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Chapitre 4 : Contexte historique et ethnographique

4.3 Intervention en contexte pluriethnique

La relation d’aide qu’entretiennent les intervenants en régionalisation et les personnes immigrantes, fait en sorte qu’il est important de se pencher sur la question d’intervention en contexte pluriethnique. C’est particulièrement en travail social que l’on retrouve des recherches sur le sujet (Bélanger, 2002 ; Legault, 2000 ; Brunel, 1989), mais également dans le domaine de la santé et des services sociaux (la réadaptation physique, sciences infirmières, etc.) ainsi qu’en éducation. Les intervenants qui travaillent dans ces contextes, comme les personnes immigrantes qu’ils servent, « doivent naviguer entre les normes des sociétés d’accueil et une diversité de visions par rapport à la « vie bonne » et au vivre-ensemble dans leurs organisations et institutions » (White, Gratton et Agbobli, 2017, p.8). Legault et Rachédi (2008) parlent de la pratique interculturelle comme d’une « réponse de terrain et une façon d’analyser les situations/problématiques d’une société pluraliste. L’approche interculturelle, pour sa part, est une méthode de communication et d’appréhension des problèmes, débouchant sur un type d’intervention adapté à la diversité » (p.102).

Un bref historique de l’approche interculturelle en travail social, présenté par Gagnon (2011), nous apprend que cette approche, dans les années 1970, était axée sur le migrant et la connaissance sur les cultures. Les années 1980 « marquent l’adoption de lois et le développement d’outils institutionnels prenant en considération l’aspect de plus en plus multiethnique de la population québécoise » (p.40), telles que la Charte de la langue française en

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1977 et le Programme d’aide à l’établissement et à l’intégration de 1985 (Legault et Rachédi, 2008). Dans ce contexte, on voit émerger l’inter-culturalisme qui porte de l’importance aux interactions et à l’interdépendance entre la culture majoritaire et les cultures minoritaires (Roy, Legault et Rachédi, 2008 dans Gagnon, 2011). El-Hage (2004) identifie Margalit Cohen- Emerique comme un des auteurs ayant le plus contribué, dans les années 1990, à l’essor de l’approche interculturelle en travail social. Cette dernière dira même que, au cours de cette décennie, l’approche interculturelle, ou plutôt la médiation interculturelle, est devenue un outil important dans la gestion de la diversité culturelle, aux côtés d’autres formes de médiations telles familiale et juridique (Cohen-Émérique, 1999).

Cette auteure sert de référence pour beaucoup dans le domaine du travail social21. Plusieurs propos de cette auteure nous permettent de nous faire une idée des particularités de l’intervention en contexte pluriethnique. Premièrement, chez les intervenants sociaux, elle note le manque de recul nécessaire pour faire le lien entre le dysfonctionnement individuel ou familial et les problèmes généraux, où se mêlent les différences culturelles, trajectoires migratoires, déracinement, etc. De plus, ils n’ont pas les clés culturelles pour distinguer une demande réelle de celle cherchant à tirer profit de la situation ou de l’intervenant. Deuxièmement, les difficultés additionnelles amenées par la migration sont difficiles à cerner pour les intervenants comme dans cet exemple de la perte d’espoir qui s’ajoute aux difficultés normales d’une situation de chômage. Troisièmement, dans de telles interventions, l’identité professionnelle est menacée lorsque la personne d’un groupe minoritaire impose ses codes ou que l’intervenant ne réussit pas à mettre à profit son expertise ; il se crée alors un sentiment d’impuissance, de dévalorisation ou

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autres réactions de défense. Sans oublier que les intervenants sont aussi victimes de préjugés qui peuvent être causés par une différente vision de leur rôle.

Lenoir-Achdjian et al. (2009) nomment d’autres difficultés de l’intervention qui émergent en contexte pluriethnique. Entre autres, au sein des organismes de soutien aux immigrants, il semble exister différentes conceptions des difficultés d’insertion et de manière plus prononcée en matière d’emploi. Chez les personnes immigrantes, consultées dans le cade de l’étude de Lenoir- Achdjian et al. (2009), celles-ci considèrent l’emploi comme un droit acquis à la réception du permis d’entrer au pays, du fait des promesses faites dans le processus d’immigration. Les intervenants, pour leur part, ne trouvent pas que leurs processus d’immigration devraient leur conférer un quelconque droit différencié de ceux des locaux. Ces immigrants considèrent également qu’il devrait y avoir davantage de mesures mises en place pour favoriser leur insertion, alors que les intervenants croient que c’est de la responsabilité de l’immigrant. Dans cette optique, les intervenants ont tendance à outiller les personnes immigrantes pour qu’ils développent leurs capacités à chercher un emploi, tandis que les immigrants voudraient que leur statut soit pris en compte dans les appuis mis à leur disposition. Enfin, toujours dans le cadre de l’étude de Lenoir-Achdjian et al. (2009), les immigrants se considèrent victimes de discrimination et de fermeture de la société d’accueil, en plus d’être victimes d’une « tromperie » sur les possibilités qui s’offraient à eux, au Québec. D’un autre côté, les intervenants rappellent que l’immigration est choisie et non forcée, et que ce choix doit être assumé.

Dans cette même recherche (Lenoir-Achdjian et al., 2009), les auteurs révèlent l’impuissance vécue par les intervenants en contexte pluriethnique, sous plusieurs formes. Cette impuissance se vit dans les limites de leur marge de manœuvre ou face à la discrimination indirecte dont sont victimes leurs usagers et aussi dans l’absence de pouvoir pour inciter les

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employeurs à embaucher des immigrants. Peut-on aussi souligner qu’ils se retrouvent dans une position inconfortable lorsqu’un employeur, potentiel partenaire, fait montre de discrimination directe à l’endroit d’un de leurs usagers. Ces difficultés font office de filtres d’interprétation aux difficultés des immigrants. Pour se protéger contre le sentiment d’impuissance, les intervenants auraient tendance à octroyer aux clients la responsabilité de leurs échecs à trouver un emploi, comme mentionné ci-haut. Ces interprétations seraient donc des mécanismes de défense. Ces filtres se superposeraient indirectement aux discriminations et pourraient être source de discrimination systémique.

Danielle Gratton, anthropologue et psychologue spécialisée en relations interculturelles (2013), présente un cadre commun d’analyse des situations interculturelles, puisqu’en son absence, « chacun analyse les situations selon son idéologie personnelle, disciplinaire ou politique, et selon des impressions ou des informations partielles » (White et Gratton, 2017). C’est sur les « situations interculturelles »22 que ce cadre d’analyse pose le regard. En observant l’acte à poser qui, selon elle, expose les limites des rencontres interculturelles et les adaptations nécessaires, Gratton (2013) montre notamment que les intervenants doivent prendre conscience des limites des modèles utilisés dans leur culture (individuelle ou organisationnelle) et de la nécessité d’utiliser une approche interculturelle pour répondre aux besoins spécifiques en contexte pluriethnique (Gratton, 2009). Dans sa thèse, elle identifie quatre barrières qui jouent sur l’accessibilité et sur l’adéquation des services pour les personnes immigrantes :

La première renvoie à l’ordre économique et aux données macro et comprend notamment le statut migratoire, la seconde concerne les barrières linguistiques et la troisième vient de la méconnaissance des institutions de santé. Finalement, la quatrième barrière a trait aux

22 « Ce nombre infini d’interactions quotidiennes en contexte pluriethnique où les préjugés et barrières objectives

peuvent devenir des obstacles à la communication, à l’efficacité des actes à poser dans l’application des mandats, et se transformer ainsi en facteurs d’exclusion. » (White et Gratton, 2017 : 66)

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différences culturelles particulières dans les contextes de la santé et de la réinsertion en emploi. La religion, les structures familiales, les relations hommes femmes ainsi que les normes et valeurs sont les invariants qui mettent en évidence les écarts culturels les plus fréquents (2012 :293).

Ces barrières expliquent en quoi, selon Battaglini (2005), la présence d’immigrants dans la société a des conséquences sur les services. En effet, cette présence fait en sorte qu’il faut, entre autres, une durée plus longue des interventions (en moyenne 40 % de plus), des modes particuliers d’utilisation des services (plus grande utilisation des sans rendez-vous, par exemple), la présence nécessaire d’interprètes et de formation sur l'immigration et l'interculturel pour les intervenants. Finalement, Gratton (2009) note que « malgré la bonne volonté de tous et chacun, certains services et interventions restent inaccessibles, voire inadéquats » (p.20).

Les compétences interculturelles sont un autre aspect de l’intervention en contexte pluriethnique qui a été étudié. Une fois encore, des recherches sur la question ont été menées dans plusieurs domaines, tels les sciences infirmières (Alexander, 2008 ; Campinha-Bacote, 2002) et l’ergothérapie (Beagan, 2015). Il y a un grand manque de consensus quant à la définition, mais la plus répandue est celle de Cross (1989) : un ensemble congruant de comportements, d’attitudes et de politiques qui se rassemblent dans un système, une agence ou parmi les professionnels et qui permettent à ce système, agence ou professionnel, de travailler efficacement dans des situations interculturelles.

De nouvelles recherchent montrent qu’il est primordial d’avoir des compétences aux niveaux organisationnel et individuel pour finalement avoir des intervenants compétents (White, Gratton et Rocher, 2015). En effet, s’il n’y a pas, au niveau de l’organisation, une certaine intégration de l’approche interculturelle dans les valeurs, les politiques, les mécanismes et processus de l’organisation, les services sont difficilement adaptés aux besoins de populations

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diversifiées (Dubé, Côté et Arsenault, en préparation) ; notamment lorsqu’on sait que l’intervention en contexte pluriethnique demande 40 % plus de temps qu’une intervention en contexte homogène (Battaglini, 2005). Différentes conséquences sur la santé des intervenants ont été identifiées lorsque les compétences interculturelles, à un niveau ou à un autre, étaient absentes, tels les sentiments d’échec et d’incompétence, de doute et de culpabilité, l'isolement ou le sentiment de porter seul la détresse des nouveaux arrivants (Dubé, Côté et Arsenault, en préparation).

Le travail des intervenants en régionalisation, de par les usagers et les contacts fréquents des intervenants avec celle-ci, est sans aucun doute touché par la question de l’intervention en contexte pluriethnique. Cet état de fait, jumelé à la réalité de l’immigration en région et en milieu communautaire au Québec ainsi qu’aux pratiques des organismes de régionalisation, mérite une attention particulière.