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Quand l’interaction définit la ville et les rapports à l’altérité : ville, urbanité et altérisation

Chapitre 1 : Regards sur l’Altérité et la ville : de l’immigration à l’ethnicité

1.1. Quand l’interaction définit la ville et les rapports à l’altérité : ville, urbanité et altérisation

Pourquoi définir l’urbanité dans un travail qui se penche sur l’immigration en ville? Il est incontournable ce détour car l’urbanité fonde la particularité des relations sociales qui ont lieu dans la ville. Définir l’urbanité permet ainsi de comprendre quelle spécificité recèle l’immigration dans la ville. Car la ville plus que tout autre lieu fait le lit de deux processus pouvant sembler très contradictoires mais tous deux nécessaires : la différenciation et la cohabitation.

1.1.1. Ville, urbanité, modes de vie

L’urbanité, notion au cœur des théories des études urbaines, a maintes fois été définie par les sociologues et notamment par les penseurs de l’école de Chicago qui ont analysé la croissance des villes et de ses processus sociaux inhérents.

Les villes se doivent d’être définies dans leurs critères sociologiques en concentrant le regard sur les trois éléments suivants : grande population, densité importante et installation permanente de personnes hétérogènes socialement (Wirth, 1938). C’est ce dernier élément qui sera plus approfondi dans cette partie. Cette concentration d’individus implique de fait une structuration et une hiérarchisation urbaine des zones de la ville ou de la métropole. La multiplication des interactions possibles entre les individus provoque une segmentation des relations humaines ce qui fait que les urbains se rencontrent dans des rôles et des contextes différenciés. La ville est également caractérisée par la prépondérance des liens secondaires sur

les liens primaires et les contacts sont impersonnels, superficiels, « transitoires », segmentés. Ainsi l’urbanité se définit comme l’ensemble des traits qui caractérisent le mode de vie dans les villes (Wirth, 1938). Même si cette définition de Wirth est une base sociologique indéniable, puisqu’elle place l’urbanité comme « mode de vie », elle recèle certaines limites, notamment par son inapplication à l’espace suburbain (Gans, 1968).

Par ailleurs, la ville n’est pas l’urbanité, mais la ville implique un mode de vie et des adaptations spécifiques. L’urbanité, selon Simmel, est cette attitude caractéristique à la grande ville. Le citadin «blasé» est l’illustration de l’adaptation nécessaire face à l’hétérogénéité inévitable. En effet, il y a une nécessité de la rationalité dans la grande ville, ce qui distingue le psychisme de la grande ville fondé sur «l’intellectualisme» de celui de la petite ville fondé sur les «émotions, les rapports affectifs et la sensibilité» (Simmel, 1990). Cette attitude, de réserve, peut se traduire par des allers-retours entre différentes formes telles que l’aversion, l’antipathie, l’indifférence, la sympathie. «L’antipathie protège », et donc ce qui prend des airs de dissociation dans la ville est en fait une forme de socialisation (Simmel, 1990).

Les modes de vie urbains impliquent l’ignorance, comme le souligne Ascher, en précisant que de vrai voisins métapolitains sont des voisins qui s’ignorent (Ascher, 1995). En effet, notons que les solidarités et les pratiques collectives ne se réalisant que très peu dans la proximité, ceci permet de cultiver une forme d'indifférence. C’est dans cette indifférence que se construit l’urbanité métapolitaine, qui est un cadre social maximisant la liberté des individus tout en ouvrant la possibilité pour eux de partager des lieux sans pour autant partager des opinions. L’urbanité se définirait donc comme un mode de vie adapté à la ville, un état d’esprit, un cadre de conduite (Ascher, 1995).

1.1.2. Urbanité et différenciation urbaine

Cette partie a pour objectif d’analyser la ville comme le lieu de la différenciation nécessaire et ses liens avec l’immigration. En effet, il semblerait que les questions d’immigration soient intimement liées aux caractéristiques de la ville d’une part, et aux caractéristiques de l’urbanité d’autre part.

Au préalable, il s’agit de définir ce que l’on entend par différenciation urbaine. La ville rassemble les différences par sa caractéristique même d’espace physique et d’espace économique. La différenciation peut également être sociale et c’est plus particulièrement cela qui sera étayé

dans ce travail. La densité de la ville implique par le fait même une diversité importante et renforce la diversification des hommes et de leurs activités (Wirth, 1938). Cette idée de différenciation a été développée par l’École de Chicago, dont Burgess, qui indiquait que les regroupements naturels sur une base économique et culturelle donnent une forme et un caractère à la ville d’une part, et que la ségrégation donne au groupe et aux individus une place dans l’organisation de la vie urbaine d’autre part. Selon Burgess, le processus d’expansion propre à la ville s’accompagne aussi d’autres processus qui interviennent tels que la distribution et la classification (Burgess, 1979). Ils permettent de situer les individus et les groupes par aires, puisque c’est ainsi que s’opère la différenciation dans la ville américaine cosmopolite. La ville, dans sa densité et sa concentration, implique une organisation sociale entre les individus, de même qu'une très grande hétérogénéité des origines, statuts, classes affectant les relations entre les individus. Plus le nombre de personnes est grand dans un processus d’interactions, plus les différenciations entre eux sont grandes.

Cette différenciation, comprenant entre autres la juxtaposition des différences de personnalités et de mode de vie, peut avoir comme conséquence un certain sens de la relativité et de la tolérance. Rémy souligne en ce sens l’importance de comprendre l’urbanité comme « l’art » de « communiquer dans la distance » (Germain, 1998; Rémy, 2001). L’urbanité implique donc une différenciation propre à la ville et constitutive des relations sociales urbaines.

Enfin, si l’urbanité implique une segmentation des relations humaines, elle implique également et parallèlement une cohabitation nécessaire entre des individus caractérisés par leur grande hétérogénéité.

1.1.3. Urbanité et cohabitation urbaine

La cohabitation nécessaire se pose donc comme l’autre fondement de l’urbanité. La ville induit une cohabitation forcée entre des individus très différenciés. Et c’est bien là le défi de la coexistence dans la différence, pour reprendre les termes de Rémy (Rémy, 2001). « Le trait de la métropole » réside dans le fait qu’elle rassemble en « terrain neutre » des personnes issues d’une « grande variété de cultures » (Mumford, 1964).

La cohabitation dans la ville a lieu grâce à des « contact points » (Sennett, 1970) et « la distance est toujours nécessaire à la construction des points communs» (Rémy, 1990). Cette cohabitation, fondatrice de l’urbanité, réside dans la gestion du régime proximité-distance et

comme l’indiquent Germain et Poirier reprenant la théorie de Rémy: « Dans toute interaction humaine il y a une part de rapprochement et une part d’éloignement » (Germain et Poirier, 2007; Rémy, 1990). Alors, comment la ville peut impliquer autant d’interactions et être constituée d’autant d’hétérogénéité ? La cohabitation se réalise notamment grâce aux négociations entre les individus, les groupes, entre les différentes formes d’usage et de pratiques de la ville. En ce sens, la notion de «transaction sociale» propose un vecteur de compréhension des négociations qui s’opèrent (Rémy, 2001). Les processus de gestion de la distance-proximité, impliquent donc une cohabitation, qui peut être rendue plus difficile par des différences dites « culturelles » (Bourdin, 1998).

Dès lors qu’il s’agit de la notion de cohabitation, il est indispensable d’évoquer la littérature sur la sociabilité. Renvoyant presque naturellement aux travaux de Simmel et au fait que la ville est sans conteste un espace de socialisation, la notion de sociabilité inscrit les relations sociales dans un territoire (Grafmeyer et Authier, 2008). Ainsi Bastenier et Dasseto définissent par sociabilité : « l’ensemble des relations sociales directes ou quotidiennes qui peuvent se nouer entre personnes présentes sur un espace. » (Bastenier et Dassetto, 1993). C’est plus spécifiquement le cas de la «sociabilité publique interactionnelle» qui implique une interaction directe et apparaît dans les relations de voisinage, dans les relations de « bistrot », de « marché », de « manifestation ». Elle est publique car elle tient lieu et place dans un lieu public. Notons que cette notion de «sociabilité publique interactionnelle» fait émerger la question des relations interethniques (Radice, 2009; Watson, 2009), sur laquelle on reviendra.

Donc la présence de groupes dans le même espace, qu’il soit la ville, le quartier, la rue, les espaces publics, implique des modes de cohabitation. La segmentation décrite ci-dessus est partie prenante de la ville, mais cela implique de questionner le lien entre coexistence et «respect» et/ou compréhension des différences. Il serait inexact de penser que la simple coexistence mène au respect des différences : « Au mieux on sait que la coexistence des différences peut mener à des comportements de l’ordre de la politesse et des échanges pacifiés» (Gans, 1961). La «co-présence avec une reconnaissance minimale» (Germain, 1995) ne devrait pas être vue comme un déficit de sociabilité, mais comme une forme de civilité indispensable dans les situations de densité et de fragmentation sociale propre aux métropoles. Si la cohabitation se trouve à être pacifique, c’est qu’il n’y a pas d’appropriation des lieux au dépens d’autrui. Dans ce sens, les tensions interethniques seraient selon Charbonneau plus susceptibles de prendre place dans un lieu où les groupes homogènes luttent pour le contrôle des lieux (Charbonneau, 1998).

La littérature sur la cohabitation entre les citadins est prolifique, elle comprend d’ailleurs souvent la question de la cohabitation entre les groupes dits ethniques. Cette cohabitation dite interethnique, développée ci-dessous, se base sur des processus de différenciation et de regroupement qui intègrent en plus l’élément «ethnique» comme moyen de qualifier les individus et les groupes.

1.1.4. Ville, urbanité et cosmopolitisme

Enfin, la notion d’urbanité nécessite de définir également le concept de cosmopolitisme. Le cosmopolitisme est une notion ancrée dans nombre de disciplines, parmi lesquelles la philosophie. Ainsi dans le débat philosophique opposant le cosmopolitisme au nationalisme, l’idée de ville cosmopolite, elle, semble être une notion plus circonscrite à développer ici. Comme le précise Sandercock, le cosmopolitisme dans sa traduction urbaine ou le « urban cosmopolitism » permet de questionner le processus d’appropriation de l’espace (Sandercock, 2006). Ajoutons que le concept de cosmopolitisme semble avoir un intérêt majeur, précisément dans l’interaction entre l’immigrant, aspirant à un état d’esprit cosmopolite et «d’ouverture» dite culturelle, et l’espace de la ville. Ce concept questionne la relation ou la tension entre l’attachement et le détachement et même si le terme peut renvoyer à un certain « fantasme de nature universelle » (Scapetta, 1981), Paquot indique que le cosmopolitisme n’invite pas non plus à un « déracinement radical » (Paquot, 2003).

Il s’agit donc de comprendre comment ce concept s’inscrit dans le questionnement sur l’altérité dans l’espace urbain. Notons que selon Radice, il existe quatre tendances dans la théorisation du cosmopolitisme: 1) le cosmopolitisme politique constitué par les différentes philosophies politiques, 2) le cosmopolitisme comme «reconnaissance des identités», 3) le cosmopolitisme comme un «attribut personnel» qui conçoit l’ouverture aux autres et enfin 4) le cosmopolitisme comme un discours instrumental (Radice, 2009). Si les théories sur le cosmopolitisme peuvent effectivement être réparties ainsi, le cosmopolitisme sera évoqué dans ce travail uniquement dans son rapport à la ville et à l’urbanité, soit dans l’attitude du citadin « cosmopolite ». Car, le cosmopolitisme ou le fait de se confronter à l’étrangeté et à l’étranger (Simmel, 1990), est,une caractéristique fondamentale de l’espace urbain.

Dans la ville, qu’est-ce qu’un cosmopolite? Et surtout comment le cosmopolite marque-t-il les «lieux cosmopolites» ou les lieux du cosmopolitisme? Simmel avec son énoncé sur la figure de

cosmopolitisme, notamment en soulignant que la ville permettait un rapprochement des « étrangetés » (Simmel, 1990).

1.2. Quand la ville est l’espace de la mise en scène de l’altérité et du marquage