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CHAPITRE II : LES BASES CEREBRALES DU LANGAGE ECRIT

I. INTRODUCTION : LANGAGE ET CERVEAU

I.1. De l’aphasiologie à la neuroimagerie fonctionnelle

La caractérisation de la neuroanatomie du langage a été l’objet d’un nombre considérable de travaux de recherche depuis la fin du XIXème siècle. A la suite de fameuse

description par Paul Broca en 1861 d’un patient présentant des troubles du langage oral consécutifs à une lésion de l’hémisphère gauche, l’étude de patients aphasiques porteurs de lésions cérébrales (approche « anatomo-clinique ») s’est progressivement développée. Ces travaux ont conduit dans les années suivantes à un certain nombre de découvertes qui sont encore bien souvent d’actualité. Ainsi, le modèle classique de l’anatomie du langage développé à cette époque propose l’existence d’une aire frontale de l’hémisphère gauche dédiée à l’expression, la planification et l’exécution de la parole (l'aire de Broca; Broca, 1861) et une aire plus postérieure dédiée à la réception, l’analyse et l’identification des stimuli linguistiques (l'aire de Wernicke; Wernicke, 1874). Une déconnexion de ces deux aires, reliées anatomiquement par le faisceau arqué, conduirait à des symptômes aphasiques spécifiques, tels qu’une incapacité à répéter à l’oral un mot entendu (Lichtheim, 1885). Il sera montré que la reconnaissance visuelle des mots elle aussi peut être affectée de manière spécifique (i.e. sans trouble de la parole et de

l’écriture). Les lésions provoquant cette incapacité à lire, l’alexie, découleraient de lésions cérébrales localisées dans le gyrus angulaire gauche (Dejerine, 1891).

Depuis cette époque et encore de nos jours, de nombreux neurologues et neuropsychologues ont utilisé cette méthode consistant à étudier les relations entre la localisation d’une lésion, souvent découlant d’un accident vasculaire cérébral (ou AVC), et les symptômes ou déficits cognitifs qui en découlent. En effet, les AVC, qui surviennent lorsque l’apport sanguin dans une région du cerveau est interrompu par une occlusion d’une artère (accident ischémique) ou par la rupture d’un vaisseau sanguin (accident hémorragique), sont la forme la plus fréquente de lésion cérébrale chez les adultes. Ils peuvent survenir à n’importe quel endroit du cerveau et ainsi affecter les fonctions cognitives du patient de différentes manières. L’étude des compétences altérées ou préservées de ces patients offre ainsi l’opportunité aux chercheurs de faire progresser notre compréhension des relations entre comportement et structures cérébrales. Les classements des différents types d’aphasie découlant de ces travaux ont ainsi déjà permis d’en déduire une certaine cartographie anatomique du langage.

Les limites du modèle de l’aphasie pour la constitution des modèles théoriques du fonctionnement du système cognitif langagier sont pourtant nombreuses. Les aires du langage sont organisées en réseaux complexes et très interconnectés (Mesulam, 1990; Vigneau et al., 2006). Les déficits aphasiques ne résultent donc en général pas simplement d’une atteinte d’une aire corticale spécialisée pour un certain processus linguistique mais peuvent par exemple relever de l’atteinte de structures moins spécialisées qui lui sont connectées. Des lésions anatomiques situées à longue distance des aires spécialisées peuvent donc affecter les fonctions linguistiques (Blank, Scott, Murphy, Warburton, & Wise, 2002). Des phénomènes d’hypométabolisme à distance du site d’une lésion, le plus souvent réversibles, sont en effet observables au moyen de la neuroimagerie et connus sous le nom de diaschisis. Ainsi, les liens entre symptômes et lésions relèvent plus souvent d’un groupe d’aires que d’une aire circonscrite (Alexander, Hiltbrunner, & Fischer, 1989; Dronkers, Wilkins, Van Valin, Redfern, & Jaeger, 2004). L’évolution du patient peut aussi constituer une difficulté pour caractériser le réseau neuro- fonctionnel du langage sain. Les phénomènes de plasticité fonctionnelle et anatomique précoces et tardifs peuvent largement modifier l’organisation de ce réseau. L’implication de l’hémisphère droit dans le langage chez l’aphasique, mise en évidence par la neuroimagerie, et son rôle éventuel dans la récupération (Crosson et al., 2007) est un autre exemple de telles réorganisations fonctionnelles pouvant biaiser l’interprétation des liens symptôme-lésion. Le fait que les atteintes cérébro-vasculaires touchent plus fréquemment les sujets âgés représente

déjà une telle limite dans l’utilisation du modèle de l’aphasie pour décrire le fonctionnement normal.

Ce n’est donc qu’avec le développement dans les années 80 des techniques de neuroimagerie (TEP, IRMf, EEG ou encore MEG), qui permettent d’observer l’activité du cerveau engagé dans une tâche, que nos connaissances sur les substrats cérébraux des fonctions langagières chez le sujet sain ont subi un véritable essor. Une des premières expérimentations réalisée sur le sujet en TEP (tomographie à émission de positons) analysait par exemple les variations de débit sanguin cérébral lors de la perception passive de mots ou lors de leur prononciation orale (Petersen, Fox, Posner, Mintun, & Raichle, 1988). Ce type de travaux de neuroimagerie ont ainsi permis de mettre au jour la complexité et l’étendue des aires cérébrales impliquées (voir la Figure II-1 pour une localisation anatomique des principales régions corticales gauches impliquées dans les fonctions langagières). La quantité de travaux publiés, concernant le traitement auditif, la compréhension ou la production de la parole, la lecture, etc., a ainsi permis la conduction de plusieurs synthèses ou méta-analyses qui permettent de dresser un tableau assez complet de nos connaissances sur la neuroanatomie des fonctions langagières (Démonet, Thierry, & Cardebat, 2005; Hickok, 2009; Price, 2010; Price, 2012; Vigneau et al., 2006; Vigneau et al., 2011).

Figure II-1 : Localisation anatomiques des principales régions corticales de l’hémisphère gauche impliquées dans les fonctions du langage (Planton & Démonet, 2012).

Les fonctions langagières reposent donc principalement sur un ensemble de régions corticales de l’hémisphère gauche (bien que certains travaux mettent aujourd’hui en valeur les contributions du cervelet ; e.g. Murdoch, 2010; ou de l'hémisphère droit, voir Vigneau et al., 2011), avec, par exemple, le traitement de la parole au niveau du gyrus temporal supérieur et moyen ou le gyrus supramarginal, le traitement des mots lus dans le gyrus fusiforme, ou encore, la production orale dans le gyrus frontal inférieur. Pour une brève synthèse voir notre publication présentée en annexe (Planton & Démonet, 2012 ; Annexe 1).

I.2. Neuroimagerie de la lecture

Les fonctions linguistiques les plus spécifiques ont pu être étudiées (incluant la sémantique, la syntaxe ou la phonologie) au moyen de tâches diverses (production orale, dénomination d’images, lecture, décision lexicale, etc.) et en regard de cette profusion de travaux, la production écrite dont il sera question ci-après nous semble être longtemps restée relativement peu étudiée. L’écriture fait cependant appel à un ensemble de processus cognitifs dont certains sont à l’œuvre dans d’autres tâches linguistiques ; en particulier la lecture. Les modèles à double voie, évoqués précédemment pour décrire le processus d’écriture, la production du code écrit à partir de représentations abstraites (i.e. sémantique, phonologique, orthographique), s’appuient largement sur des modèles développés pour décrire et étudier la lecture : l’accès à ces représentations à partir d’un code écrit (modèles de Coltheart et al., 1993; Morton & Patterson, 1980; Patterson, 1986). La représentation phonologique d’un mot lu, à prononcer, peut en effet être récupérée via une voie lexicale ou directe (via le lexique orthographique) ou via une voie sous-lexicale indirecte ou phonologique procédant par conversion des graphèmes en phonèmes.

De nombreux chercheurs ont ainsi tenté d’identifier en neuroimagerie les bases cérébrales des différents processus de lecture, l’étude de cette compétence étant beaucoup plus facile d’accès que celle de l’écriture, qui implique un geste moteur et donc du mouvement (une absence totale de mouvement du sujet dans la machine est souvent nécessaire pour obtenir un signal de qualité). La question de l’existence d’une aire dédiée au traitement de la forme visuelle des mots a notamment fait l’objet de nombreux débats. Petersen, Fox, Snyder, et Raichle (1990) rapportent dès 1990 qu’une aire du cortex occipital, proche du gyrus lingual, serait active lors de la lecture de mots ou de pseudo-mots, mais pas lors de la lecture d’une chaîne de consonnes. Par la suite, une aire du gyrus fusiforme (aire de Brodmann 37), au niveau de la jonction occipito- temporale, activée 200 ms après la présentation visuelle d’un mot, a été identifiée via des tâches comportementales analogues et désignée par certains auteurs sous le nom de « Visual Word

Form Area » (VWFA) (Cohen et al., 2000; Dehaene, Le Clec'H, Poline, Le Bihan, & Cohen, 2002). Pourtant, sa réelle spécificité aux formes visuelles des mots a parfois été fortement contestée et est encore aujourd’hui discutée (Binder, Medler, Westbury, Liebenthal, & Buchanan, 2006; Price & Devlin, 2003; Vogel, Petersen, & Schlaggar, 2012).

La distinction entre les deux voies de la lecture s’appuie sur les profils de performances de certains patients, cérébro-lésés ou atteints de différentes formes de dyslexie, présentant des difficultés à lire certains types de mots (e.g. irréguliers) tout en ayant des capacités préservées pour d’autres types de mots (pseudo-mots). Il est ainsi relativement aisé de manipuler les stimuli dans une expérimentation en neuroimagerie pour tenter de dissocier les corrélats anatomo-fonctionnels de chacune des deux voies: mots vs. pseudo-mots, mots irréguliers vs. mots réguliers, voire lecture d’idéogrammes (Kanjis) vs. phonogrammes japonais (Kanas). Jobard, Crivello, et Tzourio-Mazoyer (2003) ont réalisé une méta-analyse portant sur 35 études ayant rapporté les résultats de telles comparaisons (leurs données incluaient aussi des données issues de tâches de décision lexicale, nécessitant l’accès au sens du mot, et de décision phonologique, nécessitant l’accès à la représentation phonologique). Ils rapportent n’avoir identifié aucune aire véritablement spécifique de la voie lexicale, du lexique orthographique. En revanche, les mécanismes de conversion phonème-graphème, particulièrement impliqués dans des tâche de lecture de pseudo-mots par exemple, reposeraient eux sur plusieurs aires : le gyrus supramarginal, le gyrus temporal supérieur et la pars opercularis du gyrus frontal inférieur. Ce travail a aussi confirmé l’existence de dissociations neurofonctionnelles entre les différents processus à l’œuvre dans les tâches de lecture. Au sein de la région frontale inférieure en particulier (aire de Broca), la pars opercularis serait concernée par les aspects phonologiques et les pars triangularis plutôt par les processus lexico-sémantiques.

La lecture est une compétence langagière qui, contrairement à la production orthographique écrite, a bénéficié très tôt du développement de la neuroimagerie. Elle est aujourd’hui étudiée, du niveau visuel perceptif jusqu’au niveau langagier, grâce aux techniques les plus avancées permettant de réunir les échelles de l’activité neuronale et du réseau d’aires cérébrales (e.g. Dehaene, Cohen, Sigman, & Vinckier, 2005; Grainger, Rey, & Dufau, 2008; Mechelli et al., 2005; Wandell, 2011) . Bien que les travaux sur l’écriture en tant que telle restent moins nombreux, nous avons pourtant de bonnes raisons de penser que les processus cognitifs impliqués, phonologiques et lexicaux, sont pour l’essentiel partagés par ces deux compétences au sein du cerveau (ce que des études récentes ne manquent pas de démontrer : Purcell, Napoliello, & Eden, 2011a; Rapp & Lipka, 2011). L’écriture est pourtant loin de se limiter à ces processus linguistiques « centraux », tel que la diversité des profils des patients atteints de troubles de l’écriture en témoigne.