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D’une invisibilité relative à une invisibilité absolue : processus et cheminement de construction de l’oubli

I. Le risque karstique : un risque invisible

1. D’une invisibilité relative à une invisibilité absolue : processus et cheminement de construction de l’oubli

La motivation première pour se débarrasser de ces munitions, jugées dangereuses et obsolètes, réside dans la sécurisation des dépôts terrestres afin de ne plus avoir à revivre les catastrophes comme celles de Dailly et de Mihtolz-Blausee. Aussi, l’immersion des munitions est conduite dans une logique de sécurité préventive, validée par le CF. Entre mai 1948 et le printemps 1949, le CF a décidé que « 2500 tonnes de munitions d’artillerie devaient être détruites lors d’une action exceptionnelle »137. 1 290 tonnes de munitions ont été immergées dans le lac de Thoune, 280 dans le lac de Brienz, 500 dans le lac d’Uri et 530 dans le bassin de Gersau du lac des Quatre-Cantons. Dès son engagement, le largage se poursuit à un rythme irrégulier jusqu’aux années 1960. Les ultimes immersions se déroulent en 1963 dans le lac de Thoune et en 1967 dans le lac d’Uri138. Au total, sur les 8000 tonnes de munitions et de reste de munitions immergées au cours du XXe siècle, plus précisément entre la fin des années 1940 et la fin des années 1960, près d’un tiers se compose de munitions de la Seconde Guerre mondiale et 95 % reposent dans le lac de Thoune, de Brienz et des Quatre-Cantons139.

À l’opposé de la visibilité qui peut être définit « comme la simple qualité pour un objet d’être vu plus ou moins nettement dans un espace donné »140, l’invisibilité en matière de munitions doit être définie comme une soustraction de ce qui est jusque-là visible. Si la visibilité en question renvoie à la notion de danger et de menace, le non-visible offre les conditions de la mise en œuvre d’une gestion efficace de la peur et de la crainte en détruisant visuellement

137 Département fédéral de la défense de la protection de la population et des sports (DDPS), Résumé – Étude historique concernant le dépôt et l’immersion des munitions dans les lacs suisses, Berne, 2004, p. 2.

138 Département fédéral de la défense, de la protection de la population et des sports (DDPS), Munitions immergées dans les lacs préalpins : repêchage inutile, Berne, 3 février 2012. [en ligne]

http://www.vbs.admin.ch/content/vbs-internet/fr/verschiedene-themen-des-vbs/umweltthemen-des-vbs/munitionen-in-schweizer-seen.detail.nsb.html/43324.html (consulté le 22.08.17)

139 Ibid.

140 Tardy Jean-Noël, « Visibilité, invisibilité. Voir, faire voir, dissimuler », Hypothèses, 2007/1, n°10, pp. 15-24 ; 17. DOI 10.3917/hyp.061.0015

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l’objet même de ces dernières. Si l’immersion peut être définie comme le fait de «plonger entièrement quelque chose, le corps de quelqu’un dans un liquide et, en particulier dans la mer »141, l’acte d’immerger représente plus que cela. Il peut être décrit comme une action délibérée de soustraire à la collectivité un problème par le simple jeu de l’effacement visuel de l’objet.

Bien que selon des témoins, elles auraient été menées de plein jour au vu des populations riveraines, le dépôt des munitions dans les lacs suisses n’a semble-t-il suscité aucun émoi. Au-delà du ballet des navettes entre rives et lacs, aucun chantier spécifique ne peut susciter l’inquiétude des populations sur les opérations de largage. De plus ce largage porte en lui-même toutes les garanties de sécurité telles que la conscience environnementale de l’époque pouvait les concevoir. Le risque environnemental n’est pas conscientisé comme aujourd’hui et la pollution des eaux par les munitions déposées ne fait l’objet d’aucune connaissance scientifique particulière. À l’inverse, le ballet des navettes entre rives et lacs peut avoir relevé, pour les populations, du bon sens gestionnaire en écartant définitivement la menace des catastrophes de Daily et de Mitholz-Blausee. Cette phase opérationnelle d’immersion bénéficie par ailleurs pleinement de la culture du secret propre à la conduite des affaires militaires. Même si la Suisse a construit sa défense stratégique sur le monde de la conscription citoyenne et milicienne, l’armée y représente ce grand corps qui agit en marge d’un espace public de débat et de discussion. Conformément au surnom donné à l’armée, à savoir la Grande muette, la culture du secret semble inhérente à tout espace militaire. Céline Bryon-Portet invoque trois raisons pour justifier cette situation : le caractère sensible des informations liées aux opérations militaires ; la neutralité politique des soldats ; le devoir de réserve des membres de l’institution142. Dès lors, la liberté d’expression des militaires est très souvent restreinte au maximum, ce qui illustre un décalage important avec la société moderne démocratique favorable à la liberté de circulation, au droit à l’information, principalement véhiculé par les médias, ainsi qu’à la transparence143. De par la culture du secret inhérente à cette armée de milice,

141 Dictionnaire Larousse – Immersion. [en

igne] http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/immerger/41694 (consulté le 22.08.17)

142 Bryon-Portet Céline, « La culture du secret et ses enjeux dans la Société de communication », Quaderni, 2011/2, n°75, pp. 95-103 ; 96-97. DOI 10.4000/quaderni.410

143 Ibid., p. 97 et 99.

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l’absence de toute publicité entourant ces immersions est légitimée par : (i) le caractère sensible de l’information en vue de pouvoir conduire des opérations militaires en cas d’agression extérieure ; (ii) la nécessité de conserver une neutralité politique parmi les soldats et la population ; (iii) le devoir de réserve dévolu à tout membre de l’institution militaire.

Sur le plan technique, l’immersion restaure donc bien la logique opératoire de l’armée habituée à travailler dans le secret sans pression émanant des autorités et/ou de la population civile. L’immersion des munitions est un exemple parmi d’autres où la légitimation du non-dit trouve son fondement dans le fonctionnement même de l’armée ainsi que sur le fait que le public n’a pas besoin de tout savoir sur les actions menées par les militaires. Cette démarcation entre professionnels et profanes illustre une valeur fondamentale que partagent les militaires, à savoir l’esprit de corps144.

L’immersion des munitions dans les lacs suisses apparaît bien a posteriori, représenter la phase préalable nécessaire et incontournable du processus en marche de la construction de l’oubli. Dans un temps même où les questions environnementales ne relève pas d’une conscience publique, les navettes des militaires sur les lacs ont pu relever d’une banale opération classique d’entraînement ou de gestion opérationnelle et stratégique de simulation.

L’acte d’immersion, pratique éphémère, permet à l’invisibilité du dépôt de s’installer de manière instantanée.

Le caractère banal du dépôt des munitions par les militaires dans les lacs suisses, pour échapper à la condition d’événement extraordinaire au profit d’un non-événement pourrait permettre d’expliquer dans une seconde phase l’absence de documentation sur le processus même employé. Les analyses quantitatives des pièces vouées à être immergées et retrouvées partiellement ne sont pas accompagnées de cartographies des dépôts voués eux-mêmes à l’oubli des administrations militaires et civiles. Il faudra attendre l’étude du Département fédéral de la Défense de la Protection des Populations et des Sports (DDPS) de 2004145 pour pouvoir recueillir des informations précises sur

144 Caplow Théodore, et Pascal Venesson, Sociologie militaire : Armée, Guerre et Paix, Armand Collin, Paris, 2000.

145 Département fédéral de la défense, de la protection de la population et des sports (DDPS), Historische Abklärungen zu Ablagerungen und Munitionsversenkungen in Schweizer Seen, Berne, 2004.

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certains dépôts lacustres. « Le temps s’écoulant, le secret ayant régi l’opération produit l’oubli du côté des opérateurs et des institutions publiques. Les souvenirs s’estompent et la mémoire disparaît »146. Plusieurs éléments justifient que cette analyse puisse s’appliquer à notre cas d’étude. Les immersions ont été menées sur une vingtaine d’années - de la fin des années 1940 à la fin des années 1960 – mais cette pratique était conduite uniquement de manière irrégulière et ponctuelle avec un nombre restreint de personnel.

D’autant plus qu’au fil du temps, le nombre de témoins diminue, ce qui rend difficile, voire impossible la collecte de données entourant ces pratiques. « La mémoire peut alors devenir un véritable enjeu lorsque l’oubli s’avère organisé pour éviter un mode décision publique. En l’absence de mémoire ravivée par les acteurs, l’oubli peut être organisé de façon à effacer les traces d’un passé qui permettraient, si la mémoire en était conservée, de rendre publics les signes tangibles d’un risque. Par conséquent, le travail de mémoire a pour corollaire l’oubli afin de satisfaire deux exigences antagonistes : se souvenir afin de prendre des décisions fondées sur la sélection d’événements passés, ou bien oublier afin de pouvoir envisager de nouvelles solutions »147.

L’invisibilité des dépôts, tout en facilitant l’oubli, est parallèlement renforcée par la mise en œuvre d’un processus d’oubli de la mémoire administrative constituée par l’absence de mise en archives des documents relatifs à ces immersions. « Même si à l’époque, les grands lacs [suisses] étaient souvent utilisés comme décharges pour toutes sortes de matériaux, il y a très peu de documents conservant les traces de tels actes. D’un côté, on ne voulait pas trop informer le public et la presse, et de l’autre on ne voyait pas l’utilité de bien documenter l’élimination des déchets »148.

La perte d’identité visuelle et la perte de mémoire administrative explicitent la perte de l’événement dans la mémoire des populations avoisinantes. Sans doute, cette tendance a-t-elle été fortement confortée par la prégnance en

146 Charrière Elodie et Rémi Baudouï, « De la difficile émergence d’une controverse écologique – Le cas du dépôt des munitions dans les lacs suisses après la Seconde Guerre mondiale », Éthique publique, 2016|1, n°18, p. 5. DOI 10.4000/ethiquepublique.2398

147 Bretesché Sophie et Marie Ponnet, « Le risque environnemental entre oubli et gestion du passé : le cas d’une ancienne mine d’uranium française », Annales des Mines – Gérer et comprendre, 2013/1, n°111, pp. 15-24 ; 22. DOI 10.3917/geco.111.0015

148 DDPS, Investigations historiques, p. 3.

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Suisse de l’imaginaire culturel d’un territoire propre des cimes jusqu’au fond des lacs déployé depuis la seconde moitié du XIXe siècle et conforté au tournant du XXe siècle par les expositions nationales et le village suisse. En 1917, c’est en pleine Première Guerre mondiale, qu’est créé l’Office national du Tourisme. Il est chargé de promouvoir à l’étranger l’image d’une Suisse paisible, protégée par ses montagnes. Le bonheur alpin réside dans une prodigalité de la nature et de la qualité des eaux de ses lacs et de ses rivières qui font de cette nation un véritable havre de paix et de paradis terrestre pour touristes à la recherche de légèreté, insouciance et simplicité. Les affiches et publicités tant pour les hôtels de luxe, que pour les villes consacrent les images iconiques des montagnes, des lacs, des glaciers, de la neige immaculée, des loisirs nautiques, pour rappeler que la Suisse offre à ses visiteurs un cadre naturel d’exception.

Dans le cas du lac Léman, son attrait touristique149 est à porter au crédit de la somme de différents paramètres tels que l’usage des eaux thermales et minérales, les vertus de son microclimat vantées dès le XVIIIe siècle, la fascination intellectuelle dès la période des Lumières, où « le lac est un des pôles d’attraction majeurs pour le voyage individuel, pratiqué par des étrangers »150 ainsi que l’image littéraire du lac promue dès le XVIIIe siècle, comme par exemple avec le livre de William Coxe, Letters on the civil and political state of Switzerland. Alors que les auteurs romantiques et contemporains français retranscrivent dans leurs récits de voyage ou de séjour leurs impressions de la Suisse, les musiciens et les peintres viennent y puiser leur inspiration. Ainsi, les œuvres artistiques ont grandement œuvré à répandre le mythe paysager de la Suisse. Constamment entretenu par les campagnes de publicité, les récits des voyageurs, le roman et le folklore, l’imaginaire d’ « une Suisse au-dessus de tout soupçon »151 qui perdure jusqu’à aujourd’hui, a sans nul doute pleinement mais indirectement participé à l’effacement de la mémoire collective du dépôt des munitions dans les lacs suisses.

149 Guichonnet Paul, Nature et histoire du Léman – Le Guide du Léman, Editions Cabédita, Yens sur Morges, 2007.

150 Ibid., p. 202.

151 Ziegler Jean, Une Suisse au-dessus de tout soupçon, Paris, Seuil, 1976.

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Le processus absolu d’invisibilisation du dossier fut donc la résultante d’un ensemble de facteurs convergents qui ont été les suivants : les conditions mêmes d’immersion dans les lacs, l’absence de conscience environnementale, la politique du secret maintenu par l’armée, l’effacement de la mémoire administrative du processus d’immersion, la prégnance d’un imaginaire touristique de la Suisse immaculée. Avec le temps, aucune trace, aucune preuve visuelle de ces immersions ne persiste, ainsi l’oubli progresse, au point de se confondre avec la notion d’invisibilité. A contrario, les traces résultant de la catastrophe de Dailly entretiendront le souvenir car elles « resteront pour longtemps visibles aussi bien dans la montagne que dans l’esprit des gens »152.