• Aucun résultat trouvé

Chapitre 2 Méthode

2.3. Développement du matériel expérimental

2.3.2. Intérêt sexuel et stratégies coercitives

Afin d'étudier les effets de l'alcool et de l'excitation sexuelle sur le temps de latence pour indiquer qu'une femme n'est plus intéressée par avoir une relation sexuelle et les intentions comportementales d'utiliser des stratégies coercitives, il a été fait le choix de privilégier l'utilisation d'un stimulus audio. Malgré l'absence d'indices visuels (pourtant susceptibles de jouer un rôle important lors d’une interaction sociale), l'utilisation d'un stimulus audio présente un certain nombre d'avantages. Premièrement, et contrairement aux vignettes, l'utilisation d'un stimulus audio permet de rendre compte de variations plus ou moins subtiles dans l'expression d'intentions comportementales. L'utilisation de la modalité vocale par des comédiens professionnels offre en effet la possibilité de variations dans l'intonation et l'expression d'émotions, autant d'informations qui pourraient ne pas être aussi aisément communiquées par l'utilisation d'une vignette. Deuxièmement, en termes de validité externe, le stimulus audio permet de disposer d'une mesure comportementale à proprement parler. Alors que le recours à de simples vignettes ne permet que de solliciter des intentions comportementales d'un participant amené à s'imaginer dans une situation similaire à celle décrite dans la vignette, le stimulus audio demande aux individus d'être en mesure d'identifier et de traiter des indices de nature sociale pour décider si la femme est (ou non) intéressée par avoir une relation sexuelle. Parce qu'en situation sociale, les hommes sont susceptibles d'être amenés à mettre en œuvre des processus cognitifs similaires, il a été proposé que l'utilisation d’un stimulus audio permette de rendre compte, plus adéquatement, de processus et de comportements susceptibles de survenir en milieu naturel (Abbey & Wegner, 2015; Bernat et

al., 1999). Troisièmement, il a été proposé que l'utilisation d'un stimulus audio permette de limiter le biais de désirabilité sociale (Bernat et al., 1997). Il semble en effet logique d'envisager qu'en matière de coercition sexuelle, le contenu des items et questions auxquels sont exposés les participants puisse être à l'origine d'une certaine tendance à favoriser des réponses socialement acceptables (Paulhus, 2002). L'utilisation d'un stimulus audio, et plus exactement le recours à une mesure de latence, permettraient alors de rendre moins transparentes les inférences expérimentales et contribueraient ainsi à l'émergence de réponses plus idiosyncrasiques. Enfin, d'un point de vue plus pragmatique, l'utilisation d'un stimulus audio offre aux participants la possibilité de ne pas avoir à lire une vignette plus ou moins longue, et comprenant des variations plus ou moins subtiles dans l'expression d'émotions et d'intentions comportementales. Bien qu’un stimulus audio n'élimine pas entièrement le recours à la lecture sur l'ensemble du protocole expérimental, il permet de ne pas autant solliciter l'attention des participants, ce qui présente un avantage intéressant en particulier chez des participants ayant consommé de l'alcool.

Adaptation et développement du stimulus expérimental

Le stimulus expérimental utilisé dans le cadre de cette recherche a été adapté du stimulus audio développé par Marx et Gross (1995), et validé par Bernat et al. (1997). Dans sa version originale, ce stimulus audio consiste en un dialogue, d'une durée de 390 secondes, entre un homme et une femme et qui évolue graduellement d'une interaction sociale consentante à un viol. Il est expliqué aux participants que la bande audio qu'ils vont écouter consiste en échange entre un homme et une femme rentrant d'un rendez-vous galant au cinéma. Le contenu du dialogue permet alors de segmenter la bande audio en différentes séquences, chacune d'entre-elles permettant de rendre compte d'une étape différente dans l'interaction : intérêt mutuel (0-79 s), refus polis exprimé par la femme (80-98 s), refus verbal exprimé par la femme et excuses de l'homme (99-136 s), pression verbale exprimée par l'homme et refus répété exprimé par la femme (137-206 s), menaces verbales exprimées par l'homme et refus ferme exprimé par la femme (207-293 de s), et rapport sexuel forcé initié et complété par l'homme (de 294-390 s) (Marx et al, 1999). Durant les 80 premières secondes, la

réaction de la femme est ainsi relativement ambigüe alors que l'échange physique se limite à de simples baisers. À partir de la 81ème seconde, la femme exprime son refus et celui-ci augmente en intensité en réponse au comportement de plus en plus coercitif de l'homme. Le temps de latence correspond alors au temps pris par un participant pour signaler que l'homme décrit dans le scénario devrait s'abstenir de faire d'autres avances. Par ailleurs, les participants sont prévenus qu'ils pourront écouter l'intégralité de la bande audio, et ce, même après avoir indiqué leur réponse. L'objectif est d'éviter qu'une forme de curiosité quant au dénouement du scénario ne puisse expliquer des réponses plus longues. Les résultats, issus des études de validation (Bernat et al., 1997), indiquent une validité convergente du temps de latence avec des antécédents de coercition sexuelle ainsi qu’avec des attitudes tolérantes à l'égard de la coercition sexuelle et l’acceptation de la violence interpersonnelle. Par ailleurs, Bernat et al. (1997) rapportent une fidélité test-retest de 0,87 sur un intervalle de deux semaines, ainsi qu'une absence de corrélation avec une mesure auto-rapportée de désirabilité sociale.

Après avoir traduit la retranscription du dialogue transmise par les auteurs, il a été fait le choix de favoriser une adaptation du stimulus. Cette adaptation avait pour but de moderniser le contenu du dialogue et de certaines de ses références culturelles, mais répondait avant tout à un souci de qualité dans l'expressivité des protagonistes. À l'écoute de la bande audio, il nous a semblé clair que l'enregistrement initial n'avait vraisemblablement pas impliqué le recours à des comédiens professionnels. Le ton était relativement neutre et l'expressivité émotionnelle relativement faible, et ce, même lors des moments les plus critiques du scénario. Par ailleurs, dans sa version originale, le stimulus audio décrivait une femme jouant un rôle passif tout au long de l'interaction : celle-ci était invitée chez l'homme qui prenait également l'initiative de l'embrasser. Afin de rendre compte d’une situation que nous pensions être plus réaliste, mais également plus contemporaine, plusieurs ajustements ont ainsi été faits. Tout d'abord, il a été décidé de décrire une femme plus active. D'une part, le scénario adapté permettait de décrire que la femme invitait l'homme chez elle après une soirée impliquant la consommation d'alcool. D'autre part, la femme initiait les premiers baisers avec l'homme et pouvait également le complimenter. Ensuite, il a été décidé de modifier la dynamique générale de l'interaction. La dynamique du scénario adapté devait permettre de rendre compte d'une interaction reposant dans un premier temps sur un intérêt mutuel et au cours de laquelle la femme n'exprimait pas

une absence d'intérêt particulièrement explicite; et dans un second temps, d'une interaction dans laquelle l'homme avait réussi à convaincre la femme de continuer à s'embrasser avant que cette dernière exprime plus clairement son absence d'intérêt, puis son refus quant à une relation sexuelle. À l'inverse, la dynamique du scénario original reposait sur un homme développant une palette de stratégies coercitives selon une gravité et une intensité croissante, voire linéaire15. Enfin, deux comédiens professionnels (un homme et une femme) ont été recrutés afin d'enregistrer le dialogue adapté. Cet enregistrement a eu lieu dans un studio professionnel, sous la supervision du chercheur principal, afin de pouvoir disposer d'une qualité sonore maximale, ainsi que d'effectuer un montage des meilleures prises et intégrer des éléments sonores au dialogue.

Le rendu final offre un stimulus audio de 290 secondes pouvant être segmenté en différentes séquences afin de rendre compte des différentes étapes de l'interaction. Ces étapes sont présentées en détail dans le tableau I et peuvent être résumées comme suit : phase d'approche (0-45 s); intérêt mutuel et échange de baisers (45-120 s); première fluctuation de l'intérêt (120-143 s); seconde fluctuation de l'intérêt (143-195 s); nouvel intérêt mutuel accompagné d'une excitation sexuelle plus explicite (195-220 s); expression d'une absence d'intérêt chez Marie (220-250 s); deuxième expression d'une absence d'intérêt chez Marie (250-280 s); absence d'intérêt particulièrement explicite exprimée par Marie (280-290 s).

Contrairement au scénario original, il a été décidé d'interrompre la bande audio avant l'introduction de la force par Martin et la survenue d'un viol. Bien que ces étapes aient été enregistrées avec les acteurs en vue d'études ultérieures, le dialogue auquel étaient exposés les participants dans le cadre de cette recherche s'arrêtait au moment où Martin exprimait son indignation quant au comportement ambivalent de Marie. Ce choix a été fait d'une part afin de respecter des considérations éthiques; d'autre part, afin de pouvoir étudier les effets de l'alcool et de l'excitation sexuelle sur la perception des participants quant au comportement de Marie, le plaisir qu'elle a pris ou encore l'attribution de la responsabilité (pour plus de détails, voir ci- après). Toutefois, l'introduction de la force et la survenue d'un viol (accompagné de cris et

15 Bien que l'intérêt d'un tel choix puisse être justifié, notamment lorsqu'il s'agit d'étudier l'existence d'un seuil de tolérance ou d'acceptabilité en matière de coercition sexuelle, cette dynamique ne nous est pas apparue crédible ou susceptible de survenir en milieu naturel.

d'une détresse de Marie) n'auraient pas permis de déterminer si les réponses des participants rendaient compte d'une perception réelle de la situation ou d'une accentuation d'un biais de désirabilité sociale au regard du dénouement tragique du scénario. Afin de limiter au maximum l'impact potentiel de la désirabilité sociale, il paraissait plus prudent d'interrompre la bande audio en conséquence.

Enfin, et bien que cet aspect soit abordé plus en détail lors de la discussion des résultats, il importe de souligner que le scénario adapté s'accompagne également d'un ajustement quant à l'interprétation proposée des réponses. Alors que certains auteurs ont pu explicitement proposer d'interpréter le temps de latence comme une mesure de propension à l'agression sexuelle (voir par exemple, Spokes et al., 2014), il nous semble plus juste de comprendre le temps de latence comme un indicateur de la quantité d'informations accumulée avant d'indiquer qu'une femme n'est plus intéressée par avoir une relation sexuelle, et par extension, indiquer qu'une interaction sociale, impliquant une dimension sexuelle, doit prendre fin.

Tableau I. Segmentation du stimulus expérimental Durée (en secondes) Étapes (définies selon le comportement général de Marie) Réaction de Martin [0,45) Phase d'approche

[45,120) Intérêt mutuel et échange de baisers [120,143) Première fluctuation de

l'intérêt, mais une absence d'intérêt n'est pas explicitement exprimée par

Marie

Martin manifeste son excitation et essaie de convaincre verbalement

Marie de continuer

[143,195) Deuxième fluctuation de l'intérêt et demande plus explicite de Marie de ralentir

les choses

Martin manifeste son excitation et essaie de

convaincre Marie verbalement, mais aussi en

continuant à l'embrasser [195,220) Intérêt mutuel à nouveau manifesté et accompagné d'une excitation sexuelle plus explicite chez Martin et Marie [220,250) Expression d'une absence

d'intérêt chez Marie qui explicite ses limites

Martin s'excuse et met en avant son excitation sexuelle

pour justifier son comportement [250,280) Deuxième expression d'une

absence d'intérêt chez Marie qui explicite encore davantage ses limites

Martin menace de mettre fin à leur relation

[280,290) Absence d'intérêt particulièrement explicite

exprimée par Marie

Martin se dit indigné et l'exprime clairement à Marie