6.2 Analyse des bilans exergétiques
6.2.3 Les irréversibilités évitables et inévitables : état de l’art
Pour augmenter la pertinence des bilans exergétiques, et en particulier disposer d’une définition plus fine du terme d’irréversibilité, des auteurs se sont intéresses aux différentes "formes" d’irré- versibilités. Afin d’évaluer le réel potentiel d’amélioration des bilans exergétiques et répondre aux enjeux technico-économiques, Feng et al. (1996) proposent une méthode basée sur le calcul des parts inévitables (INE) et évitables (EVI) de l’irréversibilité (Équation (6.4)).
I = IIN E+ IEV I (6.4)
L’irréversibilité inévitable y est définie comme la quantité d’exergie détruite ne pouvant être évitée pour des raisons technico-économiques. Les auteurs proposent également une procédure de calcul de l’irréversibilité inévitable pour certaines opérations unitaires (chambre de combustion, échan- geur de chaleur, machines tournantes). L’irréversibilité évitable représente alors le réel potentiel d’amélioration d’un procédé. Un cycle de co-génération permet d’illustrer cette méthodologie.
Dans la littérature, une terminologie différente peut être trouvée pour ces concepts. Brodyansky et al. (1994) introduisent ainsi les termes d’irréversibilités techniques et structurelles. Les irré- versibilités techniques sont directement liées à la performance technique du système étudié et peuvent être réduites en améliorant la technologie (e.g. par une meilleure isolation thermique). Les irréversibilités structurelles peuvent quant à elle être réduites exclusivement par une modifi- cation de la structure globale du procédé. Une cause d’irréversibilité structurelle peut être, par exemple, la différence de chaleur spécifique de deux flux échangeant de la chaleur. La présence d’irréversibilité structurelle doit conduire à modifier la structure du procédé pour accroitre l’ef- ficacité exergétique. Chang & Li (2005) désignent ces deux types d’irréversibilité par les termes
intrinsèque et extrinsèque.Kotas (1985) préfère, pour sa part, utiliser les termes d’irréversibilités
évitable et intrinsèque.
Tsatsaronis & Park (2002) puisCziesla et al.(2006) présentent également une procédure générale pour calculer les irréversibilités évitables et inévitables et l’appliquent à l’étude d’un système de cogénération (turbine à gaz avec régénération). L’approche diffère alors de celle de Feng & Zhu (1997) dans la mesure où elle rapporte l’irréversibilité inévitable à la quantité d’exergie produite réellement. Il ne s’agit donc plus de l’irréversibilité minimale obtenue pour une quantité d’exergie consommée fixe mais, de l’irréversibilité inévitable pour produire une quantité fixe de produit. En effet, pour Feng & Zhu (1997), l’irréversibilité inévitable est calculée à partir de l’équation (6.5) alors que Tsatsaronis & Park (2002) utilisent l’équation (6.6).
IIN E = Iconditions optimales théoriques (6.5)
IIN E = (Exergie produite)réel·
Iconditions optimales théoriques
(Exergie produite)conditions optimales théoriques (6.6)
Illustrons le calcul de l’irréversibilité inévitable à travers l’exemple du compresseur K-101 du
6.2 Analyse des bilans exergétiques
procédé ammoniac.
Compresseur K-101
Ce compresseur fonctionne actuellement avec une efficacité isentropique de 75 %. Dans la littérature, les efficacités isentropiques "maximales" varient entre 85% et 98%. Dans le cadre de cette exemple, nous choisirons 90 %.
Pour le cas nominal, l’exergie produite s’élève à 178,65 kW pour une consommation
exergétique de 209,30 kW. L’irréversibilité est alors de 30,66 kW. Dans les conditions théoriques, c’est-à-dire avec une efficacité isentropique de 90 %, le même compresseur avec la même alimentation consomme 174,42 kW pour produire 163,77 kW. L’irréversi- bilité est de 10,64 kW.
L’irréversibilité inévitable avec la méthode de Feng & Zhu (1997) s’élève alors à 10,64
kW et l’évitable à 20,02 kW tandis que pour Tsatsaronis, l’obtention de la même quantité d’exergie produite en sortie de compresseur nécessite la destruction inévitable de 11,61 kW. Ainsi, 19,05 kW d’irréversibilité sont a priori évitable.
IIN E = (Exergie produite)réel·
Iconditions optimales théoriques
(Exergie produite)conditions optimales théoriques
= 178, 65 · 10, 64
163, 77 = 11, 61 kW
Cette distinction a largement été appliquée pour l’analyse de systèmes essentiellement thermiques. Letableau 6.2 dresse un récapitulatif non exhaustif de ces études.
Les approches de Feng & Zhu (1997) et de Tsatsaronis & Park (2002) reposent sur la définition préalable, plus ou moins arbitraire, d’un point de fonctionnement "optimal" (Tsatsaronis & Park, 2002;Rocco et al.,2014). Les auteurs font, par exemple, le choix d’une efficacité isentropique de 90% pour les machines tournantes, sans vraiment le justifier.
Sur le papier, chacune de ces approches semble accessible et facilement applicable. Cependant, des points flous comme le choix des paramètres à considérer pour l’évaluation de l’irréversibilité inévitable empêchent la généralisation et l’automatisation de la méthode dans un simulateur de procédés. En effet, mis à part dans (Feng & Zhu, 1997) et (Cziesla et al., 2006), peu de formules génériques permettent l’évaluation des irréversibilités inévitables. L’automatisation de ces approches en vue de leur implémentation dans un simulateur demeure donc une tâche délicate.
Le concept d’irréversibilité inévitable permet de cibler, de manière plus ou moins arbitraire, les opérations unitaires présentant le meilleur potentiel d’amélioration. Néan- moins, ce calcul nécessite une connaissance a priori des techniques d’amélioration des
Chapitre 6
équipements (préchauffe des alimentations de la chambre de combustion, diminution de la température minimale d’approche pour les échangeurs, etc.). De plus, une fois la valeur de l’irréversibilité inévitable calculée, et ainsi les opérations unitaires au meilleur poten- tiel d’amélioration ciblées, aucune indication n’est fournie sur la voie d’amélioration à adopter.
Tableau 6.2 – Récapitulatif des études exploitant la distinction évitable/inévitable
Auteur(s) Sujet d’étude Choix & Résultats
Cziesla et al.(2006) Cogénération Proposition de formules sur diffé- rentes opérations unitaires
Morosuk & Tsatsaronis(2008) Cycle de refroidissement par absorption
Tsatsaronis & Morosuk(2010) Cogénération nouvelle génération (regazéi- fication du LNG et production d’électri- cité)
Efficacité isentropiques et ∆T fixés
Bahiraei et al.(2011) Echangeurs à serpentins
Petrakopoulou et al.(2012) Site de production d’utilités
Boyano et al.(2012) Reformage du méthane - production d’hy- drogène
Wei et al.(2012) Procédé de distillation Reflux imposé. ∆T imposés pour les Bouilleurs et Condenseurs
Gungor et al.(2013) Pompe à chaleur à moteur à gaz Présentation des résultats sous forme de camembert
Vučković et al.(2014) Procédés thermiques Endo/Exogène + Inévitable/Évi- table
Vatani et al.(2014) Procédé LNG Efficacité Isentropique (90%) et ∆T = 5◦C ou 0.5◦C
Açıkkalp et al.(2014b,a) Production d’électricité à partir de gaz na- turel
Tan & Keçebaş(2014)
Réseau de chauffage urbain
Keçebaş & Hepbasli(2014)
L’annexe E propose une approche de calculs des irréversibilités inévitables pour certaines opéra- tions simples (échangeurs de chaleur, mélangeurs, machines tournantes). Les réacteurs chimiques, dont les contraintes techniques sont plus difficiles à appréhender et donc à automatiser, ne sont pas traités.