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Chapitre 1. Problématique

1.6. Instrumentation, conceptualisation et représentation

Cette section aborde les éventuelles incidences du processus de genèse instrumentale sur les représentations et les conceptualisations des élèves relatives au fonctionnement des artefacts numériques.

La plupart des recherches consacrées aux usages – mentionnées dans le chapitre précédent –, constatent que dans l’interaction des élèves avec les technologies numériques à leur disposition, ces dernières constituent rarement l’objet de leurs activités mais leur moyen, à savoir l’instrument des activités. Intéressé ici aux représentations et aux conceptualisations des élèves par rapport au fonctionnement de ces objets et systèmes, il nous semble donc nécessaire d’approfondir ce que cette relation instrumentale peut apporter à l’élaboration de ces catégories. Il s’agit donc de mettre en lumière certains aspects du processus dit de « genèse instrumentale » développée par Pierre Rabardel (1995a, 1995b) à la suite des travaux de Leontiev (1978). Ce processus a deux versants : l’un dit d’instrumentalisation, et l’autre dit d’instrumentation. Nous n’aborderons dans cette section que le processus d’instrumentation, à savoir le processus d’élaboration et de modification des schèmes d’action, des représentations et des conceptualisations du sujet par rapport à l’instrument.

Soulignons d’emblée que le processus de « genèse instrumentale » se développe intégralement dans le cadre de l’activité de l’individu. Il s’agit en ce sens d’un processus essentiellement contextualisé et subordonné aux actions effectives du sujet (Rabardel, 1993). Avant toute activité effective, ce qui est donné à l’individu ce n’est donc que la composante artefactuelle de l’objet, de la machine ou du système (Rabardel 1995a). L’instrument n’est qu’une des résultantes de l’interaction systématique de l’individu à la fois avec l’artefact – le moyen de l’activité – et avec l’activité que ce dernier médiatise. Toute activité instrumentée se caractérise ainsi par la triade « Sujet<>Instrument<>Objet » (Rabardel, 1993). L’instrument constitue donc le médiateur entre le sujet et son activité mais aussi entre l’activité et le sujet. L’instrument, plus précisément, est « une entité mixte qui comprend d’une part, l’artefact matériel ou symbolique et d’autre part, les schèmes d’utilisation, les représentations qui font partie des compétences de l’utilisateur et sont nécessaires à l’utilisation de l’artefact » (Rabardel 1995b, p. 64). En plus donc de sa dimension artefactuelle, l’instrument chez Rabardel comporte aussi une dimension cognitive, à savoir l’ensemble des schémas et des représentations nécessaires à son utilisation. Le processus de genèse instrumentale est donc, en dernière analyse, un processus d’élaboration de

représentations et des schèmes d’utilisation dont l’impact sur la conceptualisation de l’individu est particulièrement important.

Remarquons que, dans cette perspective, l’usage de l’instrument implique l’élaboration de représentations mentales relatives à certaines caractéristiques de sa structure et de son fonctionnement (Rabardel, 1993). Or, précise Rabardel, « ce n’est pas la totalité de l’artefact qui constitue l’instrument du sujet mais seulement une fraction de celui-ci qu’il a sélectionnée et dont il a élaboré les propriétés pertinentes pour l’action au cours de la genèse instrumentale » (1995b, p. 63). On comprend donc que les schèmes, les représentations et les conceptualisations élaborés dans toute activité instrumentée se développent, en effet, « dans » et « pour » » l’action : leur fonction principale est le guidage et le contrôle de l’action. Cette précision est particulièrement importante dans le cadre de notre recherche car elle nous permet de mieux comprendre le fait que les représentations élaborées par les élèves à propos de la structure et du fonctionnement des artefacts numériques sont sélectives, voire laconiques, et visent seulement la partie de l’artefact impliquée dans l’activité de l’élève avec l’instrument.

En effet, la caractéristique essentielle des représentations prévues dans le cadre de la genèse instrumentale est donc, en premier lieu, « leur finalisation par rapport à l’action et plus généralement à l’activité du sujet » (Rabardel, 1995a, p. 148). Bien qu’elles soient indispensables du point de vue de l’action, l’individu ne se représente que certains aspects de la structure et du fonctionnement de l’instrument, à savoir ceux qui comprennent des éléments pertinents pour l’aboutissement de l’activité. En outre, compte tenu du fait que dans les activités instrumentées « l’objet de l’activité prime sur le moyen » (Rabardel, 1993), l’instrument de l’activité dévient ainsi « transparent ». D’où, enfin, que « la sélection des éléments en fonction des besoins de l’action aboutit à une déformation fonctionnelle de la représentation (par rapport à une représentation qui viserait à fournir une image fidèle du représenté). La sélection des seuls éléments pertinents pour l’action, l’accentuation des points les plus informatifs en fonction de la tâche et de l’objet de l’activité du sujet sont à l’origine de cette déformation fonctionnelle » (Rabardel, 1995a, p. 148).

Notons que rien n’assure que la construction des représentations relatives au fonctionnement et à la structure des instruments permettent le passage d’une logique d’utilisation à une logique d’explication du fonctionnement et de la structure. Certaines recherches montrent même que la relation inverse ne se vérifie pas, c’est-à-dire que le fait d’avoir des connaissances sur le fonctionnement et la structure de l’artefact ne garantit pas des usages

plus pertinents. Citons comme exemple la recherche menée par Hanisch, Kramer, et Hulin (1991) dans laquelle les chercheurs mettent en évidence les difficultés d’un groupe d’individus (des concepteurs) ayant des connaissances techniques sur un type de téléphone à se représenter l’utilisation effective du dispositif. Plus remarquable encore, en les mettant en situation d’utilisateurs et en comparant leurs usages avec ceux d’un groupe de novices — mais sans aucune connaissance sur la structure et le fonctionnement du dispositif —, les auteurs montrent que lorsqu’ils sont confrontés à la même tache, les représentations des deux groupes sont particulièrement proches : la connaissance structurelle et fonctionnelle du système ne s’est pas traduite par des usages plus performants.

Conclusion-Approche instrumentale

L’approche instrumentale prévoit donc l’existence chez les élèves des représentations relatives au fonctionnement et à la structure des dispositifs, objets ou systèmes ayant atteint chez ces derniers le statut d’instrument, comme c’est le cas par exemple des Smartphones tactiles. Or l’approche instrumentale précise aussi que les éventuelles représentations construites par les élèves à propos du fonctionnement et de la structure des artefacts retenus dans cette recherche sont à la fois incomplètes et approximatives – celles-ci visent notamment la partie de l’artefact impliquée dans les actions de l’élève. Ajoutons à cela que l’élaboration des représentations à propos de la structure et du fonctionnement des artefacts dépend non seulement du fait que l’artefact ait atteint le statut d’instrument, mais aussi du degré de transparence structurelle et fonctionnelle de l’artefact en question : « l’artefact doit avoir une certaine transparence afin de rendre possible la construction et l’actualisation de ces représentations » (Rabardel, 1993, p. 108).

Ce dernier élément, à savoir la question de la transparence de l’artefact, pointe directement le fait que le TNI et le Smartphone tactile se présentent aux élèves de ce point de vue de manière fondamentalement distincte. Contrairement au Tableau Numérique Interactif (TNI) qui est un artefact avec une certaine transparence structurelle, les Smartphones tactiles ne permettent pas aux élèves de percevoir ses organes constitutifs, aspect qui peut donc rendre difficile la construction et l’actualisation des représentations des élèves par rapport à leur structure et fonctionnement Ainsi, compte tenu de la transparence structurelle relative aux TNI, on pourrait s’attendre à recueillir des représentations relativement plus élaborées vis-à-vis de ces derniers. Or, rappelons finalement que la construction des représentations ne dépend pas fondamentalement de la transparence de l’artefact. La construction des représentations sur le

fonctionnement et la structure des artefacts dépendent en premier lieu du degré de développement du processus de genèse instrumentale. De ce point de vue, les attentes précédentes doivent être nuancées car, contrairement aux TNI qui sont des artefacts rarement utilisés par les élèves, dans le cas des Smartphones tactiles le processus de genèse instrumentale est comparativement plus développé, ce qui implique donc des représentations plus élaborées.