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Nous devons à Annie CLERC4 une distinction intéressante entre deux manières d’approcher l’innovation : la première consiste à considérer le résultat de l’innovation et la seconde à s’intéresser au processus même qui est à l’œuvre dans l’innovation. Ces deux approches nous paraissent également fructueuses pour définir le champ de ce que nous considérerons comme innovation dans la région de Tunis et pour en classer les différentes manifestations.

a. L’innovation en tant que résultat.

Si l’innovation a fait l’objet d’un nombre impressionnant de travaux dans diverses disciplines, il est une référence incontournable en la matière, celle de l’économiste Joseph SCHUMPETER (1883-1950) pour qui l’innovation se distingue très nettement de l’invention, et s’inscrit dans une dynamique entrepreneuriale5

. Cinq cas d’innovation sont distingués par lui : fabrication d’un nouveau produit, introduction d’une méthode de production nouvelle dans une branche d’activité, conquête d’un nouveau débouché économique, conquête d’une nouvelle source de matière première, nouvelle organisation de la production.

Nous pouvons constater que ces cinq opérations diffèrent non seulement par leur

forme, mais aussi par le lieu économique où elles exercent leurs effets. Concernant ce second

critère, qu’A.CLERC appelle « le niveau d’impact sur le processus de production », une

4 COLOMBET CLERC Annie : Eléments pour une conceptualisation du phénomène d’innovation

technologique, Th. : Sc. Economiques : Lyon II : 1982.

5 SCHUMPETER Joseph : Théorie de l’évolution économique, 1911, nouvelle édition française, Paris : Dalloz, 1983.

innovation technologique peut être visible pour le consommateur, à la disposition de qui l’on met un nouveau produit – c’est l’innovation-produit – ou bien elle peut n’être perçue comme telle que par les acteurs impliqués dans le processus de production – nous parlerons alors d’innovation-procédé. Nous rattacherons à cette catégorie, parmi les opérations citées par SCHUMPETER, l’ « introduction d’une méthode de production nouvelle », la « conquête d’une nouvelle source de matière première » et la « nouvelle organisation de la production ». La distinction entre « innovation-produit » et « innovation-procédé » structurera la suite des développements contenus dans le chapitre présent.

Concernant le critère de la forme de l’innovation, ou encore, selon la terminologie d’A.CLERC, de leur nature, nous pouvons distinguer à la suite de cet auteur :

1. Les innovations à caractère technologique - introduction de produits nouveaux ou de procédés nouveaux de production, - « application originale et réussie d’une invention porteuse de progrès », (CLERC. A., 1982).

2. Les innovations à dominante commerciale : prospection d’un nouveau marché, création d’une marque, d’une nouvelle forme de promotion des ventes, d’un nouveau « concept » commercial6.

3. Les innovations à dominante organisationnelle : la réorganisation du travail dans une entreprise peut faire partie de ce type d’innovation, qui revêt en même temps un caractère social. Par exemple, la remise en cause du travail à la chaîne ne peut guère se concevoir sans que soient abordées simultanément les questions de la rémunération et de la formation du personnel.

4. Les innovations à dominante institutionnelle : pour notre part nous pensons que toute initiative entrepreneuriale allant dans le sens de la collaboration avec des partenaires peut entrer dans cette catégorie d’innovations, puisqu’elle implique en principe la création d’institutions nouvelles telles que syndicats, associations, coopératives ou simplement sociétés. Cette quatrième forme d’innovation intéresse tout particulièrement notre problématique, car elle se situe à l’interface entre les concepts de district industriel et de réseau, d’une part, et celui d’innovation, d’autre part : prendre une initiative visant à établir une relation avec un collègue ou un autre acteur, c’est, de la part d’un entrepreneur, en soi, innover et, aussi, contribuer à créer les conditions de l’innovation.

On peut considérer également que les formes de concentration du capital et les modalités de constitution de groupes sont à classer dans cette catégorie, puisque, la plupart du temps, elles se traduisent par des modifications institutionnelles au sein des entreprises impliquées : statut juridique, propriété, pouvoir, etc.

L’intérêt de la typologie des formes d’innovation réside dans son aptitude à mettre en évidence à quel point l’innovation ne peut se résumer à son aspect technologique. D’une part, toute innovation technologique comporte une dimension sociale et/ou économique qui décideront pour une part significative de son succès ou de son échec. D’autre part, des actes qui ne mettent en œuvre aucune compétence technologique peuvent être qualifiées d’innovations, ce qui revient à avoir de l’innovation une conception extrêmement large par laquelle, finalement, toute mutation dans la vie d’une entreprise, dans la mesure où elle est volontaire et « porteuse de progrès », peut être considérée comme une innovation. Cette classification met en forme et systématise une pensée qui, depuis SCHUMPETER, insiste sur l’environnement économique et commercial de l’innovation. L’innovation doit rencontrer le succès pour mériter ce nom, ce que résume la définition proposée par A. PIATIER de

6 Les exemples sont de nous, A. M.

l’innovation : « une idée – ou un groupe d’idées – transformée en quelque chose – produit ou procédé – vendu ou utilisé »7.

Mais la classification synthétique réalisée par Annie CLERC nous apparaît précieuse aussi en ce sens qu’elle introduit – après le lieu et la forme - un troisième critère de classification de l’innovation en tant que résultat. Ce critère, s’il n’apparaît pas dans la définition de SCHUMPETER, permet d’élargir considérablement le champ de l’innovation, en considérant qu’il n’y a pas d’innovation mineure, mais que la portée de chaque innovation doit être relativisée. La prise en compte du degré de l’innovation technologique permet donc de distinguer :

1. Les innovations de rupture (radicales, absolues)

La rupture introduite par de telles innovations tient sa radicalité du fait qu’elle emporte tout un système technologique : en effet, ce type d’innovations ne change pas seulement un produit, une machine, mais il touche à la fois aux sources d’énergie utilisées, aux matières premières consommées, aux produits fabriqués, ainsi qu’ au rapport du travailleur à son travail et aux instruments de son travail.

Ce caractère global et synthétique de l’innovation de rupture entraîne deux conséquences qui nous paraissent dignes d’être signalées compte tenu de notre problématique :

En premier lieu, du fait qu’elles atteignent, entre autres éléments du système technique, le procès de travail lui-même, elles s’inscrivent généralement dans une stratégie économique de diminution des coûts de production (par augmentation de la productivité du travail). Leur aspect le plus visible touche donc aux procédés de production, même si elles ne se limitent pas à cet aspect, comme l’a souligné de longue date SCHUMPETER. Pour ce dernier, en effet, ce type d’innovation, qu’il appelle « innovation majeure » en ce qu’elle inaugure un cycle économique long (ceux de KONDRATIEV), procède par grappes (SCHUMPETER J., 1911). Ainsi par exemple, le cycle 1896-1940 serait basé sur la grappe automobile-électricité-chimie. La mise au point du moteur à explosion constitue à la fois la base d’un nouveau moyen de transport pour les ménages - l’automobile - et celle de nouveaux moyens de production augmentant considérablement la productivité du travail, puisque le moteur à explosion permet d’actionner toutes sortes de machines utilisées en agriculture (tracteurs), dans l’industrie ou dans les transports. L’innovation majeure ou de rupture, si elle se présente sous des aspects divers et sert des stratégies économiques différentes, contient en tout état de cause un enjeu économique de réduction des coûts de production.

En second lieu, si, comme le signale SCHUMPETER, ces grappes d’innovations dites majeures sont concentrées dans le temps et dans l’espace, cette concentration nous apparaît toutefois relative : nous pouvons, certes, avec le recul historique, localiser la « première révolution industrielle »8 (ou si l’on préfère, le take-off, ou le décollage du développement industriel européen) en Angleterre à la fin du XVIIIème siècle, mais il est difficile de prétendre à plus de précision : la mise au point de la machine à vapeur fut le résultat d’interactions entre inventeurs et innovateurs différents, qui ne se connaissaient d’ailleurs pas toujours. Il en est de même du processus de conditionnement mutuel des progrès techniques

7

PIATIER A : « L’innovation dans l’industrie, les enseignements de quelques enquêtes », Centre de prospective

et d’évaluation, 1984, n°32, Ministère de l’Industrie et de la Recherche, page 4.

touchant le tissage et le filage à la même époque9. Plus l’innovation est radicale, plus il semble difficile de la localiser précisément chez un entrepreneur ou, plus généralement, l’attribuer à un acteur donné. Nous verrons qu’il en va différemment de la catégorie des « innovations d’amélioration ». Le recul historique que nous avons concernant la première révolution industrielle nous manque bien sûr pour la période actuelle, bien que nous sentions pourtant que les mutations de la fin du XXème siècle et qui touchent notamment l’électronique, l’informatique, la télématique, constituent probablement une nouvelle grappe d’innovations majeures susceptibles d’inaugurer un nouveau cycle économique. Nous pouvons de même localiser approximativement l’origine de ces innovations dans la « zone Pacifique » (Californie, Japon).

Il en résulte pour notre diagnostic de l’innovation à Tunis que la question de savoir si l’innovation de rupture est présente dans l’espace étudié n’a pas de sens : il est clair que la prochaine révolution industrielle ne germera pas plus en Tunisie que, d’ailleurs, en Europe. Cela n’exclut pas que des Tunisiens, ou des Tunisois, participent à cette révolution lorsqu’ils

introduisent des produits ou procédés radicalement nouveaux : c’est ainsi le cas de M.

Abdelmajid T. , photograveur, installé à La Soukra, qui s’est efforcé de synthétiser le dernier cri du matériel informatique disponible au niveau mondial pour ce genre d’activité. Nous pouvons même avancer, à la lumière de son exemple, que le caractère tardif de l’industrialisation de la Tunisie peut se révéler un atout. Il permet en effet aux industriels nouvellement installés d’avoir accès directement au matériel le plus récent, car ils ne sont pas contraints par l’exigence préalable d’amortir des biens d’équipement plus anciens.

Les innovations d’amélioration, qui vont être définies maintenant, peuvent, beaucoup plus facilement que les précédentes, être repérées et localisées à un niveau micro-économique.

2. les innovations d’amélioration.

A l’inverse de la catégorie précédente, c’est ici la continuité qui prévaut : seul un élément d’un système technique est modifié par l’innovation, laquelle peut même consister, encore plus simplement, en une nouvelle combinaison d’éléments préexistants. Nous pouvons donner quelques exemples de ce type d’innovations : l’utilisation dans les poêles à frire du téflon, produit inventé d’abord pour recouvrir le supersonique Concorde ; l’application aux piscines et aux bateaux d’une technique de soudure initialement prévue pour les ballons dirigeables (sur appel d’offres du CNRS)10

. Nos propres rencontres avec des inventeurs de la région de Tunis nous permettent également d’illustrer cette forme d’innovation : M. Abdelhamid Z.11 , par exemple, a mis au point un système d’éclairage automatique en fonction, d’une part, de la luminosité et, d’autre part, du nombre de personnes présentes dans une pièce ; il n’a pas inventé une nouvelle technique, mais il s’est « contenté » de combiner, en un système néanmoins original, des techniques existantes : émetteurs de faisceaux lumineux, récepteurs de faisceaux, compteurs, cellules photo-électriques, interrupteurs, lampes. De même, M. Hichem B. A.12 a appliqué la technique de la fibre optique à la fabrication d’une sorte de panneaux lumineux qui présente comme avantages, selon lui, l’absence de fils électriques, un gain en terme de sécurité (du fait de la possibilité de les réparer à partir du sol), une économie d’énergie et une apparence esthétique (diversité de couleurs).

9 RIOUX Jean-Pierre : La révolution industrielle, 1780-1800, Paris Le Seuil, 1971 et 1989, page 67.

10

FRACTAL Benoît : « Surfer sur les créneaux », Autrement, avril 1984 (« Les Héros de l’économie »).

11 Entretien du 17 juin 1995, Le Kram.

C’est sur ce type d’innovations qu’insistent les auteurs d’un rapport de l’OCDE quand ils écrivent : « L’innovation peut prendre de nombreuses formes : ajouts ou améliorations apportés à des produits existants, application d’une technologie à de nouveaux marchés, ou encore utilisation de nouvelles technologies pour alimenter des marchés existants»13. Le recours à l’innovation d’amélioration suffit pour l’industriel dont la stratégie, face à la concurrence, consiste à jouer la carte de la différence, plutôt que celle du prix bas. Le recours à ce type d’innovation découle aussi du souci éventuel d’adapter un produit d’origine étrangère à un marché local (tunisien pour ce qui nous concerne) dans ses caractéristiques économiques, sociologiques ou culturelles.

Nous pouvons donc spécifier la catégorie de l’’innovation d’amélioration en extrayant de son sein une sous-catégorie que nous pourrions appeler « innovation de différenciation ».

b. L’innovation en tant que processus.

A la suite d’Annie CLERC, considérons maintenant l’innovation en tant que processus. L’auteur l’analyse successivement selon son mode de conduite (l’innovation est-elle programmée ou, comme c’est souvent le cas dans les PMI, intuitive ?) ; selon son degré d’anticipation (en distinguant les innovations pro-actives des innovations réactives) ; selon son caractère plus ou moins affirmé de spontanéité ; selon les circonstances qui l’ont inspirée14 et, enfin, selon son degré d’originalité. C’est sur ce dernier critère qu’il nous paraît le plus intéressant d’insister dans le cadre de notre problématique : l’innovation est-elle originale ou « de première diffusion » ?

En fait, une telle distinction binaire, qui convient probablement pour une analyse micro-économique, n’est pas suffisante dans une problématique qui prend en compte, comme nous nous devons de le faire, à la fois un espace et des acteurs agissant dans ou hors de cet espace. La notion d’innovation prend son sens relativement au contexte qui marque un espace donné, comme l’explique A. BIENAYME : « Innover consiste à introduire quelque chose de neuf et d’encore inconnu dans un contexte établi. Cette définition large indique que l’innovation n’est pas l’apanage des seuls pionniers : tout acteur innove dès lors qu’il découvre une nouvelle manière de faire ; lorsqu’une technique ou un produit apparaît pour la première fois, il faut un certain temps pour qu’elle se diffuse ailleurs ; se familiariser avec une nouveauté absolue est une innovation sur un mode certes mineur… »15

Pour préciser les choses, nous proposons de distinguer entre les situations suivantes : 1) l’originalité est absolue : un acteur (entrepreneur ou inventeur) crée un produit, une technique, une forme d’organisation qui n’existait auparavant nulle part ailleurs : on a alors affaire à une invention, à tout le moins à la première application industrielle d’une invention.

2) Un acteur de même type introduit dans son entreprise (ou dans une entreprise) un produit, une technique, une forme d’organisation qui existe dans un autre espace géographique mais qui est nouveau tant pour l’espace étudié que pour l’entreprise en question.

13 OCDE : « Perspectives de la science, de la technologie et de l’industrie », 1996 ; extrait publié dans Problèmes

Economiques, n°2 499 du 18 décembre 1996, sous le titre : « L’économie du savoir ».

14 Qu’elle appelle « fait générateur ».

3) Enfin la nouveauté n’est telle que pour l’acteur qui l’adopte - mais elle ne l’est pas, par exemple, dans l’espace considéré. On a alors affaire à un imitateur.

Cette question de l’imitation mérite une réflexion particulière, tant le thème est sensible dans la région de Tunis. Faire de l’imitation une modalité de l’innovation en tant que processus peut sembler déroutant, voire choquant, d’autant plus que l’imitation a déjà fait l’objet de notre part d’une illustration et d’une réflexion qui la représentaient en situation d’opposition par rapport à l’innovation16

. SCHUMPETER, du reste, distinguait soigneusement les « capitalistes innovateurs » des « capitalistes imitateurs », lesquels se contentent de diffuser, lors de la phase ascendante du cycle économique, les innovations introduites par les premiers qui reçoivent seuls la qualification de « véritables entrepreneurs ». Pourtant, leur rôle n’en est pas moins primordial dans sa pensée sur la croissance économique. Pour d’autres auteurs17, l’imitation est édifiée au rang d’innovation relative : le premier imitateur joue un rôle économique et social majeur en reprenant une idée d’un « premier innovateur », après un éventuel échec de celui-ci. Il devient alors un « innovateur relatif ». A PIATIER nomme « philosophie japonaise » une telle stratégie qu’il résume par la question suivante : « Pourquoi vouloir chercher ce que les autres ont déjà trouvé ? ». Et de constater que les industriels japonais préfèrent, pour un produit ou pour une filière industrielle donnée, commencer par acheter la technologie, ne démarrant une recherche propre que lorsque celle-ci est ou devient trop onéreuse.18

L’imitateur aura donc sa place dans la première typologie de l’innovation que nous allons maintenant nous efforcer de construire afin de classer les entrepreneurs de la région de Tunis qui composent notre échantillon.

Cette première typologie concerne l’innovation technologique et plus particulièrement l’innovation-produit. Nous considérons en effet que l’innovation technologique constitue le noyau dur de l’ensemble des comportements innovants dans l’entreprise, et que

l’innovation-produit, à son tour, tient une place centrale dans le processus de l’innovation technologique.

Circonscrire dans un premier temps la question de l’innovation à son aspect technologique permet de répondre à la première question annoncée au début du présent chapitre, celle qui concerne la comparaison entre des générations différentes d’entrepreneurs.

B. L’innovation technologique : comparaison entre plusieurs générations