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Intégrale de Kurzweil-Henstock : rudiments

Dans le document Intégration (Page 95-105)

FrançoisDEMARÇAY

Département de Mathématiques d’Orsay Université Paris-Sud, France

1. Problème fondamental de l’intégration Sur un intervalle compact :

[a, b] b R, soit une fonction réelle :

F: [a, b]−→R

qu’on suppose seulement et uniquementdérivable en tout point :

∀x∈[a, b] ∃F0(x) := lim

h→0

F(x+h)−F(x)

h ,

sans autre hypothèse particulière, et notamment, sans s’imaginer que la fonction dérivée F0(x)est continue sur[a, b], ni même bornée, d’ailleurs.

Intuitivement et moralement, on s’imagine naturellement que l’intégration doit être l’opération exactement inverse de la dérivation.

Par conséquent, toute théorie de l’intégration digne de ce nom se doit de pouvoir affirmer que :

Z b a

F0(x)dx = F(b)−F(a).

Bien entendu, une telle égalité naturelle est vraie lorsque F0 est une fonction bornée Riemann-intégrable — grâce à la théorie qui vient d’être traitée exhaustivement dans le chapitre précédent ! —mais la dérivée F0 d’une fonction dérivable quelconque n’a au-cune raison d’être continue, bornée, voire Riemann-intégrable.

Exemple 1.1. Soit la fonctionF: [0,1]−→Rdéfinie par : F(x) :=

(0 lorsque x= 0,

x2cos x12

lorsque 0< x61.

Clairement,F est dérivable en tout pointxtel que0< x61. Mais elle est aussi dérivable enx= 0de dérivée nulle :

h→lim

>0

F(h)−F(0)

h = lim

h→>0

h2cos h12

h

= lim

h→>0hcos h12

= 0,

puisque la fonction cosinus est majorée par 1 en valeur absolue. En somme, la fonction dérivée vaut :

F0(x) =

(0 lorsque x= 0,

2xcos x12

2xsin x12

lorsque 0< x61,

mais on voit alors par cette expression que F0 est sauvagement non continue en x = 0, puisque :

2xcos x12

| {z }

tend vers0 quandx→0

2xsin x12

| {z }

oscille sauvagement entre−∞et+∞

.

Pour une telle fonction pathologique qui est la dérivée d’une vraie fonction fringante et en bonne santé, on aimerait quand même bien pouvoir écrire et reconstituer :

Z 1 0

|{z}quelle intégrale iventer?

F0(x)dx = F(1)−F(0)

= cos(1).

Surgit donc le problème de savoir si on peut inventer une théorie plus puissante que celle de Riemann dans laquelle la véracité de cette formuleR

F0 =F serait pleinement justifiée.

Un tel objectif est plus ambitieux que de se poser seulement la question de déterminer, avec une théorie établie comme celle de Riemann, pour quelle classe de fonctions la formule R F0 =F sera valide.

La théorie de l’intégrale de Lebesgue — point d’orgue de ce cours — étendra consirablement la véracité de cette formule, mais sans couvrir vraiment toutes les fonctions dé-rivéesF0 d’une fonctionF. Toutefois, la théorie de Lebesgue résoudra de multiples autres questions, ce qui garantit la centralité de son intérêt mathématique, et explique pourquoi elle est enseignée partout dans le monde terrestre sublunaire.

À vrai dire, c’est une autre théorie, dite de Kurzweil-Henstock, qui, en raffinant quelque peu celle de Riemann, va répondre pleinement à la question de savoir comment rendre universellement vraie la formule en question :

Z b a

F0(x)dx=F(b)−F(a).

Il y a là un fait philosophique général : tandis que la théorie de Lebesgue embrasse si-multanément plusieurs questions d’invention conceptuelle — notamment la question d’at-tribuer une mesure aux sous-ensembles deR —, celle de Kurzweil-Henstock se concentre à l’origine sur une question unique, et donc — fait philosophique concernant les mathéma-tiques — les deux théories s’avèrent n’être pas complètement équivalentes, et des diver-gences essentiellement mineures se manifestent inévitablement.

Maintenant, pour une fonctionF, que veut dire au juste «être dérivable» ? Et surtout, par quel concept nouveau d’intégration pourrait-on «récupérer» la fonction en intégrant sa dérivée ?

Dire qu’en un point quelconquex∈[a, b], la limite :

h→0lim

F(x+h)−F(x)

h =:F0(x),

existe, c’est dire précisément avec des quantificateurs que :

∀ε >0 ∃δε,x>0

∀h |h|6δε,x =⇒

F(x+h)−F(x)

h −F0(x)

.

x b

x−δε,x x+δε,x

x droite affine

le graphe embrassant cône fin

a 0

y tangente

{y=F(x)}

Géométriquement, donc, au-dessus du très petit intervalle : x−δε,x, x+δε,x

,

le graphe de F est contenu dans un cône fin resserré de manière très étroite autour de la tangente en(x, F(x))à la courbe droite d’équation :

Y −f(x) =F0(x) X−x , à savoir (exercice) le cône défini par les inéquations :

X−x

6 δε,x,

Y −F(x)

X−x −F0(x) 6 ε.

Intégrer la fonction dérivéeF0(x)et retrouverF(b)−F(a)revient donc géométriquement à suivre pas à pas une canalisation par des cônes.

b

x 0 a

y

Pourvu que les cônes approximent suffisamment bien les morceaux du graphe, on es-père intuitivement qu’en partant deF(a)à gauche, la canalisation avec erreurs contrôlées redonneraF(b)à±εprès.

Plus précisément, on espère qu’il existe un entiern>1et une subdivision : a=x0 < x1 <· · ·< xn−1 < xn=b

de l’intervalle[a, b]telle qu’en sommant les erreurs : F(xk+hk)−F(xk)−hkF0(xk)

6 ε|hk|, et en effectuant une somme téléscopique agréable, on obtienne au final :

F(b)−F(a)

6 ε X

k

|hk|

| {z }

b−a

,

ce qui montrerait que la valeurF(b)peut être rendue arbitrairement proche deF(a).

Mais afin de réaliser cela, il faut s’arranger pour que la taille des intervalles sur les-quels on dispose de telles inégalités soit assez grande pour contenir les deux points voisins immédiats de la subdivision.

Non seulement cela va être effectivement possible, mais encore cela va nous faire dé-couvrir des subdivisions plus générales et plus adaptées que celles que nous avons vues dans la théorie de Riemann.

2. Partitions finies pointées, et jauges

Il est temps maintenant de présenter les concepts fondamentaux de la théorie de Kurzweil-Henstock.

Étant donné un intervalle quelconque[a, b]⊂Ravec :

−∞< a < b <∞,

on va considérer des subdivisions quelconques dont les segments sont munis d’un point de référence.

Définition 2.1. Une famille finie de sous-intervalles fermés : I1, . . . , In ⊂ [a, b]

est unepartition finiede[a, b]si :

[a, b] = [

16k6n

Ik,

et si les intersections de segments deux à deux sont soit vides soit réduites à un point :

Card Ik1 ∩Ik2

= 0 ou 1 (16k1, k26n). Autrement dit, après réordonnancement, les intervallesI1, . . . , Inremplissent[a, b] lors-qu’on les met bout à bout l’un à la suite de l’autre.

Définition 2.2. Une partition finie pointée de [a, b] est une partition finie I1, . . . , In dont chaque intervalle :

Ikk est muni d’un point distinguéξkqui lui appartient.

Bien entendu, à toute partition finie pointée est associée la somme de Riemann-Kurzweil-Henstock :

n

X

k=1

Ik f(ξk),

qui n’est d’ailleurs rien d’autre que ce que nous avons appelésomme de Riemanndans le chapitre précédent.

Contrairement à ce que nous avons requis dans la théorie de Riemann, nous demande-rons en général non seulement que le pas des subdivisions :

max

16k6n|Ik| −→

n→∞ 0

tende vers zéro, mais aussi,nous adapterons librement la finesse des subdivisions à chaque fonction que nous souhaitons intégrer en concentrant plus de points là où cela est néces-saire.

On s’imaginera donc que dans certaines zones de l’intervalle [a, b], le pas se resserrera plus vite vers zéro que dans d’autres zones.

Pour conceptualiser une notion de finesse variable des subdivisions, introduisons alors le concept dejauge, qui est une application réelle à valeurs strictement positives servant à exercer un contrôle sur les intervalles d’une partition finie pointée.

Définition 2.3. Une application quelconque :

δ: [a, b] −→]0,∞[

est appelée unejaugesur[a, b].

La valeur d’une jauge en un point quelconque x ∈ [a, b] est donc finie et strictement positive :

0< δ(x)<∞, ce qui est important.

Définition 2.4. Étant donné une jauge δ: [a, b] −→]0,∞[, on dit qu’une partition finie pointée Ikk

16k6nestδ-finesi ses intervalles sont embrassés parδau sens où : ξk ∈ Ik

ξk−δ(ξk), ξk+δ(ξk) .

3. Intégrale de Kurzweil-Henstock des fonctions dérivées d’une fonction Un premier lemme réalise de manière élémentaire la construction de partitions subor-données à une jauge, pièce du puzzle que nous avons vue plus haut comme étant nécessaire.

Lemme 3.1. [Cousin]Étant donné une jauge quelconqueδ: [a, b]−→R, il existe toujours (au moins) une partition finie pointée de[a, b]qui estδ-fine.

Démonstration. Raisonnons par contradiction, à savoir supposons par l’absurde que l’in-tervalle[a, b]n’admette pas de partition finie pointéeδ-fine.

Effectuons alors unedichotomiede[a, b](littéralement en Grec «couper en deux») : [a, b] =

a, a+b2 [ a+b

2 , b ,

et observons que pour une raison purement logique, si chacun de ces deux sous-intervalles admettait une partition finie pointéeδ-fine, alors la réunion simple de ces deux dernières constituerait une partition finieδ-fine sur[a, b]; par conséquent, au moins l’un de ces deux sous-intervalles n’admet pas de partition pointéeδ-fine ; notons alors [a1, b1] un tel sous-intervalle de longueur b−a2 .

Par récurrence, pour tout entierk >2, on trouve alors un sous-intervalle : [ak, bk] ⊂ [a, b]

de longueur :

b−a 2k

contenu dans le précédent[ak, bk] ⊂ [ak1, bk−1] qui n’admet toujours pas de partition fi-nie pointéeδ-fine. Prenons alors gaillardement l’intersection infinie de tous ces intervalles emboîtés :

\

k>1

[ak, bk] =:x,

laquelle consiste, d’après un théorème censé être connu au niveau où nous en sommes, en un unique pointx∈[a, b].

Mais alors puisqu’en ce point on a :

δ(x) > 0, il suffit en fait de choisirk 1assez grand au sens où :

δ(x) > b−a 2k , pour assurer que :

x ∈ [ak, bk] ⊂

x−δ(x), x+δ(x) ,

ce qui apporte manifestement une contradiction conclusive en montrant que[ak, bk]admet une partition pointéeδ-fine réduite au seul intervalle[ak, bk]!

Nous pouvons maintenant introduire la définition principale.

Définition 3.2. [Intégrabilité au sens de Kurzweil-Henstock]Une fonction réelle : f: [a, b] −→ R

est diteintégrable au sens de Kurzweil-Henstockd’intégrale le nombre réel noté : Z b

a

f, si pour toutε >0, il existe une jauge :

δε: [a, b] −→ R telle que pour toute partition finie pointée de[a, b]:

Ikk

16k6n,

qui estδε-fine :

ξk ∈ Ik

ξk−δεk), ξkεk)

(k= 1···n), la somme de Riemann-Kurzweil-Henstock associée satisfait :

L’intégrabilité au sens de Riemanncorrespond alors au choix le plus simple d’une jauge constante, car en effet, on vérifie (exercice) la reformulation suivante.

Théorème 3.3. Une fonction réellef: [a, b] −→ Rest Riemann-intégrable d’intégrale le nombre réelRb

a f(x)dx si et seulement si, pour toutε > 0, il existe une jaugeconstante [a, b]−→ {δε}avecδε>0telle que pour toute subdivision :

a=x0 < x1 <· · ·< xn−1 < xn =b, de points centraux :

ξk:= xk+x2k−1 (k= 1···n),

Mais notre objectif principal était de démontrer un résultat annoncé plusieurs fois, ré-sultat par lequel s’achèvera ce très bref chapitre.

Théorème 3.4. La dérivéeF0 d’une fonctionF: [a, b] −→ Rdérivable en tout pointx ∈ [a, b]est intégrable au sens de Kurzweil-Henstock et elle satisfait :

Z b a

F0 =F(b)−F(a).

Démonstration. À un nombre réel arbitrairement petitε > 0, il est à présent intuitivement clair qu’on doit associer la jauge :

δε(x) :=δε,x,

qui exprime précisément ladérivabilitédeF en tout pointx∈[a, b]:

∀h |h|6δε(x) =⇒

F(x+h)−F(x)−h F0(x)

6 |h|ε.

(3.5)

Comme dans la Définition 3.2, soit une partition finie pointée quelconque : Ikk

16k6n

qui estδε-fine. Grâce au Lemme 3.1 de Cousin, il en existe au moins une.

Précisément, si les intervalles Ik sont ordonnées pour apparaître bout à bout dans un ordre croissant, et si on donne un nom à leurs extrémités :

Ik =:

xk−1, xk

(k= 1···n), avec donc :

a=x0 < x1 <· · ·< xn−1 < xn =b,

alors on a :

ξk

xk−1, xk .

Maintenant, il s’agit de faire voir que la différence entre F(b)−F(a)et la somme de Riemann-Kurzweil-Henstock pourF0 peut être rendue arbitrairement petite, ce que nous effectuons sans sourciller à coup de somme téléscopique et d’inégalités triangulaires :

[Utiliser la dérivabilité (3.5)] 6

n

et nous obtenons à la fin un majorant qui tend vers 0 lorsque ε → 0, ce qui conclut en

beauté notre court périple dans la « contréeKH».

Mentionnons que la « ThéorieKH» dont nous venons de donner un succinct aperçu peut être développée bien au-delà,cf.[1].

Mais cédons sans attendre à l’appel des belles sirènes de la « ThéorieL», et changeons maintenant de chapitre.

4. Exercices

Exercice 1. Comme dans l’Exemple 1.1 soit la fonctionF: [0,1]−→Rdéfinie par : F(x) :=

(0 lorsque x= 0,

x2cos x12

lorsque 0< x61.

PourquoiF0est elle Kurzweil-Henstock-intégrable ? Montrer en revanche que|F0|ne l’est pas.

Exercice 2. (a)SoitKRun sous-ensemble fermé borné, donc compact, et soitδ:K−→]0,∞[une jauge surK. Montrer qu’il existe une famille finie d’intervalles presque disjoints fermésI1, . . . , IN dont la réunion recouvreKet tels que pour toutk= 1, . . . , N, il existexk IkKavecIk [xkδ(xk), xk+δ(xk)

. (b)Soit généralementERun sous-ensemble quelconque, et soitδ:E −→]0,∞[une jauge surE. Montrer qu’il existe une famille dénombrable d’intervalles presque disjoints fermésI1, . . . , Ik, . . . dont la réunion complète recouvreKet tels que pour toutk>1, il existexkIkKavecIk[xkδ(xk), xk+δ(xk) est Kurzweil-Henstock-intégrable, d’intégrale égale à2.

Exercice 4. Sur un intervalle compact [a, b] b R, soient deux fonctions Kurzweil-Henstock-intégrables

Étant donné un nombre réelp >1fixé, pourN >1entier quelconque, on introduit la partition finie pointée : pj

(a)Montrer que la somme de Riemann-Kurzweil-Henstock associée s’exprime explicitement comme : Sp,N(f) :=(p1)log(p)

Montrer alors que :

lim

N→∞Sp,N(f) =1.

Indication:Utiliser le fait que lim

p→>1 log(p)

p−1 = 1.

(e)Montrer que la fonctionf est intégrable au sens de Kurzweil-Henstock, d’intégrale égale àR1

0 f =1.

Exercice 6. (a)Montrer qu’une fonctionf: [a, b] −→ Rdéfinie sur un intervalle compact[a, b] bRqui est nulle en dehors d’un sous-ensemble dénombrable{xk}k∈Nde[a, b]est intégrable au sens de Kurzweil-Henstock, d’intégraleR1

0 f = 0nulle.Indication:Avecε > 0arbitrairement petit, choisir une fonction de jaugeδ: [a, b]−→]0,∞[satisfaisant :

δ(xk) 6 ε 1 2k

1

1 +|f(xk)| (kN).

(b) Montrer que si deux fonctions g, h: [a, b] −→ R diffèrent uniquement sur une partie dénombrable {xk}k∈Nde[a, b], alorsf est Kurzweil-Henstock intégrable si et seulement sigl’est, et dans ce cas, montrer queRb

af =Rb a g.

(c)Soit la fonction indicatrice deQ, définie par : 1Q(x) :=

1 lorsque xQ, 0 lorsque xR\Q.

Montrer qu’elle est Kurzweil-Henstock intégrable. Mais est-elle aussi Riemann-intégrable ? Exercice 7. EE

RÉFÉRENCES

[1] KESSELMARK, C. ; MOONENS, L. : Les théorèmes fondamentaux du calcul intégral : énoncés généraux et (in)compatibilités, Gazette des mathématiciens,141, juillet 2014, 49–67.

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