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Partie V : résultats et premiers niveaux d’analyses

Chapitre 16 : valeurs, expérience et acceptation

1.5. Intérêts et limites de la focale sur les régulateurs

Les régulateurs, et les accompagnants en particulier, ont été les acteurs centraux de notre recherche.

Outre les raisons d’ordre méthodologique (cf. Introduction de la Partie IV), c’est la posture particulière des régulateurs dans le cadre du développement d’une innovation, qui nous avait amenés à nous intéresser à cette catégorie d’acteurs et à leurs valeurs en acte dans les situations critiques. Pour Yves Schwartz (2014), la place des valeurs dans l’engagement professionnel concerne l’ensemble des situations qui peuvent servir le développement du système dans lequel l’opérateur/le régulateur est engagé. Envisager les valeurs comme « la régulation des pensées

professionnelles et des collectifs qui les portent » (Ratinaud, Labbé, Hammoud & Bataille, 2014, p. 346)

permet alors « d’ouvrir la voie à la compréhension des processus de développement professionnel dans des

contextes non stabilisés ou en voie de recomposition, pour lesquels le rapport aux valeurs engage des logiques différenciées de reconnaissance (projets innovants, métiers émergents) » (Tardif Bourgoin, 201636).

Il nous semble que l’approche expérientielle déployée ici autour des régulateurs a permis de mettre en lumière des repères de conception (cf. Chapitre 15) et d’acceptation des NA, que d’autres approches, comme l’acceptabilité ou l’UX (Monéger & al., 2015) n’auraient pas révélés. Cette affirmation tient notamment au fait que l’acceptabilité et l’UX ne permettent pas d’appréhender conjointement les dimensions située, dynamique et systémique de l’acceptation. La structuration en 7 catégories de valeurs portées par les régulateurs, a été consécutive à un choix de notre part de ne reporter dans nos résultats que les valeurs ayant été citées par au moins un tiers des régulateurs (cf. Chapitre 13(2)).

Cette catégorisation présente des limites pour deux raisons.

D’abord, les noms que nous avons attribués aux valeurs sont discutables ; ils excluent certaines nuances.

Des sous-catégories de valeurs auraient pu être envisagées. Par exemple :

- la « fiabilité du service » désigne, dans notre recherche, à la fois un passage régulier des NA aux arrêts, et à la fois le fait que les NA ne tombent pas en panne. Ces deux caractéristiques de la fiabilité peuvent être complémentaires mais elles n’induisent pas forcément les mêmes actions pour les régulateurs ;

- Pour les mêmes raisons, la valeur « utilité du service » pourrait également être déclinée. La rapidité et l’accessibilité aux personnes à mobilité réduite sont, par exemple, deux valeurs que nous avons intégrées à l’utilité, mais qui, dans certains cas de figure peuvent s’exclure ;

- La satisfaction des passagers a été l’objet de conflits intrinsèques lorsque différents passagers n’avaient pas les mêmes enjeux. Idem pour la non-gêne des autres usagers des sites et le respect des procédures ;

- La sécurité pourrait aussi être l’objet de conflits intrinsèques (cf. sous-paragraphe 1.1 de ce chapitre 16).

178 - Certains régulateurs nous ont expliqué que la procédure les assignant à intervenir le moins possible manuellement sur la conduite des NA, avait pour but de tester la fiabilité de la technologie, pour pouvoir poursuivre les développements techniques. La valeur

« fiabilisation » – qui serait alors sous-jacente au « respect des procédures » pour les régulateurs

- a aussi été approchée lors des analyses des valeurs des concepteurs de la Leading (cf. Chapitre 13(3.5)). La qualité de service future entrerait ainsi en conflit avec la qualité de service actuelle. Les régulateurs privilégiaient régulièrement la fiabilité du service en cours en anticipant des situations critiques potentielles ; ce faisant, ils ne permettaient pas aux concepteurs d’apprendre de ces situations critiques.

Ensuite, des valeurs « secondaires », citées par moins d’un tiers des régulateurs présentent probablement des intérêts du point de vue de la conception et de l’acceptation des NA ; intérêts que notre recherche, dans son état actuel de présentation, ne permet pas d’exploiter. Par exemple :

- certains régulateurs nous ont expliqué, qu’ils avaient accepté ce travail parce qu’ils avaient le sentiment de « contribuer à la conception d’une technologie innovante ». Cette valeur était d’ailleurs à l’origine de la frustration de plusieurs régulateurs expérimentés dont les connaissances n’étaient - de leur point de vue – pas suffisamment exploitées par la Leading ;

- nos analyses expérientielles nous ont également amenés à percevoir une forme d’économie cognitive de la part de certains accompagnants expérimentés, qui : s’asseyaient dans les NA, qui avaient parfois le regard dans le vide, qui se divertissaient grâce à leurs smartphones, qui se contentaient d’interactions minimales avec les usagers... (à la différence des novices). Dans la mesure où cette économie cognitive est essentiellement incorporée et probablement difficilement constructible en tant qu’expérience vécue, sa qualité de « valeur » mériterait d’être discutée. Toutefois, l’économie cognitive pouvait entrer en conflit avec d’autres valeurs liées à la sécurité, à la qualité de service ou encore au respect des procédures ;

- le confort et la flexibilité sont 2 des 5 valeurs mentionnées dans le rapport Athéna (2017) sur les VA37 (les autres valeurs sont la sécurité, la rapidité, la fiabilité). Ces 2 valeurs sont probablement portées par les régulateurs des NA. Les accompagnants contournaient les obstacles présents sur la voie en reprenant le contrôle manuel des NA et en évitant d’actionner le bouton d’arrêt d’urgence (l’arrêt d’urgence a pour effet un arrêt brutal des NA, son activation peut donc porter atteinte au confort des passagers). Les accompagnants dérogeaient aux procédures pour adapter le service en fonction des pics d’affluence. Ils assuraient donc la flexibilité du service ;

- la valeur « non-gêne des collègues » a été évoquée par certains régulateurs et semble peser dans leurs arbitrages en situation critique. D’ailleurs, pour assurer un maximum de justesse à nos résultats, nous nous sommes astreints à référer à cette valeur dans le Tableau 11. Par conséquent, il nous apparaîtrait pertinent, dans la perspective d’affiner les repères de conception (et d’acceptation) du service autonome, de poursuivre nos recherches en ajoutant des (sous)catégories de valeurs et de valeurs en acte.

Enfin, si les valeurs sont situées, systémiques et dynamiques, alors les situations critiques le sont aussi (puisque ce sont des situations qui font l’objet de conflits de valeurs). Avec l’avènement d’évolutions techniques des NA, de leur exploitation sur de nouveaux sites, auprès de nouveaux acteurs, il apparaît indispensable de poursuivre la détection et l’analyse systématiques des

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179 situations critiques. Ce procédé permettra de concevoir des scénarios de plus en plus proches des conditions réelles (non-expérimentales) d’usage.

Ainsi, bien que la focale sur les expériences vécues par les régulateurs en situations critiques et les valeurs de 5 catégories d’acteurs (régulateurs, passagers, usagers des sites non passagers, exploitants et concepteurs) ait abouti à de nombreux résultats qui devraient permettre de développer le système de transport par NA, nous pensons que le périmètre de nos analyses expérientielles mériterait d’être élargi à d’autres acteurs. Les situations critiques gérées par les régulateurs ne sont pas les seules à pouvoir potentiellement dégrader le service et son acceptation. D’autres situations critiques liées à la fabrication des NA, à leur transport, à leur maintenance, etc. ne sont pas connues par les régulateurs (cf. Chapitre 15(2.3)).

De même, les situations de référence, qui ne sont pas aujourd’hui « critiques » (car ne faisant pas l’objet de conflits de valeurs), doivent être référencées dans l’intérêt de la réussite du projet (cf. Beaujouan & Escouteloup, 2014).

Effets de l’expérience sur l’acceptabilité/l’acceptation, pour la

2.

conception

Ce sous-chapitre est composé de 3 points, où nous discutons :

2.1. Les liens entre les expériences et les systèmes de valeurs chez les régulateurs

2.2. Les écarts entre acceptabilité et acceptation interprétés par le prisme des analyses des expériences et des valeurs des usagers

2.3. Les intérêts et les limites des approches expérientielles pour la conception d’un système de transport autonome

2.1. Liens entre les expériences et systèmes de valeurs chez les régulateurs

Pour Mezzena, Stroumza et Kramer (2016, p.20) qui s’inscrivent, comme nous, dans une approche pragmatiste des valeurs, les systèmes de valeurs en acte des régulateurs, leur expertise, émanent de leur(s) expérience(s), et non l’inverse : « la professionnalité n’est pas d’abord conçue comme un

cumul de contenus stockés dans le mental sous forme de représentations opératoires et formant un référentiel commun dans lequel puiser réflexivement les bonnes réponses pratiques après analyse des situations, en conformité à des prescriptions, normes, théories ou réflexions extérieures à l’action. La professionnalité se déplace du professionnel à l’activité, ou encore de contenus à appliquer présentés comme des vérités absolues à des conséquences comme effets des enquêtes. D’où au final une professionnalité de nature publique, située et dynamique relevant d’une connaissance ordinaire, non pas au sens d’une non-expertise, mais au sens d’une connaissance de tous les instants dans la continuité de l’expérience ; une professionnalité non pas cachée dans l’action sous forme de savoirs propositionnels, théoriques à retrouver, mais diffuse et exprimée sous forme de mises en rapport dynamique et continus, et se déployant dans un territoire pratique spécifique ».

Ainsi, comme le confirme notre étude, les valeurs sont liées aux expériences : elles se forment en appui sur les expériences et elles sont révélées par la construction des expériences vécues (notamment dans les situations critiques où elles entrent en conflit).

En nous focalisant sur la montée en expertise d’un accompagnant du Centre de recherches, nous avons montré qu’au fil des expériences de régulation qu’il vivait, son système de valeurs et - par conséquent - son activité, évoluaient (cf. Chapitre 13(2.3.3)).

Même si nous constatons que des valeurs ont tendance à « prendre du poids, d’une manière générale » au sein du système de 7 valeurs des accompagnants (notamment les valeurs liées à la qualité du service : utilité, satisfaction), et que d’autres ont tendance à en perdre (sécurité, besoin de contrôle, respect des procédures) ; ce sont les analyses des systèmes de valeurs en actes, situation critique par situation critique, qui nous apparaissent les plus intéressantes du point de vue de la conception et de l’acceptation.

180 La mobilisation des valeurs sécurité et besoin de contrôle a diminué, en termes de fréquence, au fil des semaines (le novice effectuait au minimum 125 contrôles par trajet alors que l’expert n’en effectuait plus que 55). En revanche ces contrôles étaient davantage situés chez l’expert et probablement plus efficaces : les contrôles étaient systématiques, dirigés tout autour de la navette et espacés de 10 à 15 secondes chez le novice, alors que l’expert réalisait des contrôles dans des zones spécifiques, dont certaines que le novice ne contrôlait pas. L’analyse des expériences vécues en situation critique et des valeurs en acte chez l’expert, a montré que ces contrôles ciblés servaient à anticiper de potentielles situations critiques qu’il avait rencontrées au cours des semaines précédentes.

Nos observations à propos des liens entre les valeurs et les expériences font écho au point de vue de Mezzena, Stroumza et Kramer (2016) pour qui les valeurs se forment à la fois : en appui sur des expériences antérieures, dans la continuité de l’expérience de l’action, et dans des appréciations situées à partir des conditions actuelles des problèmes : « les valeurs définies ici comme

étant ce qui nous importe, ce à quoi l’on tient, trouvent leur source dans l’expérimentation d’événements et de nos tentatives pour transformer leurs conséquences. Une telle éthique nous intéresse du point de vue de la construction de la professionnalité, car elle permet de problématiser les valeurs en resituant leur formation dans l’action, et de décrire les problèmes » (ibid. p. 4). Toujours selon Mezzena, Stroumza et Kramer : « l’éthique de l’immanence est une alternative à l’approche absolutiste des valeurs car elle permet de les concevoir autrement en les resituant dans le monde et l’expérience » (idib.). Un tel point de vue est partagé par d’autres auteurs

(Bidet, Quéré, & Truc, 2011 ; Dewey, 2011).

Ce que Mezzena, Stroumza et Kramer appellent « approche absolutiste des valeurs », qui touche aux valeurs que portent les individus « dans l’absolu », « hors situation », a été introduit dans la Partie II du cadre théorique, et n’a pas été retenu dans le cadre de la présente recherche. Nous nous sommes, en effet, focalisé sur les valeurs déclaratives et les valeurs en acte.

Nous avons d’ailleurs montré qu’au fil des expériences de gestion du service qu’ils vivaient, les accompagnants développaient ou minimisaient certaines valeurs en acte ; ce qui influençait aussi leurs systèmes de valeurs déclaratives (cf. Chapitre 13(2)). Cette dynamique intra-individuelle des valeurs permettrait alors aux régulateurs de limiter le risque de conflits de valeurs dans l’activité. Cette hypothèse mériterait, selon nous, d’être instruite dans le prolongement de la présente recherche.

2.2. Ecarts entre acceptabilité et acceptation interprétés par le prisme des analyses