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Adapter une telle démarche à l’analyse des phénomènes sociaux en ligne, en particulier depuis les préoccupations qui sont les nôtres, ne va pourtant pas de soi. L’ethnographie s’est en effet construite - dans une large partie du moins - au contact d’une certaine ethnologie, soucieuse de contenir ses observations au-dedans d’un espace de phénomènes géographiquement restreints. Ce souci peut pour partie s’attribuer à l’intérêt qu’a historiquement manifesté l’ethnologie à l’endroit des terrains exotiques ; mais ce procédé a aussi occupé, dans la définition de sa pratique, une fonction méthodologique plus essentielle - et sans doute, aussi, plus problématique. D’abord parce qu’en bornant l’observation à des espace sociaux isolés et peu denses, cette démarche a effectivement concédé à l’ethnographie un plan de phénoménalité complaisant à l’endroit de son épistémologie : la délimitation de terrains d’étude exotiques a ici joué comme un opérateur de légitimation de la démarche ethnographique, révélant au-devant d’elle l’immédiateté de relations interpersonnelles s’offrant sans résistance à l’examen d’interactions situées. Ensuite parce que l’unité géographique de ces terrains d’observation a longtemps assuré à l’ethnographie l’unité et l’autonomie - ou du moins l’unité et l’autonomie supposées - des ordres culturels qu’elle s’était historiquement donnée pour tâche d’examiner : l’homogénéité

de ces ensembles, « interdisant du même coup de dissocier la question de l’identité collective de celle de l’identité individuelle » (Augé, 1992, p. 29-30) lui a ainsi offert une unité d’analyse l’autorisant à dissoudre la disparité des phénomènes dans un ordre de sens collectif « à l’intérieur desquels les individus et les groupes qui n’en sont qu’une expression se définissent par rapport aux mêmes critères, aux mêmes valeurs et aux mêmes procédures d’interprétation » (Augé, 1992, p. 46-47). Il ne s’agit pas évidemment de contester ici la richesse de l’espace conceptuel que ce procédé a aménagé à l’ethnographie. Il n’en reste pas moins que ces spécificités sont une source de problèmes sans fin dès lors qu’il s’agit de porter les méthodes de l’enquête ethnographique à l’étude des mondes modernes où - sans grande surprise - l’immédiateté et l’unité des relations sociales apparaissent instantanément brisées. Levi-Strauss a ainsi insisté sur la nécessité de limiter l’horizon de toute ethnographie des mondes occidentaux à « des isolats (villages, quartiers, etc.) » (Abelès, 2008, p. 69). Il voyait là un moyen de préserver une certaine authenticité des rapports sociaux garantissant l’intérêt de l’enquête ethnographique et de son attention à l’endroit des liens de proximité, des interconnaissances et des rapports concrets entre individus. Les premières ethnographies du monde moderne s’appliqueront ainsi à isoler des sites d’observation se donnant artificiellement comme des communautés autonomes : communes paysannes, quartiers, organisations, etc. On comprendra toutefois sans trop d’effort les problèmes que pose le modèle du village comme idéal analytique d’une modernité habituée depuis longtemps déjà à dissocier ses lieux de son espace et à favoriser « les relations avec un autrui "absent", avec lequel on n'est jamais en situation de face-à-face » (Giddens, 2000, p. 27). Il est évident que l’analyse monographique de communautés - quel qu’en soit par ailleurs l’intérêt - ne peut que très imparfaitement rendre compte de l’enchevêtrement de réseaux culturels, médiatiques, politiques, économiques, etc. par quoi l’ici et maintenant des modernes se redistribue immédiatement en une multiplicité d’autres lieux et d’autres temps. Se révèle ici le risque auquel s’expose toute ethnographie de la modernité à s’épuiser dans un luxe descriptif de particularités locales incapable de rendre compte de ce

désencastrement, et de ses effets.

Ces difficultés se posent évidemment avec une insistance toute particulière à l’ethnographie du web. Il vaut toutefois la peine de signaler qu’elles ne lui sont en rien originales ; elles traversent depuis plus de vingt ans toute une série de réflexions qui, sous l’influence de diverses circonstances intellectuelles - réception nord-américaine du post-structuralisme - et historiques - accélération du processus de mondialisation, décolonisation, etc. - ont cherché en différents domaines disciplinaires à redéfinir les contours d’une ethnographie plus adéquate aux mondes contemporains. Ces réflexions ont ainsi conduit certains chercheurs en anthropologie culturelle à élaborer une ethnographie multi-située se proposant de redistribuer l’observation d’un site unique vers les multiples sites auxquels le relie le système-monde contemporain, de rendre compte de leur hétérogénéité et d’en décrire les inter-relations. Cette approche a ainsi permis de reproblématiser l’articulation du local au global en ne les rapportant plus l’un à l’autre comme une situation à son contexte mais en posant plutôt chaque situation comme un point d’entrée possible à une ethnographie du système monde. Comme l’explique Marcus, « l’ethnographie se déplace de sa localisation uni-site conventionnelle, contextualisée par les macro-constructions d’un ordre social plus large, comme le système-monde capitaliste, à de multiples sites d’observation et de contextualisation traversant les dichotomies comme le "local" et le "global," le "monde vécu" et le "système". Les ethnographies qui en résultent sont tout à la fois dans et hors du système monde »191 (Marcus, 1995, p. 95). L’ethnographie organisationnelle opèrera un ajustement identique en réaction à la complexification des réseaux de coopération et à la dispersion spatiale de leur activités (Czarniawska, 2007 ; Borzeix & Cochey, 2008 ; Le Moënne, 2004). Les chercheurs devront rapidement

191 « Ethnography moves from its conventional single-site location, contextualized by macro-constructions of a larger social order, such as the capitalist world system, to multiple sites of obser-vation and participation that cross-cut dichotomies such as the "local" and the "global," the "life-world" and the "system." Resulting ethnographies are therefore both in and out of the world sys-tem. » Notre traduction.

accepter d’abandonner les sites organisationnels - ou ce qu’il en reste - pour suivre les acteurs dans leurs déplacements et rendre compte des mécanismes d’ajustement organisationnel dont dépend aujourd’hui la conduite d’activités se distribuant en une multiplicité de collaborations éphémères (Engeström, 2008 ; Yanov et al., 2012).