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Conférence : l’interdisciplinarité en question

2. Comment peut-on s’interdiscipliner ?

2.1. L’indépassable ancrage disciplinaire

Quoi qu’il arrive, nous restons évalués par nos pairs qui appartiennent à notre discipline de rattachement. Celle-ci demeure le lieu de validation de notre travail et de sa scientificité, ne serait qu’à travers l’évaluation de nos travaux par les sections CNU auxquelles nous sommes nécessairement rattachés lors de la qualification aux fonctions de maître de conférences.

Cela a été mentionné hier, l’inter ou la transdisciplinarité comporte «une prise de risque pour le chercheur» - à la fois en termes de carrière et -dans le cadre de nos thèses- en termes de soutenance: en particulier lorsque membres d’un jury interdisciplinaire ont parfois, pas toujours mais parfois, tendance à tirer la couverture à leur propre discipline.

Ceci importe d’ailleurs d’autant plus lorsque la bibliométrie devient l’étalon de l’évaluation des chercheurs et que l’incertitude pèse sur la valeur des travaux publiés dans des revues hors discipline - et finalement même sur des colloques. Brieuc me racontait une de ses expériences de communication dans un colloque de psychologie environnementale où il lui était reproché de ne pas être suffisamment quantitatif pour valider des hypothèses obtenues par un biais qualitatif. On voit que les règles

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méthodologiques de la validation scientifique ne sont pas exactement les mêmes selon les traditions disciplinaires.

De même, chacun a peut-être pu faire l’expérience d’une situation où l’on reprochait à un doctorant de ne pas s’inscrire suffisamment dans les canons de sa discipline à travers cette petite question assassine « Mais où est la géographie, là- dedans ? » ! Cette situation ne peut que mettre le doctorant mal à l’aise, dans cette situation délicate du maître et de l’élève, et décourager la pratique interdisciplinaire. Peut-être certaines sections CNU sont-elles davantage enclines à l’interdisciplinarité, comme les STAPS ou les sciences de l’éducation, qui se présentent comme au carrefour de différentes disciplines. Il serait intéressant d’avoir l’avis des représentants des sciences de l’éducation présents à ce colloque.

La logique de carrière semble donc nous ramener nécessairement au rattachement à une discipline, et c’est peut-être encore davantage le cas lorsque nous enseignons. Il y a encore un gouffre entre l’injonction à l’interdisciplinarité dans le monde de la recherche et la délimitation voire le cloisonnement encore très fort dans l’organisation des départements et pour tout ce qui concerne l’enseignement et la pédagogie. Puisqu’on ne peut véritablement s’émanciper de nos appartenances disciplinaires, il faut alors admettre que notre pratique de l’interdisciplinarité dépend forcément de celles-ci. Patrick Charaudeau parle «d’interdisciplinarité focalisée» : selon lui, «qui voudrait [...] pratiquer [l’interdisciplinarité] hors de tout point d'ancrage disciplinaire

perdrait précisément toute pertinence». Il s’agit «d’éviter des dérives dans le flou d'une pluri- ou interdisciplinarité où tout serait possible. Or, tout n'est pas possible. Il y faut un principe d'ancrage qui ne devrait s'opposer pour autant à l'activité de création».

2.2. Sous quelles conditions et à quel prix l’interdisciplinarité est-elle possible ?

Déjà pourquoi s’interdiscipliner? De nombreuses présentations d’hier donnaient un aperçu des raisons -bien différentes- amenant finalement à une même réalité en termes de recherche:

Parce que l’objet d’étude nous y pousse de fait, parce qu’il ne ne peut être traité sans cela (l’urbain, l’environnement, le paysage etc.)

• Parce que le parcours académique des individus nous sensibilise à cela et que certains d’entre eux (classe préparatoires, préparation au concours, cursus dans d’autres disciplines, AES, écologie, sociologie etc.) vont dans ce sens

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Pour s’affranchir de «carcans disciplinaires» même si cela comporte certains risques - comme nous l’avons dit précédemment - même si tous n’ont pas la même manière de concevoir la portée de leur propre discipline. Ainsi avons nous pu assister hier à une communication dans laquelle s’inscrire en géographie était vu comme un moyen de faire de la transdisciplinarité - tandis qu’un autre communicant nous a expliqué avoir préféré s'inscrire en aménagement pour la même raison...

Dès lors question de comment s’interdiscipliner? Cela ne va pas forcément de soi, même si précisément dans nos travaux çà semble être une évidence.

Cela passe par une acculturation aux autres disciplines - lecture - imprégnation

théorique -, une propension à donner la parole à des chercheurs de disciplines différentes sur un même objet d’étude. Cela demande souvent un véritable effort de la part du doctorant ou du jeune chercheur, notamment lorsque l’état de l’art est plus développé à l’étranger que dans le cadre français (à l’instar de la psychologie environnementale par exemple).

• Cela passe aussi par l’utilisation d’outils ou de méthodologie empruntés à d’autres disciplines - nous avons pu entendre hier que c’était assez classique

Cela passe enfin par des moments de discussion avec les pairs, ce qui m’amène

à souligner l’importance du contexte de recherche - direction de thèse - échange avec des doctorants - avec des collègues.

Mais n’est-ce pas également un processus largement inconscient? On peut d’autant plus se poser la question, au regard du mouvement universel de la numérisation de la production scientifique, qui facilite les recherches par mots-clefs plus que par champs disciplinaires… C’est une idée qui en tout cas mérite d’être débattue et discutée.

Quelles sont les difficultés qui apparaissent? Celles-ci sont d’ordre à la fois théoriques et

institutionnelles, comme l’estiment les sociologues des sciences Julien Prud'homme et Yves Gingras (2015), qui se sont récemment penchés empiriquement sur la question. Ils ont ainsi montré que les chercheurs impliqués dans des programmes interdisciplinaires se trouvent confrontés à trois types d'obstacles :

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Des contraintes académiques : avec notamment le rythme de publication

attendu par les institutions qui rend compliqué l'investissement en temps requis pour l'interdisciplinarité, avec en corollaire la crainte de la dispersion

Des contraintes liées à l'autonomie intellectuelle revendiquée par les

chercheurs. Il s'agit par exemple des incompatibilités épistémologiques qu'ils perçoivent entre leur discipline et d'autres. Les auteurs donnent pour exemple le réductionnisme économétrique, mais nous pouvons en dire tout autant du concept de territoire - qui n’est pas entendu de la même manière dans le cadre de la critique cinématographique de la géographie, comme nous avons pu le voir hier. Autre exemple, la notion d’urbanité ne sera pas utilisée de la même manière par un aménageur, un architecte, un géographe, un sociologue - Cela explique que l’urbanité de Jacques Lévy ne soit pas tout à fait la même que celle d’Eric Charmes.

• Des contraintes temporelles : l'engagement dans l'interdisciplinarité demandant du temps, il suppose une lecture de travaux d’autres disciplines, alors que l'on a déjà bien souvent pas le temps de s'actualiser sur la nôtre…