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On doit à Laurence Allard et Frédéric Vandenberghe (Allard & Vandenberghe, 2003 ; Allard, 2007a, 2007b) d’avoir su examiner avec une certaine justesse les mécanismes psycho-sociaux soutenant cette disposition à l’exposition de soi, en y diagnostiquant une inflexion de l’individualisme réflexif moderne157, qualifiée d’individualisme expressif158. On sait, en effet, qu’en soustrayant le sujet aux communautés toujours-déjà définies et assignées par la tradition - communauté géographique, religieuse, familiale, etc. - la modernité a contraint l’individu à composer par lui-même un soi mis

en défaut. La disposition des technologies numériques159 à ressaisir l’individu comme

une unité atomique dont il s’agirait d’équiper la connectivité viendrait ainsi reconduire un mouvement déjà ancien par lequel la modernité dispose l’individu à élaborer réflexivement son identité. Les motifs sociologiques in-formant l'usage de ces dispositifs nécessitent ainsi d’être examinés au plus près de l’histoire longue de l’effondrement des identités héritées et de l’individualisme moderne.

Il y a plus d’un siècle, en effet, que Simmel examinait déjà, et avec une clairvoyance exemplaire, les motifs de cet individualisme. Il en discernait d’abord l’origine dans l’intensification de l’urbanisation, la division sociale du travail, et le relâchement

157 Analysé, entre autres, par Giddens (1991) et par Beck (2001).

158 La notion d'expressivisme renvoie plus ou moins étroitement, chez ces auteurs, aux réflexions de Charles Taylor (1989, 1999). Le philosophe canadien examine l'expressivisme, l'intériorité et l'affir-mation de la vie ordinaire comme les sources de l'identité moderne. Comme le synthétisent ainsi L. Allard et F. Vandenberghe : « apparu au XVIIIe siècle chez les théoriciens romantiques de la na-ture, tels Rousseau, Herder et Goethe, l’expressivisme s’est radicalisé, démocratisé et généralisé pour devenir l’horizon indépassable de l’herméneutique contemporaine du soi » (Allard & Van-denberghe, 2003, p. 196).

159 La réflexion de ces auteurs s’articule plus spécifiquement autour d'une analyse de pages person-nelles. Leur conclusion n'en reste pas moins transposables - sans trop de difficultés ou de risques - à l'ensemble des dispositifs de création et de partage de contenus.

consécutif des identités héritées et subies. Ainsi :

« La vie dans la petite ville de l'Antiquité ou du Moyen Âge imposait au particulier des limites de mouvements et de relations extérieures, et des limites d'autonomie et de différenciation intérieures, qui empêcheraient l'homme moderne de respirer — aujourd'hui encore l'habitant des grandes villes transplanté dans la petite ville, éprouve une oppression au moins du même genre. Plus est petit le cercle qui forme notre milieu, plus limitées sont les relations abolissant les frontières avec les autres, plus grande est l'angoisse avec laquelle ce cercle veille sur les productions, le mode de vie, les attitudes mentales de l'individu, et plus proche pourrait être le temps où un écart quantitatif et qualitatif ferait sauter le cadre de l'ensemble. » (Simmel, 1989, p. 244)

Et :

« Dans la mesure où le groupe grandit — en nombre, en étendue, en importance et en contenus de vie — dans cette mesure même son unité interne originelle se relâche, la force de la barrière originelle envers les autres s'atténue du fait des connexions et des relations d'échange ; et en même temps, l’individu acquiert la liberté de mouvement, dépassant largement la jalouse limitation du début, et ac-quiert ainsi une originalité et une singularité à laquelle la division du travail dans le groupe élargi donne lieu nécessairement. » (Simmel, 1989, p. 243-244)

Or - et Simmel l'avait déjà noté - ce mode de soustraire le sujet à l'existence toujours-déjà définie que seraient supposées lui assigner les communautés héritées - non-choisies et non-voulues - est aussi ce qui dispose l'individualité au devant du sujet comme tâche et l’incite à se différencier. Comme l'explique Wittel, « l’individualisation suppose un retrait des formes sociales et des engagements historiquement prescrits, une perte de la sécurité traditionnelle respectueuse des rituels, des normes structurantes et des savoirs pratiques. À la place, les individus doivent activement construire des liens sociaux. Ils doivent prendre des décisions et hiérarchiser des préférences »160 (Wittel, 2001, p. 65). La socialité et l’identité, dès lors qu'elles

160 « 'Individualization' presumes a removal from historically prescribed social forms and commit-ments, a loss of traditional security with respect to rituals, guiding norms and practical knowledge (Beck, 1999). Instead individuals must actively construct social bonds. They must make decisions

n'adviennent plus comme un phénomène subi - imposé par la tradition et l’inertie de situations sociales toujours-déjà assignées à la naissance - deviennent l’objet d'une activité réflexive exigeant d'isoler et de choisir, parmi les multiples trajectoires de socialisation que la modernité propose, laquelle emprunter.

« Depuis que les formes de vie traditionnelles ont perdu leur légitimité pseudo-naturelle, elles ne sont plus reproduites automatiquement et aveuglément. On peut toujours être croyant et même dévot comme avant, bien sûr, mais si on l’est, c’est par choix et non par convention ou par habitude. Dans la mesure où la repro-duction des traditions présuppose une intervention délibérée des individus, elles deviennent optionnelles, ce qui n’est pas sans incidence pour les identités. A l’ère de la modernité tardive, certaines catégories sociales de population, auraient donc, en principe sinon de fait, la possibilité de choisir la biographie et la forme de vie qui leur conviennent le mieux, ainsi que le style de vie afférent. » (Allard & Van-denberghe, 2003, p. 200)

Cette injonction nouvelle à élaborer réflexivement son individualité est encore accentuée, pour Simmel, par l’anonymat des foules et l’extension des rapports marchands, renvoyant paradoxalement le sujet à une forme d’impersonnalisation, le privant de toute reconnaissance extérieure de ses singularités - en même temps qu’ils sollicitent son individualisation en l’arrachant à la pression du groupe. Ainsi livré à l’implacable fourmillement - encore radicalisé, aujourd’hui, par l’avènement d’Internet - d’un monde indifférent à son individualité, le sujet moderne se sent alors rejeté au dehors du foisonnement objectif de la vie humaine.

« En tout cas, l'individu est de moins en moins apte à se mesurer à l'envahissement de la culture objective. Peut-être moins en pratique que dans les sentiments col-lectifs obscurs qui s'y enracinent, il est réduit à être "quantité négligeable", un grain de poussière face à une organisation démesurée de choses et de forces, qui lui ravissent totalement tous les progrès, toutes les valeurs spirituelles et les valeurs morales, et les conduisent de la forme de la vie subjective à celle d'une vie

and order preferences. » Notre traduction.

ment objective. » (Simmel, 1989, p. 250)

Ce ravissement ouvre alors sur un jeu complexe de stratégies d'imitation et de différenciation - mode, consommation, segments culturels, etc. - « toutes marquées par le désir d'exister en tant qu'individu » (Le Bart, 2009, p. 126).

« Là où la progression quantitative de l'importance et de l'énergie atteint sa limite, on a recours à la particularisation qualitative pour obtenir à son avantage, par l'ex-citation de la sensibilité aux différences, la conscience du cercle social d'une façon ou d’une autre, ce qui conduit finalement aux bizarreries les plus systématiques, aux extravagances spécifiques de la grande ville, excentricité, caprice, préciosité, dont le sens ne se trouve pas dans les contenus d’un tel comportement, mais seulement dans la forme qui consiste à être autrement, et par là à se faire re-marquer - unique moyen finalement pour beaucoup de natures de gagner en pas-sant dans la consience des autres une certaine estime de soi-même et la con-science d’occuper une place. » (Simmel, 1989, p. 248-249)

Les dispositifs collaboratifs du web équiperaient ainsi ce mouvement déjà ancien d'individualisation réflexive dans un tournant expressiviste sous lequel « l'identité n'est pas seulement une question de choix, mais aussi une question d'expression et d'authenticité » (Allard & Vandenberghe, 2003, p. 200). L’extériorisation des contenus serait ainsi suspendue à l'exposition d'une intériorité s'efforçant de construire et d'affirmer - à même ce geste d'extériorisation - sa cohérence et son authenticité « à travers la construction réflexive et narrative d’une identité qui se cherche dans et à travers le nouveau médium de l’internet » (Allard & Vandenberghe, 2003, p. 201).