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Partie II : valeurs et expérience vécue

Chapitre 5 approche expérientielle

La convocation de l'expérience comme dimension nécessaire à la conception des nouvelles technologies constitue une approche établie dans le champ de l’ergonomie et plus généralement de l’analyse des usages. Néanmoins, le sens qui est associé à ce terme « expérience » peut différer selon les modèles mobilisés.

Dans ce Chapitre 5, nous évoquons d’abord un des concepts les plus répandus dans le champ de la conception des technologies : celui de l’expérience utilisateur (UX). Nous déclinons les intérêts et limites des modèles développés dans le cadre de l’UX au regard de notre projet de conception/recherche particulier. Ce qui nous amène à expliquer pourquoi nous avons préféré retenir le concept d’ « expérience vécue » pour identifier les valeurs en acte des régulateurs en situation critique.

Expérience Utilisation (UX)

1.

Selon Nelson (2011), la notion d’expérience utilisateur serait née à la fin des années 1990 en cherchant à compléter le concept d’utilisabilité qui était alors la référence dans le champ de l’ergonomie de conception des nouvelles technologies. La principale critique qui était adressée à l’utilisabilité était le manque de prise en compte de la dimension hédonique et affective dans la relation entre l’utilisateur et la technologie. Pour Brangier et Bastien (2010) : « l’ergonomie

contemporaine doit tenir compte, pour augmenter l’acceptabilité d’un produit, de la relation que l’utilisateur entretient avec celui-ci en fonction des valeurs, émotions, affects véhiculés et suscités par le produit ».

En 2010, la norme ISO 9241-210 définit l’UX comme : « les perceptions et les réponses d’un individu qui

découlent de l’usage ou de l’usage anticipé d’un produit, d’un système ou d’un service » (traduction libre de

Nelson, 2011). Selon Nelson (2011), l’UX viserait notamment à associer à l’usage du produit une expérience positive afin de susciter l’engagement de l’usager, par exemple pour encourager l’acte d'utilisation, voire d'achat. Brangier et Bastien (2010) proposent une typologie plus précise. Pour eux, l’UX englobe quatre dimensions principales : l’utilisabilité, l’accessibilité, l’émotionnalité et l’influençabilité (cf. Figure 13).

Nous pouvons constater que les quatre principales dimensions englobent, elles-mêmes, une liste non-exhaustive de sous-critères de l’UX.

Figure 14 : Domaines de l’expérience utilisateur (d'après Brangier et Bastien, 2010)

49 De nombreuses modélisations de l’UX ont été formalisées (Hassenzahl, 2003 ; Thüring & Mahlke, 2007 ; Law & al., 2009). C’est d’ailleurs un point délicat que soulignent Barcenilla et Bastien (2009, p. 323) : « étant donné la diversité de points de vue disciplinaires, méthodologiques et conceptuels

sur le sujet, il est difficile de trouver un consensus permettant d’arriver à une définition unique de ce qu’on peut entendre par "expérience de l’utilisateur"». Ainsi, les multiples versions de l’UX qui existent rendent

improbable l’émergence d’un modèle relativement consensuel (Lallemand, Gronier & Koenig, 2013 ; Rochefeuille, 2013).

Par ailleurs, la robustesse épistémologique de l’UX est mise à mal par plusieurs auteurs (Law, Hvannberg, & Hassenzahl, 2006 ; Barcenilla & Bastien, 2009 ; Kuutti, 2010 ; Salembier, 2013) qui regrettent le « manque de fondement théorique » des travaux de type UX (Salembier, Cahour & Zouinar, 2013, p. 68). Les auteurs décrivent les modèles de l’UX comme une liste d’items à prendre en compte au moment de la conception, sans que les concepts que ces items mobilisent soient théoriquement définis.

La méthodologie utilisée dans la majorité des travaux actuels de type UX est également sujette à des critiques. D’après Salembier, Cahour et Zouinar (2013, p. 68), l’étude de l’expérience est réalisée par le biais de : « méthodes objectivantes (indicateurs physiologiques, relevés comportementaux…) dites

en troisième personne, et qui s’efforcent de donner à voir une représentation synthétique quantitative de l’expérience à partir de questionnaires aux items prédéfinis ». Ces méthodes, ne semblent pas suffire à appréhender,

à elles seules, la complexité de la dimension « vécue » de l’expérience, comme nous allons l’argumenter dans les lignes à venir.

Toutefois, au sein de la diversité des théorisations de l’expérience utilisateur, on trouve aussi des conceptions en phase avec les ancrages épistémologiques de l’ergonomie de l’activité et de l’acceptation située. Par exemple, McCarthy et Wright (2004) prônent une conception holistique de l’UX : les pensées, sensations, émotions, valeurs forment un tout inséparable. L’accent est mis sur la signification que les individus attribuent à l’interaction avec l’objet technologique (voir aussi Light, 2006). De plus, comme l’écrivent Salembier, Cahour et Zouinar (2013, p. 68), certaines approches de l’UX : « considèrent que l’étude de l’expérience passe prioritairement (mais pas exclusivement) par

la mise en place de méthodes centrées sur l’expression par les sujets eux-mêmes de leur expérience vécue ».

Définition de l’expérience vécue

2.

Contrairement à l’UX, l’expérience vécue est un objet qui a été abondamment théorisé et qui a structuré nombre de courants de pensées en philosophie, en psychologie, en anthropologie ou encore en ergonomie. Salembier (2013) recense notamment au cours des 19ème et 20ème siècles : la philosophie de l’expérience de William James, le projet de construction d’une psychologie comme science de l’expérience chez Husserl, la conception du contenu d’expérience vécue développée par Wittgenstein, l’identification de principes d’organisation de l’expérience perceptive dans la psychologie de la Gelstalt, la sociologie phénoménologique de Schütz, la théorie du flux expérientiel (Flow) de Csikszentmihalyi, etc.

Zouinar et Cahour (2013, p. 71) définissent l’expérience vécue comme le : « flux des pensées

(interprétations, anticipations-attentes), actions, émotions, ou sensations perceptives (visuelles, auditives, kinesthésiques,…) qui se produisent pendant l’activité cible et sont conscientisées soit au cours de l'activité […] soit après-coup via un acte de réfléchissement, par exemple au cours d'un entretien ». L’expérience unique que vit

un sujet particulier est – au moment où il la vit - in situ, de l’ordre de l’éprouvé (Rix & Biache, 2004). Ce vécu, cet éprouvé, immanent à l’action dans laquelle le sujet est engagé, est de l’ordre du pré-réflexif (Vermersch, 1994). Il est distingué par Varela (1998) de l’expérience réflexive, ou de l’expérience de se référer à son propre vécu (Récopé, Rix-Lièvre, Fache, Boyer, 2013). C’est donc l’effort de réflexivité qui permet la construction et la verbalisation de l’expérience vécue.

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Approches par l’expérience vécue et conception de nouvelles

3.

technologies

Dans le champ de la conception de nouvelles technologies, plusieurs travaux ont insisté sur l’importance de prendre en compte l’expérience vécue des utilisateurs en situation (Norros & al., 2014 ; Savioja et al., 2013 ; Theureau, 2003), y compris dans le domaine du transport (Filippi & Theureau, 1993).

Cahour et al. (2007, p. 113) invitent à resituer l’activité dans sa dynamique et à s’intéresser aux déterminants et aux effets de l’activité dont le sujet vit l’expérience : « L’interprétation des

circonstances de l’apparition d’un affect négatif est essentielle pour comprendre en quoi une technologie peut être acceptée ou rejetée par les utilisateurs ; il ne s’agit pas seulement d’identifier les affects des utilisateurs mais aussi d’expliquer ce qui les génère pendant l’utilisation de l’instrument, et quel est leur effet sur l’activité ». On

distingue ici la logique conceptuelle fondatrice de l’ergonomie de l’activité et notamment schématisée par Leplat et Cuny en 1974 dans le « schéma à 5 carrés » avec une mise en exergue du caractère décisif de l’expérience vécue comme élément d’analyse et de transformation des activités.

Cahour et al. (2007, p. 113) précisent que les analyses des expériences vécues doivent préférentiellement être menées à partir d’un socle de connaissances portant sur les comportements observables des acteurs en situation : « l’analyse des verbalisations et des observables

nous permet de comprendre ces phénomènes : les données observables sont utiles, d’une part parce que ce qui, du vécu, est accessible à la conscience réflexive est limité (cela dépend aussi en partie de l’habitude et de l’aptitude des sujets à procéder à une activité réflexive), d’autre part parce qu’il est parfois difficile pour l’intervieweur de savoir, pendant les entretiens, quels sont les points intéressants à questionner précisément et l’on manque alors de données expérientielles. Les comportements observables restent par conséquent une source d’information précieuse pour l’analyse, et ces différents types de données sont complémentaires pour approcher la complexité de l’activité humaine ».

Cette précision de Cahour et al. (ibid.), nous a amenés - en amont des analyses des valeurs en acte des régulateurs par la construction de leurs expériences vécues en situation critique – à constituer un socle de connaissances portant sur les comportements observables des régulateurs en question.

Bien que chaque expérience vécue soit singulière, et les systèmes de valeurs en acte propres à chaque individu en fonction de son histoire et des situations qu’il rencontre, un certain partage intersubjectif semble plausible (Scheler, 1955) et il est : « possible de se centrer sur ce qui est commun à la

diversité des activités contingentes » (Récopé, Boyer, Rix-Lièvre & Coutarel, 2013, p. 56). Ce point de

vue est également celui de Varela (1989, p. 10) : « Quel que soit le type de système autonome que nous

étudions, nous ne pouvons l'aborder qu'à partir de certaines régularités de son comportement, qui sont intéressantes pour nous, observateurs extérieurs, parce que nous avons un accès conjoint au fonctionnement du système et à ses interactions ».

Ainsi, au cours de nos investigations, nous avons cherché identifier des régularités, des invariants aux niveaux :

- des situations critiques : de la façon dont elles sont gérées, de leurs déterminants, de leurs conséquences potentielles ou effectives ;

- des valeurs et des valeurs en acte, des manières d’arbitrer en situation critique ; - des expériences vécues.

Expérience vécue et agentivité

4.

Selon les modèles de l’acceptabilité, de l’acceptation ou encore de la symbiose il est important, pour une nouvelle technologie, de préserver voire de développer l’agentivité des utilisateurs.

51 Selon Bandura (2001), la perte du sentiment de contrôle pour l'utilisateur pourrait dégrader son expérience, et donc limiter son acceptation de la technologie. Il développe d'ailleurs ce concept de l'agentivité, le classant comme une propriété humaine universelle : "The capacity to exercise control

over the nature and quality of one's life is the essence of humanness". Csikszentmihalyi (2000), dans un

contexte similaire, a développé un autre concept, celui du « flow », qui se caractérise par le fait de ressentir un état agréable, mais aussi par un sentiment de contrôle.

Dans des champs théoriques et disciplinaires plus proches de l’ergonomie, de nombreux auteurs (Béguin & Rabardel, 2005 ; Clot, 2008 ; Barcellini, Van Belleghem, & Daniellou, 2013 ; Bobillier Chaumon, 2013) ont insisté sur les rapports développementaux qui lient la technologie et les individus. Ces auteurs invitent les acteurs des projets de conception à s’assurer que la nouvelle technologie, le nouveau service, favorisent le développement de l’activité des opérateurs/usagers et surtout ne l'empêchent pas.

Dans le cadre de l’acceptation des VA (comme les NA que nous contribuons ici à concevoir), nous faisons l’hypothèse que les utilisateurs pourraient ressentir une perte d’agentivité en abandonnant le contrôle du véhicule à un automate. Ceci pourrait les amener à vivre une expérience moins appréciable et donc constituer un facteur de rejet.

Synthèse de la Partie II

Au cours de la Partie II, nous avons montré que les analyses des comportements observables et des expériences vécues par différents acteurs du service devraient permettre révéler leurs valeurs à l’encontre de la technologie et de comprendre les systèmes de valeurs en acte des régulateurs en situation critique, les arbitrages que ces régulateurs mettent en œuvre de façon située. Ces arbitrages, les façons dont sont gérées les situations critiques, devraient avoir des effets sur un certain nombre de critères de performance du service de transport, et donc sur son acceptation par les usagers des sites.

La compréhension des liens entre les valeurs déclarées par les différents acteurs à propos des NA et des valeurs en acte des régulateurs en situation critique devrait nous permettre de mieux comprendre les liens entre acceptabilité et acceptation.

Enfin, nous soutenons fortement l’hypothèse que ces analyses devraient permettre de faire émerger des repères de conception originaux dans les perspectives d’autonomisation et d’acceptation du service.

Thèse intermédiaire II : « Les analyses des expériences vécues et des valeurs en acte des régulateurs en situation critique ainsi que des valeurs des différents acteurs devraient permettre de mieux comprendre les écarts entre acceptabilité et acceptation, et révéler des leviers de conception originaux ».

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Partie III : conception d'un service