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a. Le code de la famille algérien, onde du choc colonial

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Partie II Cartographies

Chapitre 5 La loi du genre

5. a. Le code de la famille algérien, onde du choc colonial

Nous l'avons vu : au cours de l'année 1961, dans un village de Kabylie, Samia fit partie de l'infime minorité de filles algériennes qui allèrent à l'école française à l'époque de la colonisation82. Ajoutons ceci : des militaires, non des institutrices, dispensaient les cours. En effet, alors en pleine guerre, la puissance coloniale menait une « campagne de séduction » incitant les Algériens, et surtout les Algériennes, à se désolidariser du FLN : des unités de soin

82 Revoir 1. a. Sur les chemins de l'école.

itinérantes et des écoles s'implantaient à proximité des villages – des appelés du contingent, mieux perçus que les légionnaires, les parachutistes ou les harkis, y enseignaient (Rahal-Sidhoum, 1996 : 71). En 1959 déjà, la loi de Sid Cara83 avait entamé ces tentatives de séduction en modifiant le code de statut personnel : interdiction de la répudiation, imposition d'une procédure judiciaire pour le divorce et suppression de la contrainte matrimoniale. Le 6 juillet 1959, on pouvait lire dans les colonnes du quotidien al-Moujâhid : « Ainsi, des Français, au surplus chrétiens ou de confession israélite comme l’est, paraît-il, M. Michel Debré [alors premier ministre], ont osé de propos délibéré porter atteinte au Coran, de par son essence immuable, et imposer par le sabre aux musulmans d’Algérie les lois laïques de France et ce dans la matière la plus sacrée, à savoir le statut personnel » (cité par Arkoun, 2010 : 181). Ironie de l'histoire : comme nous allons le voir à présent, en 1959, ce code de statut personnel était loin d'être un élément endogène à la société algérienne. Il avait été progressivement instauré par la puissance coloniale afin de réguler l'ensemble des relations familiales (mariage, filiation, héritage...). En d'autres termes, c'est le choc colonial qui engendra « une fétichisation du statut personnel orchestrée par la puissance coloniale » (Tahon, 1995 : 134).

Suite à l'ouverture des premières écoles pour filles ''indigènes'' en 1845 (Kitouni-Dahmani, 1996), furent créées, à partir de 1850, des Médersas officielles pour la formation de juristes ''indigènes''. À partir de 1870, l’École de droit d'Alger opéra un travail de codification du fiqh, le droit musulman84, afin de l'insérer dans les normes juridiques françaises. Ces pratiques figèrent les systèmes de droits locaux reconnus pour leur souplesse et leur caractère pragmatique – entre autre, un qâdhi (juge) bénéficie d'importantes marges d'interprétation. Cette mise en œuvre codifiée du droit a essentiellement affecté les pratiques matrimoniales. De 1834 à 1959, la puissance coloniale légiféra afin de permettre aux Algériens et aux Algériennes de pouvoir choisir, à titre individuel, pour le droit matrimonial français, sans que cela ne leur donne la citoyenneté française (Grabba, Haddab, 2007)85. Elle imposa ainsi une forme de pluralisme

83 Figure oubliée, Naffisa Sid Cara fut la première femme musulmane à devenir membre d'un gouvernement français (1959-1962). Secrétaire d'État chargée des questions sociales en Algérie et de l'évolution du statut personnel, elle signa, conjointement avec Michel Debré alors chef du gouvernement, l'ordonnance stipulant le consentement des deux personnes pour la validation d'un mariage.

84 On a souvent tendence à confondre la sharî'a et le fiqh. La sharî'a est l'ensemble des règles juridiques figurant dans le Coran (comme le terme qur'ân l'indique, le coran est une récitation) et la Sunna (ensemble de règles composé des hadîth, récits indépendants du Coran et décrivant les faits et gestes du prophète et de ses compagnons, et de la tradition). Le fiqh est le produit d'une élaboration humaine. Cette jurisprudence a été cumulée, pour l'ensemble, au cours des trois premiers siècles de l'islam.

En Algérie, pays à majorité sunnite, l'islam religion d'état (article 2 de la constitution). Quant à l'article 222 du code de la famille, il stipule : « En l'absence d'une disposition dans la présente loi, il est fait référence aux dispositions de la sharî'a ».

85 Sur la manière dont la IIIème République française, via la législation foncière et fiscale, le régime forestier et

juridique (droit français, droit musulman codifié et coutumes kabyles, comme on les appelait alors). Sous la volonté affichée d'améliorer le sort des femmes Algériennes, ce dispositif hiérarchisé visait à reproduire la domination coloniale, via la mise en concurrence des coutumes kabyles et du droit musulman codifié (Grabba, Haddab, 2007). Cette mise en concurrence se retrouve dans les paroles de Yamina dont la mère hérita d'une part des terres de son père : « à l'époque, c'était rare qu'une fille hérite. Nous, quand on a voulu partager les biens de mon père, ma mère a dit : ''vous les filles, vous n'avez pas le droit''. Je lui ai demandé pourquoi. Elle m'a dit : ''c'est comme ça, vous êtes des filles''. Je lui ai dit : ''toi tu as bien hérité des terres de ton père''. Elle m'a dit : ''ce n'est pas pareil. Vous, vous êtes des Kabyles, moi, je suis une Arabe. Les arabes ils donnent à leurs filles ; les Kabyles, non''86 ».

Ainsi, et comme s'en targua un certain Monsieur Le Chatelier : « En 80 ans, nous (la France) y (en Algérie) avons fabriqué un islam unique au monde, (...) avec des mosquées administratives, des dévots recensés, des cadis fonctionnaires, (...), et maintenant un code nouveau modèle, produit bâtard du droit musulman et de jurisprudence française » (cité par Rahal-Sidhoum, 1994 : 118). Inscrivant dans la loi les rapports entre hommes et femmes, la puissance coloniale ne put s'empêcher d'y laisser son empreinte. « Organisant et structurant un statut personnel dit "musulman", sans accorder la protection sociale donnée aux familles françaises, cassant pour longtemps les dynamiques à l’œuvre dans le corps social, tour à tour dédaignant le féminin musulman ou l'enfermant dans des "orientaleries" fantasmatiques, elle [s'est dotée] d'instruments permettant une "idéologisation de la tradition" » (Rahal-Sidhoum, 1994 : 118). L'instauration du code de statut personnel dévoile ainsi tout l'enjeu du statut des femmes durant la période coloniale87. Un enjeu pour le régime colonial et pour le projet nationaliste algérien. Si la rhétorique coloniale a légitimé la domination française en s'appuyant sur le statut soi-disant inacceptable des Algériennes, du côté algérien, le statut personnel était perçu comme le seul repli possible face à la présence du colonisateur (Tahon, 1995 ; Lalami 2008). Dès lors, et si toute tentative d'individualisation était sanctionnée, dans ce contexte, elle était encore plus refusée aux femmes algériennes (Gadant, 1995b).

(2005). Sur les contradictions entre le code de l'indigénat et les principes fondamentaux du droit français, voir Le Cour Grandmaison (2010). Cette monstruosité juridique est d'autant plus pernicieuse que les ''indigènes'' ne pouvaient accéder à la citoyenneté française qu'à condition de se détacher leur code de statut personnel – très peu s'y résolurent (Tahon, 1995).

86 Alors que les coutumes kabyles recommandaient l'exhérédation totale des femmes, la sharî'a ouvre l'héritage aux femmes, même si c'est à part inégale (une femme hérite d'une part équivalant à la moitié de celle d'un homme).

87 Pour un état des lieux des recherches qui ont interrogé rôles et paroles de femmes dans le fait colonial, lire Barthélémy, Capdevila, Zancarini-Fournel (2011).

À l'indépendance, la priorité ne fut pas de réformer ce code88. Le 31 décembre 1962, une loi de transition reconduisit la législation coloniale en matière de code de statut personnel (Pruvost, 1999, 2002). En mars 1963, Ben Bella, premier président algérien, invita ses ''sœurs'' à se battre pour l'égalité des droits, « et à ne pas compter sur leurs frères pour leur donner la permission d’agir » (cité par Harbi, 2004 : 49). Les femmes qui voulurent s’impliquer dans la lutte pour l'égalité furent orientées vers l’Union Nationale des Femmes Algériennes (UNFA) que le FLN créa en 196389. Le projet socialiste y occultait tout autre projet de société (Daoud, 1993 ; Gadant, 1995a) et, comme le dit Yamina, « l'UNFA était à la botte du FLN ». Elle y milita entre 1986 et 1988. Elle avait assisté, comme toutes les enseignantes de la commune où elle travaillait, à une assemblé générale chargée d’élire une coordinatrice communale. Elle n'était pas intéressée.

Mais toute l’assemblée la désigna – elle avait déjà « cette réputation d'être très insolente ». Elle remporta l’élection. Elle fut détachée de tout enseignement et put alors se vouer « corps et âme à la cause du FLN », dit-elle ironiquement. À ses yeux, l’UNFA n’avait rien d’un parti féministe :

« le FLN donnait les ordres et l'UNFA ne bronchait pas ». Fériel en fut également membre, un temps seulement, car elle comprit rapidement que « ce n'était pas un lieu où on pouvait faire grand chose ». Néanmoins, c'est bien dans les sillons de cette organisation que furent créés les premiers Groupes Autonomes de Femmes Travailleuses, prémisses d'un mouvement de femmes autonome en Algérie s'enracinant dans le monde du travail pour protester contre les projets d'instauration d'un nouveau code de la famille (Belhouari-Musette, 2000).

À partir de 1964, des discussions au sein du Ministère de la Justice s'ajoutèrent à la mise en place de commissions pour élaborer un nouveau code de la famille. Des débats internes, entre partisans d'un idéal révolutionnaire socialiste et défenseurs des valeurs musulmanes, aboutirent à l'abandon du projet. Les discussions reprirent en 1966. Des rumeurs commencèrent à circuler en dehors de ces débats se déroulant à huis-clos. Des bruits qui furent confirmés par la publication du livre de Fadéla M'rabet, Les Algériennes, aux éditions Maspero en 196790. Y figurait en annexe le texte du projet de code de la famille91. Fériel découvrit l'ouvrage quelques années après

88 En Tunisie, le code de statut personnel fut instauré dès 1956, année de l'indépendance. Au Maroc, le code la famille fut adopté en 1957.

89 Sur l’historique de l'UNFA, voir Djamila Belhouari-Musette (2000). Suite aux œuvres de bienfaisance menées par les militantes dans les années 1960 (l'objectif était de procurer un emploi aux veuves d'hommes morts pendant la guerre de libération nationale), apparurent, à la fin des années 1970, les premières réflexions sur les conditions du travail des femmes.

90 De 1963 à 1967, Fadéla M'rabet animait des émissions de radio, dont l'émission "le magazine de la jeunesse'' au cours de laquelle de jeunes filles exprimaient leurs points de vue sur la société nouvellement indépendance.

Elle publia La Femme algérienne (1965) et Les Algériennes (1967) à partir de leurs témoignages, ce qui lui valut une radiation du lycée pour garçons où elle travaillait. Quant à ses émissions, elles furent arrêtées.

sa publication. « Quand je l'ai lu », dit-elle, « je suis tombée des nues. C'était le mythe de la révolution, de l'Algérie socialiste – on disait la révolution dans le langage courant. Et on en était les preuves vivantes : on était allées à l'école, au lycée... On était à la fac, et tout un coup, on lit ces choses-là, aberrantes au niveau de code de la famille. Ça a déterminé mon engagement, plus que ce que j'avais pu vivre individuellement, parce que ça montrait un tel contraste entre ce que je connaissais de mon Algérie, ou ce que je croyais connaître. Et ce texte-là, je trouvais insensé de l'accepter ». Fériel était alors étudiante à l'université d'Alger, dans une filière littéraire. En cette année 1973, elle commença à militer. Elle et ses amies avaient pensé que la reformulation du statut juridique des femmes allait s'inscrire « dans l’esprit du reste du discours », en consacrant « l’égalité entre les hommes et les femmes ». Dans sa « grande naïveté », le petit groupe d’étudiantes voulut agir de lui-même en créant un groupe autonome mais se heurta « à tout l’appareil unique du FNL ». « À ce moment-là », se souvint Fériel, « ça a été un peu mouvementé, on s'est un peu agitées, mais le projet n'a pas eu de suite, donc il n'y avait plus de raison de s'agiter autour de la question ».

Peu après, Fériel commença à travailler en tant qu’enseignante, d'abord dans un lycée, puis à l'université. Elle devint militante de l’Union Générale des Travailleurs Algériens,

« l’UGTA, qui était, bien sûr, le seul syndicat possible ». Un temps, elle mit la question du droit des femmes « entre parenthèses ». Pourtant, dit-elle rétrospectivement : « quand je me suis mariée, j'ai eu la désagréable surprise de voir que mon livret de famille avait quatre pages pour les quatre épouses. On était jeune, on en riait, mais je pense qu'on n'aurait pas dû rire. J'aurais dû prendre conscience que la question du code de la famille était là. Il n'y avait pas de code de la famille, au sens où il n'y avait pas de loi, mais un homme pouvait être polygame. La preuve : mon livret, qui d'ailleurs était celui de mon époux, avait quatre pages. Je me dis que j'étais vraiment aveuglée. Je pense que je riais dans une attitude d'auto-protection, parce que je devais me sentir humiliée ».

En 1979, un nouveau projet fut déposé par une commission du ministère de la Justice.

C'est alors que « la chose s'est vraiment imposée » à Fériel – elle avait, dit-elle, mûri ; elle avait tout de même vingt-six ans. Elle et d'autres jeunes femmes photocopiaient et distribuaient l'avant-projet du code de la famille. D'autres groupes de femmes, notamment d'anciennes moudjahidât [femmes ayant participé à la guerre de libération nationale] et d'avocates, le diffusaient afin de sensibiliser l'opinion (Pruvost, 1999). Au mois de mars, Fériel usa de sa position de secrétaire de section de l'Institut des sciences politiques d'Alger pour obtenir la salle qui permit à des militantes d'organiser un débat sur la situation des femmes en Algérie – celles

qui s’y étaient regroupées voulaient se distancier de l’État et des organisations qu’il chapeautait.

En décembre, elle organisa avec un groupe d’étudiantes deux journées de débats à l'Institut de sciences politiques. Dans le même temps, des groupes de femmes travailleuses (milieu de l'enseignement, de la santé, des ministères ou des entreprises) se formaient, en dehors de l'UNFA (Belhouari-Musette, 2006). Les mobilisations entraînèrent le retrait de cet avant-projet.

En 1981, une nouvelle version du projet vit le jour (Pruvost, 1999). Quatre manifestations furent alors organisées par ce mouvement autonome encore balbutiant pour signifier son désaccord92. Plusieurs comités de femmes se créèrent dans différentes villes algériennes. 1983 : une vague de répression toucha l'ensemble des milieux politiques algériens.

Des centaines de militantes furent arrêtées et jetées en prison. Vidés de la majeure partie de leurs membres, les premiers comités de femmes ne purent empêcher l’instauration du code de la famille. 1984 : Fériel était en France. Elle et son mari étaient venus pour une « année sabbatique ». Elle voulait y poursuivre ses recherches sur les relations diplomatiques entre l'Algérie et les États-Unis. Elle avait entamé à Alger un troisième cycle en sciences politiques – elle menait une analyse des représentations de la guerre de libération nationale véhiculées par le Times, entre 1954 et 1962. Mais « la situation ne cessant de se dégrader politiquement » en Algérie, le couple choisit de rester en France – ce qui est, rappelons-le, souvent le cas pour les migrations : pensées comme une stratégie temporaire, elles finissent bien souvent par s'installer dans la durée (Percot, 2005). De France, Fériel apprit que le code de la famille algérien avait été approuvé. Adopté le 9 juin 1984, il fut présenté à la presse le 18 juin – al-Moujâhid était alors l'unique journal existant jusqu'en 1989. Le ministre de la Justice déclara que le choix de ce code s'inscrivait dans l'élaboration d'une société gouvernée par « une morale socialiste qui respecte les valeurs arabo-islamiques du peuple algérien » (al-Moujâh, 19 juin 1984, cité par Pruvost, 1999).

Le code de la famille instauré par l'assemblé nationale algérienne en 1984 allait figer, un peu plus encore que sous la colonisation, le fiqh. Ce dispositif juridique lentement mis en place, de par ses dispositions intégrant des éléments du fiqh musulman et du droit français, apparaît alors comme l'une des ondes les plus pernicieuses du choc colonial. Tout en puisant dans le fiqh, le code de la famille recoure à des catégories juridiques du code civil français. Ainsi, le mariage doit résulter d'un accord entre deux époux et être notifié devant notaire et/ou officier d'état civil.

Son enregistrement à l'état civil est obligatoire. Par ailleurs, la présence d'un walî (tuteur

92 Au cours de cette même année, de nombreuses femmes se mobilisèrent pour manifester contre l’interdiction

matrimonial) est, pour une femme, une condition obligatoire à la validation d'une union. C'est à ce tuteur que revient la responsabilité (yatawallâ) de marier une femme. Cette situation d'exception fait de ce texte un « en dehors du système juridique algérien » (Grabba, Haddab, 2007 : 43). Nombre de militantes, se revendiquant d'une démarche laïque, critiquent ce qu'elles qualifient de contradictions entre le code de la famille et la constitution algérienne qui reconnaît l'égalité entre hommes et femmes. L'une d'elles se souvint d'un débat télévisé avec un membre d'un parti religieux qui lui dit : « vous voulez prendre exemple sur les Européennes. Je lui ait dit : je suis pratiquante, je suis musulmane et je parle de la constitution algérienne (rires). Vous remettez aussi en cause la constitution ? Dans le code du travail ou du commerce, on peut faire des écarts. Pourquoi se référer à la sharî'a juste pour les droits des femmes ? ». Et si l'instauration de ce code a duré vingt-deux ans, depuis 1984, ce dispositif juridique reste l'objet d'intenses controverses.

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