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1. La dégradation des ressources naturelles : “ perceptual and socially defined ”

1.3. Les théories des représentations sociales et leur application

1.3.2. Etudier les représentations sociales

1.3.2.2. Jean Pierre Darré : le système de pensée

J.P Darré (1985), nous fournit, dans le contexte d’une problématique de recherche proche de la nôtre, une méthodologie d’analyse de discours en vue d’une analyse de ce qu’il appelle les systèmes de pensée.

Darré s'inspire des travaux de Benveniste et Bakhtine, lesquels s'intéressent, à travers l'étude de la parole, à la confrontation des valeurs sociales, contenues dans les diverses représentations.

Pour Bakhtine, la parole ne fait pas que transmettre les représentations des groupes sociaux mais elle est également le milieu, le support sur lequel ces représentations se construisent à travers le dialogue quotidien. "Le mot constitue le milieu dans lequel se produisent de lentes accumulations quantitatives de changements qui n'ont pas encore eu le temps d'engendrer une forme idéologique nouvelle et achevée. Le mot est capable d'enregistrer les phases transitoires les plus infimes, les plus éphémères des changements sociaux" (Bakhtine, 1929 cité par Darré, 1999 : 178).

Il y a donc au cours des échanges quotidiens un glissement du sens des mots. Ainsi, les différentes classes sociales utilisent la même langue, les mêmes mots mais ces mots n'ont pas le même sens. Et Bakhtine précise que pour que l'objet auquel le mot se réfère déclenche une réaction "sémiotico-idéologique", il doit être lié aux conditions socio-économiques du groupe et toucher aux bases de son existence matérielle. Ainsi, il y a une lutte de sens qui se superpose à une lutte de classe : "la parole est l'arène où se confrontent des valeurs sociales contradictoires" (Bakhtine, op. cit.).

Benveniste complète cette analyse. Il distingue dans la langue, deux modes distincts de signifiance qui se combinent : le sémiotique et le sémantique. Le sémiotique se réfère au signe, il est stable et reconnu par tous. Le sémantique se réfère au discours, fait appel à un ensemble de référents attribué par les différentes classes sociales qui l'adaptent ainsi à leur propre sphère d'intérêts (Benveniste, 1974, cité par Darré, 1999).

J.P. Darré (1985) utilise les travaux de ces auteurs pour traiter, à travers un fait technique (l’alimentation du troupeau), la confrontation des systèmes de pensée d’agriculteurs et techniciens d'une commune agricole française. Son analyse vise un but pratique : lever les incompréhensions, permettre le dialogue entre ces acteurs. Il nous fournit ainsi une méthodologie précise d'étude de la parole comme moyen d’accès au système de pensée.

Le système de pensée se caractérise par son sujet : il est collectif. Dans le cas de l’étude de J.P. Darré, il s’agit du groupe professionnel local (“les agriculteurs d’une commune ou son extension, la communauté technique”). Ce groupe est coactif au moins dans un domaine, celui de la construction d’un sens commun, de connaissances, de normes qui est la condition de toute autre forme de coopération. Les normes sont produites au niveau du groupe mais sont mises en œuvre au niveau de l’unité de production.

Deux notions sont importantes pour la compréhension du système de pensée : celle de référent et celle de point de vue, empruntée à Prieto (Prieto, 1975, cité par Darré, 1999). Ce qui donne sens à un discours, ce qui le rend compréhensible n’est pas la connaissance de l’objet auquel celui qui parle se réfère, mais la connaissance de la relation qu’il entretient avec cet objet. Ainsi pour nous, ce qui doit nous permettre de comprendre ce que pensent les agriculteurs de leurs pâturages, n’est pas tant la connaissance de leurs pâturages eux-mêmes, que la connaissance de leur relation aux pâturages. C’est cette relation qui constitue le référent, elle est socialement localisée. Ainsi les référents des éleveurs et techniciens ne sont pas les mêmes. Eleveurs et techniciens ne parlent pas de la même chose ; ils ne se réfèrent pas à la même réalité. Ceci car leurs points de vue, définis par les coordonnées techniques et sociologiques du groupe, sont différents. Et c’est à partir de ce point de vue, et non pas des conditions objectives elles-mêmes, que se juge la pertinence des connaissances, c’est à leur capacité à être mobilisables en tant qu’outil au service de cette relation.

Il ne s’agit donc pas dans la perspective de Darré, d’opposer comme cela est fait couramment, un savoir scientifique, qui serait le seul valable car correspondrait à une description objective des choses, à un savoir populaire qui serait une déformation, sous l’effet de croyances, idéologies, d’une réalité.

Pour Darré, tous les individus vivent dans le même monde réel mais chaque individu retient d'un objet les traits qui sont pertinents de son point de vue objectivement défini par ses pratiques matérielles et sa position sociale. Position sociale et pratique matérielle sont donc les éléments essentiels pour comprendre les différences de représentations sociales qui doivent être abordées à travers le discours des acteurs.

Darré (1993) propose une méthodologie permettant, à travers l'étude du dialogue entre agriculteur et technicien, de mettre à jour des formes de connaissances -des systèmes de pensée- associées à des pratiques matérielles, et de les confronter aux descriptions scientifiques de la réalité. Il s'agit d'étudier la façon dont l'agriculteur organise la réalité et l'évalue et en quoi cette organisation diffère de celle du technicien. Pour cela, Darré repère dans le travail d’analyse du discours, trois étapes :

- usages et contextes : considérant que le sens des mots se définit par leur usage, que les

mots tirent leur sens de la phrase (et non l’inverse), il s’agit de repérer dans quel contexte les mots que l’on veut étudier apparaissent, à quoi ils sont associés, opposés, comment ils sont qualifiés, quelles fonctions leur sont attribuées, quelles relations sont établies avec d'autres objets...

- les systèmes de classement : “ l’ensemble des usages d’un mot fait apparaître un

ensemble de traits, par lesquels les objets sont distingués les uns des autres, et par lesquels ils sont conçus en classe ” (Darré, 1985 : 56). Ainsi, l’analyse des usages et contexte fait apparaître que certains mots sont systématiquement associés aux mêmes traits. Ces mots sont alors rassemblés dans la même classe.

- les principes de classement : il s’agit dans une troisième étape de mettre à jour la logique

qui préside à ce système de classement. Ceci peut se faire en repérant les classes qui sont opposées et à travers l’examen des séquences de raisonnement présentes dans le discours.