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b. Incorporer les règles de la pudeur

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 43-48)

Partie I Temporalités

Chapitre 1 L'éducation des filles dans l'Algérie post-coloniale

1. b. Incorporer les règles de la pudeur

Fériel m'avait bien dit qu'en tant qu’anthropologue, je pourrais en écrire « des tartines sur l'honneur », en ce sens que cette valeur est prégnante en Algérie, comme dans l'ensemble de l'aire méditerranéenne. Rattaché à la notion de honte qui lui est si souvent associée, le concept d'honneur a été essentiellement utilisé pour décrire et analyser les relations entre les sexes (Pia Di Bella, 1992). Julian Pitt-Rivers (1977) avait déjà postulé que l'honneur d'un homme est entièrement contenu dans la pureté sexuelle des femmes qui lui sont proches. Et comme le dit Wassila : en Algérie, « les familles ont peur que les filles les déshonorent, parce que la virginité, c'est quelque chose qui fait peur » – précisons que c'est la perte de la virginité, en dehors du cadre légal du mariage, qui peut être source du déshonneur44.

La valeur de l'honneur (valeur du masculin) participe en cela d'un régime discursif qui

43 Dans la constitution de 1976, cette égalité est mentionnée aux articles 28, 30 et 52. Dans la version de 1996, aux articles 29, 31 et 55 (Pruvost, 1999). Depuis les amendements de 2005, l'article 31 bis ajoute : « L’État œuvre à la promotion des droits politiques de la Femme en augmentant ses chances d'accès à la représentation dans les assemblées »

44 Depuis 2005, un certificat de santé prénuptial est d'ailleurs exigé pour l'enregistrement de tout mariage.

Comme le précise Barkahoum Ferhati : « Les officiers de l’état civil l’ont interprété en exigeant un certificat de virginité de la jeune fille » (Ferhati, 2007 : 169). Et l'auteure d'être interpellée non par cette pratique mais par

« son ''officialisation'' par des hommes de loi ou, du moins, [par] son interprétation et le débat sur la place

permet et justifie le contrôle et la sujétion des femmes. Mais pour comprendre l'usage quotidien de cette valeur, il faut souligner qu'elle a pour versant féminin une utilisation de la pudeur tout aussi quotidienne, comme l'a montré Lila Abu-Lughod (2008a). En cherchant à saisir les liens entre honneur et pudeur, cette dernière a démontré que la pudeur, en ce qu'elle est circonstancielle, signifie les différentes formes de dépendance que peuvent prendre les relations sociales – on doit faire preuve de pudeur seulement devant une personne dont on dépend. Cette approche est des plus intéressantes car elle s'écarte résolument de l'image de femmes passives, dépositaires de l'honneur de leur groupe.

En Algérie, cette valeur particulière se traduit par la tenue qu'une petite fille doit, très tôt, incorporer. Pour cela, elle « doit apprendre l'i'tidal – la tenue – dans son corps et dans son espace (respect des limites). Les tâches ménagères sont un savoir-faire à acquérir, un tour de main que la mère s’ingénie à inculquer à ses filles » (Bekkar, 1991 : 81). Et en même temps qu'elles incorporent toute une économie de gestes visant à entretenir la maison, les filles apprennent à contenir leurs corps dans l'espace. Plus qu'un savoir-faire, les tâches ménagères relèvent d'un segment de l'assignation qui s'inscrit dans un mouvement d'ensemble. Yamina apprit très tôt qu'une petite fille devait arrêter toute occupation dès lors qu'un homme entrait dans une pièce. Elle grandit au sein d'une famille nombreuse : quatorze enfants, dont sept filles et sept garçons : « À l'époque, les filles n’avaient pas le droit ni à la parole, ni à rien du tout d'ailleurs.

Par exemple, le garçon, tu lui donnes du café au lait de vache avec de la galette toute chaude. Les filles, tu leur sers de l’huile d’olive dans une assiette et des morceaux de pain qu’elles trempent dans l’huile, alors qu’elles donneraient je ne sais quoi pour avoir ce bol de café ». Et si filles et garçons s'occupaient des travaux agricoles (labourer les champs, garder les vaches, ramasser les fruits, arroser les vignes...), seules les filles apprenaient à servir les hommes. Dès que l'un d'eux entrait dans une pièce, la mère disait à l'une des filles : « Lève-toi, il y a ton frère qui est arrivé, cède-lui la place, apporte-lui à boire, fais-lui à manger… ». C'est « dans cette ambiance-là », dans cette « différence énorme entre les filles et les garçons » qu'elle apprit les gestes et les comportements attendus d'une petite fille. Et Yamina d'ajouter : « Étant élevés comme ça, les garçons se permettaient, pour un oui, pour un non, de vous tabasser. Ils vous frappent, devant le père, devant la mère, et personne n’a rien à redire ».

C'est bien cette « ambiance-là », qui imprègne quotidiennement les corps. Des corps qui, en retour, participent de l'élaboration constante de la distinction du féminin et du masculin.

Et c'est sur le mode de la répétition mimétique que des femmes montrent à de petites filles les gestes qu'ensuite elles reproduiront pour exécuter les tâches qu'un ordre sexué leur a distribuées.

Ce n'est qu'à partir du moment où sa mère commença à travailler, alors qu'elle avait treize ou quatorze ans, que Rabia vit son père mettre « la main à la pâte ». Aînée d'une famille de quatre enfants, dont deux filles et deux garçons, Rabia est arrivée en France à l'âge de huit ans, au début des années 1970. Ses deux frères ne participaient pas plus que le père à l'entretien de la maison.

Parce que les garçons étaient plus jeunes, parce qu'ils étaient perçus comme « des bébés », les deux filles leur trouvaient toujours « des excuses pour leur tour de vaisselle, leur tour de nettoyer la chambre ». Ce ne sont pas des « choses dramatiques », comme elle fit remarquer, mais « des choses qui marquent ».

Karima, jeune femme née au tout début des années 1980, formula cette distinction d'une manière similaire, tout en soulignant l'absurdité de ce qu'Henri Lefebvre nomme l'« automatisme de répétitions » (Lefebvre, 1992 : 57). Bien sûr, dit-elle sur le ton de l'évidence, que ses deux frères sortaient après l'école, comme tous les garçons de leur âge. Ils travaillaient pendant la première partie de leurs vacances afin de passer la seconde en bord de mer, avec des amis. Mais cela paraissait normal à la jeune fille qu'elle était. Il en allait de même dans toutes les familles.

En outre, elle n'aurait jamais demandé à « ses petits frères, trop jeunes, de faire le ménage ». Et si cette assignation aux tâches ménagères lui semble toujours aller de soi, Karima se moque régulièrement de l'économie quotidienne des gestes des femmes appartenant à la génération de sa mère. Elle qui ne vit jamais son père faire la vaisselle, a vu sa mère occuper ses matinées à astiquer le moindre recoin de la maison. Dans un ordre bien précis et selon une gestuelle quasi-rituelle. L'après-midi seulement, la mère se délassait, allongée sur un canapé, happée par l'intrigue d'une série égyptienne. Très tôt, Karima et ses deux sœurs apprirent à exécuter les tâches ménagères, imitant et se partageant, à tour de rôle, les gestes de la mère. Karima n'a cependant jamais compris l'utilité de laver, qui plus est tous les jours, le sol d'une pièce inoccupée. Elle ne faisait donc qu'y passer un rapide coup de balai. Sa mère lui reprochait sans cesse son comportement, regrettant qu'elle ne fût pas aussi docile et obéissante que l'une ou l'autre de ses cousines. Et la jeune fille de lui répondre un jour : « Si j'ai un prénom, ce n'est pas pour rien, c'est parce que je suis comme je suis, pas comme une autre ».

Éduquer ainsi ses filles permet à une mère de montrer la bonne tenue de sa progéniture.

En effet, « une fille « bien tenue », pour le groupe, c'est une fille qui, au premier coup d’œil, révèle par son apparence que sa mère a fait ce qu'il fallait » (Boukhobza, 2000). Il est d'ailleurs des lieux pour cela, comme le hammam que Karima n'a jamais apprécié et qui, « comme nous le savons, est un espace d'apprentissage et de socialisation féminin [...]. La mise à nu du corps permet aux femmes expérimentées de décrire le comportement d'une jeune fille, la manière de marcher, de s'asseoir, d'ouvrir son corps. Les jeunes filles doivent exprimer une pudeur, une réserve et en même temps elles doivent se laisser faire par les anciennes qui façonnent leur corps. C'est aussi le moment où les femmes, en recherche d'une bru, font l'inspection des corps, regardent s'il n'y a pas une anomalie » (Boukhobza, 2000).

Cet espace de socialisation est également le lieu où des jeunes femmes acquièrent un savoir sur la sexualité et découvrent ce langage au premier abord si cru et si abrupt dont semble encore s'étonner Assia Djebar. L'un de ses romans, Vaste est la prison, s'ouvre sur une scène se déroulant dans le hammam d'une ville algérienne. Sa belle-mère tente de retenir une opulente dame d'une cinquantaine d'années ; mais celle-ci doit partir, car ce jour-là l'ennemi est à la maison, à l'attendre. La belle-mère apprit alors à la jeune fille que ce mot qui, « dans sa sonorité arabe, l'e'dou, avait écorché l'atmosphère environnante » (Djebar, 2002 : 13) désignait le mari. Et si Karima n'apprécie pas ce lieu, c'est bien qu'il est celui de l'exposition de cette répétition-reproduction des gestes et des postures ayant participé de l'intervention du groupe sur les corps.

C'est donc dans toute la nudité du corps que s'effectue la monstration d'une jeune fille éduquée conformément au code de la pudeur : une jeune fille non rétive, prête à devenir une docile épouse. D'ailleurs, après que Karima ait divorcé, un oncle s'empressa de dire à sa mère qu'elle l'avait bien mal éduquée.

La répétition-reproduction d'un ensemble particulier de gestes, de postures et de tâches participe donc de l'incorporation du féminin. La conformité à la distinction entre le féminin et le masculin pousse ainsi des petites filles à revêtir et endosser la part socialisée du féminin. Par ailleurs, une attention portée aux rythmes qui quotidiennement pénètrent leurs corps permet de saisir l'éducation des petites filles à travers son vécu. En effet, comme le rappelait Yves Citton, si

« un tempo peut s’imposer d’en haut ; un rythme se vit de l’intérieur et doit toujours venir de l’agent » (Citton, 2011 : 214). Autrement dit, si l'assignation aux tâches ménagères est bel et bien l'une de ces tâches « mangeuses de temps » (Rodary, 2010 : 323), il ne faut pas pour autant

éluder ni les possibles contournements de cette répartition inégale des possibles du temps ni la manière dont cette inégalité affecte les jeunes filles à qui l'on apprend à bien se tenir.

Rym se souvint des escapades qu'elle faisait sur Alger au cours de son adolescence en Kabylie. « Tu es tiraillée », dit-elle, « entre l'envie de t'amuser, sans forcément faire de bêtise, et d'un autre côté, tu sais que tu ne dois pas faire un pas de travers ». Alors, elle partait le matin avec des amies et ne revenait qu'en fin de journée. En cachette, elles allaient faire du shopping pour sortir de la routine. Quant à Rabia, un événement l'affecta « profondément ». Pendant son enfance, elle et sa famille retournaient régulièrement au pays pour les vacances. En 1980, Rabia avait seize ans et demi. Alors qu'elle était en vacances chez sa grand-mère en Algérie, un cousin vint leur annoncer le décès d'une tante. Plus que la perte d'une personne à laquelle elle tenait, ce furent les conditions de sa mort qui attristèrent la jeune fille. « Elle avait déjà eu six enfants. Elle attendait des jumeaux ». Elle n'avait « consulté [un médecin] qu'une seule fois pendant sa grossesse. Son mari n'en avait pas grand-chose à foutre ». Ce dont la jeune fille était convaincue, c'est que si sa tante « avait été un homme, on ne l’aurait pas laissée dans ces conditions ». Son oncle ne « s’est pas bougé pour l’emmener à l’hôpital ». Il était à cinquante kilomètres, il est vrai, mais « il aurait pu se bouger » ; l'un des voisins possédait une voiture. Et même si « les pièces coûtaient cher, si on ne prêtait pas facilement une voiture, si les routes n'étaient que des pistes »... l'adolescente estima qu'il aurait pu faire un effort. Elle comprit alors qu'une femme pouvait être « une quantité négligeable ». Sa tante, affirma-t-elle, « était morte bêtement, par négligence. Par négligence, il n'y a pas d’autres mots ». Rabia se souviendra toujours de son enterrement. Quand elle arriva, « ils sortaient le corps pour l’amener au cimetière ». En l'espace d'un instant, elle comprit qu'elle n'avait « pas le droit d’aller au cimetière, parce que les femmes, et c'est toujours le cas, n’accompagnent pas les morts au moment de l’enterrement, parce qu’il y a les hommes qui chantent des chants religieux ». Refusant de rester à l'extérieur, elle entra. Pour cela, il fallut l'aide et l'insistance d'un oncle pour que l'on tolérât une présence féminine. C'est depuis ce jour-là que Rabia dit avoir en elle « cette colère », une colère qui la poussa à s'impliquer dans des luttes féministes.

Amener des jeunes filles à se plier aux règles de la pudeur, c'est donc leur apprendre non seulement à se tenir (adopter un langage corporel approprié à un contexte particulier) mais surtout à se contenir. Elles incorporent ainsi l'idée que leurs faits et gestes, comme leurs déplacements, doivent s'inscrire dans le régime relationnel de la honte et de la pudeur qui vient

adoucir les assignations de l'ordre sexué, les rendant plus acceptables : une certaine place dans la maison comme à l'extérieur ; une certaine activité dans et en dehors de la sphère familiale ; une certaine temporalité de leurs actes et de leurs déplacements. Par ailleurs, elles n'apprennent pas tant qu'il leur est interdit de sortir qu'elles incorporent l'idée qu'il n'est pas convenu, si ce n'est convenable pour une femme de sortir ''seule''. Se met ainsi en place la relation hiérarchique qui les unit au reste de la société et que le groupe reproduit et légitime au nom de la protection d'un deuxième et faible sexe.

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