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S’il n’est pas le lieu de conduire ici une critique extensive de ces réflexions - qui exigerait, par souci de justesse, une archéologie minutieuse de ces travaux - il importe toutefois d’en signaler les limites. On pourra d’abord regretter que ces recherches s’obstinent à identifier dans l’irruption d’un quelconque système technique, la renaissance - en deux décennies à peine - d’un ethos communautaire que la modernité s'est pourtant conscieusement appliquée à défaire pendant près deux siècles. On diagnostiquera là, en effet - et outre un facheux déterminisme technique - l’empreinte d’un sens de l’histoire passablement déficient. Cette première critique mérite toutefois d’être nuancée. Les premières réflexions sur les communautés virtuelles ne sont pas, en effet, dénuées de tout fondement empirique. Les dipositifs les plus courants de l’époque - BBS, forums spécialisés, etc. - tendaient en effet à solliciter des interactions durables et soutenues entre un nombre restreint d’acteurs y intériorisant effectivement des attributs collectifs partagés. Aussi est-ce plutôt à l’inadéquation de ce vocable communautaire aux dispositifs numériques contemporains qu’il nous revient, ici,

d’adresser notre critique.

Il est alors intéressant de noter que n’apparaît, dans la liste dressée par Serge Proulx (2006) des environnements techniques de la communication en ligne - liste depuis laquelle examiner, donc, l’être de la communauté - aucun des dispositifs paradigmatiques du web 2.0 : Yelp, Twitter, Quirky, etc. Or, comme le signale Bernhard Rieder :

« Très peu des groupes que l’on peut observer [sur ces dispositifs] affichent un tel degré d’intégration [communautaire] et c’est rarement le cas dans les plates-formes du web social qui accueillent souvent des publics très hétérogènes dont la majorité des relations sont faibles, éphémères et dispersées. L’émergence d’une véritable identité commune est de loin l’exception et non la règle. » (Rieder, 2010b, p. 41)

Ces plateformes sollicitent en effet des régimes interactionnels tout à fait distincts des dispositifs hérités - BBS, forum, chatroom, etc. En centrant leurs recherches sur une série de phénomènes restreints - et assez peu représentative des usages actuels du web - ces travaux se ainsi sont interdits de rendre compte :

« des interactions subtiles et indirectes qui caractérisent une importante partie de la sociabilité du web social. Deux internautes qui taguent leurs photos avec le même mot-clé, des usagers qui commentent la même vidéo, une personne à la re-cherche d’un compagnon qui jette un regard rapide sur une photo pour tout de suite passer à la prochaine, ce sont des cas d’une proto-sociabilité qui passent en dessous du seuil de "relation" et même de "relation faible" (weak tie). » (Rieder, 2010b, p. 42)

On pourra, alors, s’étonner de l’obstination du vocable communautaire - quelle que soit sa pertinence originelle - à prétendre qualifier, contre toute évidence empirique, les formes du collectif qu’articulent ces dispositifs. On y devinera sans doute l’effet d’évidentes stratégies économiques et médiatiques. Ainsi « les sites proposant des services "sociaux" et les médias qui s’en font l’écho parlent d’une "communauté Facebook" ou d’une "communauté MySpace" en impliquant que le fait d’être inscrit sur un même système constitue une réalité partagée suffisamment forte pour conférer

le statut de communauté » (Rieder, 2010b, p. 41). C’est, certainement, que le capital suppose son autorité plus présentable drappée dans l’ethos du partage que dans les eaux glacées du calcul égoiste. On citera ici Jenkins (2004, 2008), qui a sans doute offert à cette rhétorique bon marché son expression la plus achevée :

« J’utilise le terme de “culture participative” pour décrire ces activités sociales et créatives d’un nouveau genre qui ont émergé dans notre société en réseau . Une

culture participative est une culture qui limite les barrières à l’expression artistique et à l’engagement civique, qui fournit un ensemble de dispositifs pour partager les créations de chacun, et des formes d’accompagnement informelles grâce auxquelles les novices peuvent apprendre des plus expérimentés. Une culture par-ticipative est aussi une culture dans laquelle chacun croit que sa contribution im-porte et entretient plus ou moins des liens sociaux avec les autres. La culture par-ticipative valorise davantage l’engagement communautaire que l’expression indi-viduelle. »150 (Jenkins, 2009)

Confortable disposition à discerner - et à vanter - à l’avant-garde du capital, l’insistance d’un collectif qui, partout ailleurs, n'en finit plus de manquer. L’Histoire étant mal faite, on devra néanmoins se résoudre ici à ce que les usages de ces dispositifs épousent en fait de bien plus près, et sans surprise, l’ethos individualiste des sociétés contemporaines. Il importe donc de ré-examiner à nouveaux frais - et dans la lignée des plus récents travaux se refusant à l’hypothèse communautaire - les régimes d’engagement et les mécanismes interactionnels qu’articule le fonctionnement de ces plateformes. Une analyse plus minutieuse montrera ainsi que, loin d’être guidées par un quelconque sentiment subjectif d’appartenance à un groupe, les actions sollicitées par ces dispositifs se présentent d’abord comme des actions individuelles,

150 « I use the term "participatory culture" to describe the new kinds of social and creative activities which have emerged in a networked society. A participatory culture is a culture with relatively low barriers to artistic expression and civic engagement, strong support for creating and sharing one’s creations, and some type of informal mentorship whereby what is known by the most experienced is passed along to novices. A participatory culture is also one in which members believe their con-tributions matter, and feel some degree of social connection with one another. Participatory cul-ture shifts the focus of literacy from one of individual expression to community involvement. » Notre traduction.

techniquement agencées par divers mécanismes les articulant a posteriori seulement - et en deçà de tout ethos communautaire - sous une action collective.