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Impression et L’élève et la leçon :

A la lumière de ce qui précède, nous avons pu établir les liens et repérer les stratégies de dédoublement de l’écrivain. Par la figure d’auteur, la mise en abyme s’est rendue transparente et artisanale, mais une telle perspective n’est pas envisageable dans les deux autres romans de Malek Haddad. Dans le premier roman de l’auteur, le personnage principal est un ingénieur, dans le troisième il est médecin.

A cet effet, nous pouvons nous demander si les deux protagonistes ne seraient-ils pas des doubles possibles de Malek Haddad, en dépit de leurs statuts de personnages n’appartenant pas au domaine littéraire?

Dans La Dernière Impression, Saïd, qui est le nom du frère de Malek, est un ingénieur qui construit un pont qu’il doit démolir, il aime Lucia, une enseignante française qui meurt le jour de son départ. Déjà le dédoublement peut s’annoncer par cette situation particulière que Malek Haddad veut toujours transposer dans ses romans, cet attachement puis cette impossibilité de communication avec l’Autre qui se traduit chez Malek Haddad par son drame du langage. Aussi la spatialisation narrative du roman est la ville natale de Malek Haddad et de Saïd. Le père de Saïd est un instituteur comme celui de Malek Haddad.

Dans L’élève et la leçon, le protagoniste partage avec l’écrivain, outre l’exil et l’amour impossible, les origines arabo-berbères.

Mais que nous disent ces éléments biographiques ? Peut-on déjà parler, à ce stade très précoce, d’un auteur en abyme ?

Nulle garantie n’est fournie par ces éléments dont la profondeur est très réduite, d’autres champs théoriques leur sont réservés, comme

163 l’autobiographie et tous ses genres voisins1

qui ne feront pas l’objet de cette étude.

De plus, comme nous l’avons montré dans l’analyse de l’homonyme et du pseudonyme, le dédoublement dans l’énonciation privilégie la figure d’auteur comme noyau de cette deuxième forme de mise en abyme.

Dans cette optique, nous ne saurions dire que Saïd est une figure en abyme de Malek Haddad uniquement parce qu’il habite comme lui le Faubourg, et qu’Idir est un kabyle. Une mauvaise manipulation du concept risque de rendre notre analyse triviale et inintéressante, puisque notre démarche, toujours à la recherche des mises en abyme les plus optimales, voudrait se démarquer de l’intentionnalisme et du biographisme pour se focaliser d’avantage sur la répétition, la spécularité, l’autoréflexivité, les fonctions et figures d’auteur, puisque la critique moderne nous oblige à parler en ces termes.

Par souci de bien contrôler le concept, afin de ne pas le rendre invalide et trop large, la meilleure solution serait donc de reléguer, dans un premier moment, ces éléments biographiques et fixer l’attention sur ce qui pourrait, réellement, faire des deux personnages des mandataires de l’auteur.

Dans La Dernière Impression, la mise en abyme de l’instance productrice s’opère par trois artifices, sans forcer la comparaison entre Saïd et Malek Haddad, le texte se révèle porteur de plusieurs enseignements :

D’abord, Saïd l’ingénieur, dont le métier demande rigueur et rationalité, est un être extrêmement sensible au point de devenir gamin devant un paysage

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Une multitude de théories et de théoriciens se sont acharnés sur le surgissement du « moi » et la littérature dite « intime », dont nous ne citerons que quelques uns : Philippe Lejeune, (Le Pacte autobiographique (, op.cit, Philippe Forest (Le roman, le réel, Nantes, Cécile Defaut, 2007), Daniel Madelénat (La biographie, Paris, PUF (Littératures modernes), 1984), Frédéric Regard (La biographie littéraire en Angleterre, XVIIe et XX siècles. Configurations, reconfigurations du soi artistique , Equipe SEMA, Saint Etienne, Université de Saint-Etienne, 1999), Martine Boyer-Weinmann (La relation biographique. Enjeux contemporains,Seyssel,ChampVallon,2005). Cité par Pluvinet, op.cit, p.12.

164 d’automne de son pays, de cette sensibilité même qu’on retrouve chez les poètes et les artistes, il est décrit d’ailleurs ainsi :

« Il était de cette race vaguement étrange, mélange d’artiste et de logicien, qui se laisse entraîner par l’ampleur infinie d’une légende et qui frissonne devant la poésie minérale d’un tracteur.» (p.18)

Saïd est à la fois le logicien, toujours à la recherche de la vérité et l’artiste à la recherche de la beauté, et nous ne pouvons ignorer le fait que beauté et vérité n’ont jamais cessé de se croiser et de se compénétrer. Il est le trait d’union qui relie l’homme préoccupé par le savoir et les lois qui régissent son existence à l’homme que l’art fragilise et pousse à créer des chefs-d’œuvre, il nous rappelle Gaston Bachelard dans son rapport mystérieux aux mathématiques et à la littérature et encore quand il écrit :

« Quand les métaphysiciens parlent bref, ils peuvent atteindre à la vérité immédiate, à une vérité qui s'userait par les preuves. On peut alors comparer les métaphysiciens aux poètes, les associer aux poètes qui, eux, nous dévoilent, en un vers, une vérité de l'homme intime. » 1

La raison des logiciens est d’ailleurs toujours mise en relief par les écrivains. Saïd est donc le reflet de Malek Haddad le Philosophe.

Mais, si Saïd est en quelque sorte un artiste, ce n’est pas n’importe quel art qui l’impressionne et le marque profondément, comme le précise le texte par l’emploi du mot « légende », c’est surtout la littérature en général et la poésie en particulier qui affectent son art, il est une personne que l’amour a rendue romantique et lyrique, c’est pourquoi nous préférons dire qu’il est le reflet de Malek Haddad le Poète :

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165 « …J’aurai voulu, Lucia, sur une plage rose, te voir et te sourire et parler aux mouettes. J’aurai voulu, Lucia, m’amuser sur la plage sans construire des châteaux d’amour dans le sable. Ou bien sur une barque libérer mon romantisme et ramer vers le large, sur une mer toute bleue… » (p.129)

Ensuite, Saïd se distingue par son humanisme et sa fidélité, s’il s’engage au maquis c’est justement pour être avec les autres, pour les défendre, retrouver sa raison et redonner sens à son existence, il est donc le reflet de Malek Haddad l’Homme :

« Saïd était très seul mais il n’était pas isolé puisqu’il avait choisi. Il devinait les hommes comme il respirait le vent. Et c’était l’infini de tous les côtés. Ce n’était plus le vide. » (p.128).

Enfin, Saïd est aussi le reflet de Malek Haddad le Romancier, cette dernière citation est sûrement la meilleure qui pourrait confirmer nos hypothèses pour dire avec assurance que nous sommes en présence d’une duplication énonciative et que l’auteur apparaît nettement en abyme:

« Il y avait dans Saïd une manière de romancier qui sommeillait, une sorte de reporter du cœur. Il s’intéressait à des choses qui n’intéressent en général que les principaux intéressés. Il était possédé par quelque chose qui s’appartenait à de l’éclectisme, une

curiosité de l’humanité qui n’était pas du mépris mais peut-être

cette façon muette et tacite de se solidariser avec tous ceux qui sont veufs d’un sourire, d’un platane, d’une Lucia, d’une gazelle ou d’une étoile. » (p.119)

L’élève et la leçon est le seul roman de Malek Haddad écrit à la première personne. L’auteur opte pour un narrateur autodiégétique qui est en

166 même temps le héros de l’histoire qu’il raconte. Ce récit est donc une « autobiographie fictionnelle »1, appelée aussi une « fiction autobiographique », qui selon Dorrit Cohn, serait un roman écrit à la première personne, dans lequel le narrateur-protagoniste fait le récit de sa vie.

Là aussi, ce cas particulier de récit ne permet pas de répondre au critère de la mise en abyme du scripteur, ni même au pacte autobiographique de P. Lejeune, puisqu’il n’y a pas d’identité entre l’auteur et le protagoniste-narrateur.

Notre enquête sur le labyrinthe réflexif de Malek Haddad se poursuit à la recherche de tout indice spéculaire, et il s’avère que ce sont les mêmes stratégies très récurrentes auxquelles il recourt, qui nous permettront de localiser les éventuels glissements de l’auteur.

D’abord, nous avons remarqué que l’écriture d’Idir est similaire à celle de Malek Haddad, ceci paraît évident puisque c’est lui qui a écrit le roman, mais la théorie littéraire, notamment par les travaux de Genette sur la voix narrative2, nous a averti de confondre auteur, narrateur et personnage :

«Dans l'art du récit, le narrateur n'est jamais l'auteur, [...] mais un rôle inventé et adopté par l'auteur »3

Balzac ne trouvait-il pas cette démarche inadéquate et ridicule ?

« Beaucoup de personnes se donnent encore aujourd'hui le ridicule de rendre un écrivain complice des sentiments qu'il attribue à ses personnages; et, s'il emploie le je, presque toutes sont tentées de le confondre avec le narrateur. »4

1

COHN, Dorrit, Le Propre de la fiction, Paris, Seuil, 2001, p. 53.

2

GENETTE, Gérard, Discours du récit, in Figures III, Paris, Seuil, 1972 et Nouveau discours du récit, Paris, Seuil, 1983.

3

Ibid., p.226.

4

BALZAC, Honoré de, Le Lys dans la vallée, Préface, 1835, Gallimard, collection «Bibliothèque de la Pléiade », t. IX, 1978, p. 915.

167 Ceci dit, si nous considérons que narrateur et auteur sont distincts, nous pouvons dire que le narrateur adopte parfaitement le style de l’auteur qui pouvait, s’il voulait masquer sa présence, lui attribuer un style propre à un médecin et non à un poète.

Autrement dit, Idir raconte son récit dans un style purement littéraire, même le jargon médical est moins fréquent par rapport aux figures de rhétorique et aux images symboliques semées dans le texte, même les réflexions que fait le protagoniste-narrateur sont en général d’ordre philosophique et littéraire.

Dès les premières pages, on s’aperçoit de la sensibilité du langage du personnage, ce qui nous donne nettement l’impression que ce n’est pas Idir le médecin qui parle, mais plutôt Idir comme projection de l’écrivain. La plupart des descriptions que fait Idir des choses ou des êtres, les micro-historiettes qu’il raconte, les phrases et expressions qu’il emploie adoptent une architecture poétique, les exemples sont assez nombreux, nous ne citerons que quelques uns :

- « Fadila vient de naître à l’instant des paroles. » (p.15).

- « La nuit1 est venue comme une femme. Comme une jeune fille. Elle

est venue avec Fadila. » (p.16).

- « J’ai pourtant aimé la nuit pour ce qu’elle m’apportait de solitude et de réflexion (…) La nuit tout par chez moi c’était chose de fée. » (p.70) - « J’aimerais qu’il pleuve ailleurs que dans mes yeux. La nuit n’est pas jolie.» (p.22)

A partir de ce corpus très limité, nous pouvons constater que non seulement l’écriture est littéraire et poétique, que nous avons déjà évoqué

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168 dans le « roman du poète », mais aussi la manière dont le héros évoque par exemple la nuit à chaque fois en fonction de son état d’âme, elle est tantôt fuligineuse et ténébreuse quand il est face à sa fille et à sa condamnation, tantôt elle est féerique et fabuleuse pour symboliser le pays natal et l’identité retrouvée, voila ce qui pourrait faire de notre personnage le substitut d’un poète valable.

Comme Je t’offrirai une gazelle et Le Quai aux Fleurs ne répond plus, L’élève et la leçon ne faille pas à l’écriture poétique, par laquelle peut se dresser le miroir qui nous reflète les ombres du scripteur.

En plus du lyrisme, de la sensibilité et de la poéticité, d’autres arguments, plus forts encore, viennent pour mettre nos réflexions sur un terrain solide : D’abord, au lieu de nous décrire le monde intérieur du médecin (et s’il le fait ce n’est que facticité et duperie pour faire allusion à l’écriture), Idir préfère nous parler de littérature :

« Germaine avait de l’esprit et du cœur. Elle souriait comme on comprend. Elle avait ceci de commun avec moi qu’elle parlait d’avantage de littérature que de médecine »1

. (p.96)

Ensuite, comme Saïd, Idir est le médiateur entre la science et la littérature, avant d’être médecin, il se réclame d’abord un homme :

« Je suis médecin, je crois en la science, à la technique. Mais la science, la technique me sont indifférentes, si elles n’ont une âme, je dis une âme et non pas une conscience. Une âme qui n’a pas besoin d’un ascenseur pour s’élever vers les enfers ou vers les paradis (…) Médecin et homme de mon siècle malgré tout, j’admets la science » (pp.77-78).

169 Enfin, Idir se déclare ostensiblement un poète, on atteint ici le plus haut degré de la mise en abyme, on assiste à la plus importante présentification diégétique de l’auteur dans ce roman :

- « Ô Majesté de mon atavisme sacré ! J’aurais rêvé de rêver, c'est-à-dire d’écrire. Je suis sans doute un médecin valable. J’aurais été un piètre écrivain. » (p.40)

- « J’ai fait ce rêve insensé de vouloir témoigner à l’occasion de Fadila. Je ne sais pas écrire, de là procède mon injustice. Pourtant, à sa manière le malheur fait de la poésie, et la poésie me va comme un gant. » (p.54)

- « Et ainsi ma vieillesse a un goût de printemps. Jamais forêt ne fut si belle. Calvitie du cosmos, mes chansons balancées, semées, en danger, néanmoins ma juste récompense… » (p.62).

- « Bien sûr, dans les coulisses pudiques de mes insatisfactions, je possède comme tout le monde des poèmes en veilleuse. » (p.60)

Toute réflexion faite, ce n’est qu’à ce stade que nous pouvons affirmer que Saïd comme Idir sont des facettes de Malek Haddad, ils sont les médiateurs chargés de concilier l’art et la science.

Tour à tour, chacun à sa manière, les protagonistes des quatre romans réfléchissent l’auteur dans son rapport à son domaine, mais aussi à la société. La spécularité auctoriale, telle que nous l’avons abordée, a pris en quelque sorte ses distances avec l’analyse biographique, elle prend une dimension purement littéraire dans La Dernière Impression et L’élève et la leçon, mais si la dimension autobiographique a dominé Je t’offrirai une gazelle et Le Quai aux Fleurs ne répond plus, c’est justement parce que « l’être » de l’auteur et son « faire » ne peuvent se dissocier dans le texte littéraire, et que la représentation spéculaire de l’auteur, loin de s’opposer à la représentation autobiographique, en est le complément indispensable, comme l’affirme

170 Dällenbach, en se rendant compte du problème, il souligne que les récits se différencient par la préférence accordée à l’une ou l’autre des procédures connectives que son inventaire a distinguées :

« C’est dire que les procédures connectives que notre inventaire distingue ne sont pas exclusives l’une de l’autre, et qu’en se refusant le plus souvent de choisir entre elles les récits se différencient avant tout par l’accent qu’ils font porter sur tel outil de liaison, et par-delà l’outil, par la préférence que leur représentation auctoriale accorde à l’un ou à l’autre des deux contenus qui peuvent s’y trouver investis : l’être de l’auteur, son faire, qui est de l’ordre du construire, du dire ou de l’écrire. »1

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Chapitre II