676/866, 25.09.1997.

158 MCGLYNN (C.), "Rape, torture and the European convention on human rights", International and Comparative Law Quarterly, Vol. 58 (3), July 2009, pp. 565-566.

aussi rapidement que pour d'autres formes de violence physique et mentale. La requérante a également subi la vive douleur physique que provoque une pénétration par la force, ce qui n'a pu manquer d'engendrer en elle le sentiment d'avoir été avilie et violée sur les plans tant physique qu'émotionnel. »159

Cette décision est donc essentielle en ce qu’elle assimile pour la première fois le viol à un mauvais traitement. Mais elle est de surcroît centrale en ce qu’elle reconnaît les conséquences dommageables physiques et mentales d’un viol. Rappelons-nous, avec les Conventions de Genève et leurs Protocoles additionnels, le viol n’était qu’une atteinte à la dignité, à l’honneur, exclu des infractions graves au DIH. Or, avec cet arrêt, les juges reconnaissent « the seriousness of the wrong of rape in violating the sexual autonomy of individuals. »160 Le viol doit être sanctionné comme étant une atteinte à l’intégrité physique et mentale. Ils vont même jusqu’à reconnaître, et cela représente une avancée considérable, que c’est une atteinte encore plus destructrice que les autres atteintes physiques car elle ne se guérirait pas aussi facilement et laisserait de graves séquelles à long terme.

Un second apport de cette jurisprudence est toutefois encore plus décisif quant à la lutte contre les violences sexuelles et à la reconnaissance de leur gravité puisque les juges soutiendront, paragraphe 86, que :

« Dans ces conditions, la Cour est convaincue que l'ensemble des actes de violence physique et mentale commis sur la personne de la requérante et celui de viol, qui revêt un caractère particulièrement cruel, sont constitutifs de tortures interdites par l'article 3 de la Convention. La Cour serait d'ailleurs parvenue à la même conclusion pour chacun de ces motifs pris séparément. »161

Ainsi, le viol est désormais perçu comme si grave qu’il peut constituer un acte de torture. Plus encore, chacun des actes que la victime a subi lors de sa détention constitue en lui-même un acte de torture. Car elle a, entre autres, également été humiliée nue publiquement.162 Cette jurisprudence sera alors perçue comme si évidente et si essentielle qu’elle sera entérinée, comme nous le verrons ultérieurement, par celle des juges internationaux pénaux.163

Mais si cette évolution en situation de conflit armé a été rendue possible, c’est certainement parce qu’elle avait déjà commencé a être opérée en contexte de paix.

159 CrEDH, Aydin c. Turquie, Op. Cit., par. 83.

160 MCGLYNN (C.), "Rape, torture and the European convention on human rights", Op. Cit., p. 571. 161 CrEDH, Aydin c. Turquie, Op. Cit., par. 86.

162 Idem., par. 84. 163 Voir Partie 2 Chap. 1.

En 1985, dans l’affaire X et Y c. Pays-Bas, la CrEDH avait condamné l’État pour une législation qui n’avait pas permis de sanctionner des violences sexuelles sur une enfant handicapée mentale.164 N’assimilant cette violence qu’à une violation de la vie privée, et non à un acte de torture, pas même à un acte inhumain,165 les juges avaient toutefois relevé que la protection de la vie privée « recouvr[ait] l’intégrité physique et morale de la personne et compren[ait] la vie sexuelle »166. Ainsi, le lien entre violences sexuelles et intégrité physique et morale, plus que dignité et honneur, avait vu le jour. De surcroît, la Cour avait estimé que les États avaient l’obligation d’interdire les violences sexuelles dans leur législation criminelle, et pas seulement civile.167

Les affaires S.W. c. Royaume-Uni et C.R. c. Royaume-Uni, toutes deux de 1995, sont également très importantes dans l’évolution de la criminalisation des violences sexuelles, notamment le viol. Dans la première décision, les juges estimeront que :

« Le caractère par essence avilissant du viol est si manifeste qu’on ne saurait tenir le résultat des décisions [des juridictions nationales] - d’après lesquelles le requérant pouvait être reconnu coupable de viol quelles que fussent ses relations avec la victime - pour contraires à l’objet et au but de l’article 7 […] de la Convention, qui veut que nul ne soit soumis à des poursuites, des condamnations ou des sanctions arbitraires […]. De surcroît, l’abandon de l’idée inacceptable qu’un mari ne pourrait être poursuivi pour le viol de sa femme était conforme non seulement à une notion civilisée du mariage mais encore et surtout aux objectifs fondamentaux de la Convention dont l’essence même est le respect de la dignité et de la liberté humaines. »168

Cette affirmation, similaire dans la seconde affaire169, témoigne d’une réalité dont la compréhension est primordiale pour saisir les enjeux et la difficile criminalisation des violences sexuelles, même en temps de paix : il y a tout juste vingt ans, en Europe, certains individus estimaient encore qu’ils avaient le droit légitime de violer leur propre épouse. Comment alors imaginer que ces mêmes personnes condamnent de tels actes ? Qui plus est en période chaotique de conflit armé, où la victime est une étrangère, souvent « ennemie de la nation ».

164 MCGLYNN (C.), "Rape, torture and the European convention on human rights", Op. Cit., p. 570. 165 CrEDH, X et Y c. Pays-Bas, Arrêt, Requête n°8978/80, 26.03.1985, par. 34.

166 Idem., par. 22. 167 Idem., par. 27.

168 CrEDH, S.W. c. Royaume-Uni, Arrêt, Requête n°20166/92, 22.11.1995, par. 44. 169 CrEDH, C.R. c. Royaume-Uni, Arrêt, Requête n°20190/92, 22.11.1995, par. 44.

En conclusion, c’est finalement grâce au Droit international des droits de l’Homme applicable en conflits armés que les violences sexuelles seront pour la première fois qualifiées d’actes portant atteintes à l’intégrité physique et mentale de la victime. En effet, alors que le Droit des conflits armés, au travers des Conventions de Genève et leur Protocole Additionnel, prenait soin de séparer cette forme de violence d’avec, par exemple, les traitements inhumains et les mutilations, c’est le juge des droits de l’Homme qui les assimilera.

Cependant, si les décisions en matière de droits de l’Homme sont importantes, elles conservent une limite : il ne s’agit que de contrôler si les États ont pris les mesures appropriées pour criminaliser les violences sexuelles au niveau national. Dans l’affaire Aydin c. Turquie que nous avons exposée, ce ne sont pas les auteurs des viols qui ont été sanctionnés par la CrEDH, mais l’État pour ne pas les avoir empêchées. Il ne s’agit pas pour les juges des droits de l’Homme de condamner directement l’auteur réel, c’est-à-dire l’individu à l’origine de ces actes.170 Pour cela, il faudra attendre une nouvelle évolution, l’émergence du Droit international pénal. C’est en effet à travers ces règles secondaires applicables aux conflits armés que la réelle mesure des violences sexuelles dans ces contextes sera prise, et que des individus seront poursuivis individuellement par une cour internationale.

170 DIVAC OBERG (M.), « Le suivi par le Conseil de l'Europe du conflit en Tchétchénie », Annuaire français de droit international, Vol. 50, 2004, pp. 773-775

CHAPITRE SECOND – UNE INTERDICTION RENFORCÉE PAR

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