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2.1- Homonymie, pseudonymie et les mystificateurs dans Les romans

de l’écrivain :

Les altérations du nom d’auteur que nous avons rencontrées dans Je t’offrirai une gazelle se poursuivent dans Le Quai aux Fleurs ne répond plus et continuent d’affecter le champ autotextuel.

L’homonymie que crée le nom du personnage principal dans Je t’offrirai une gazelle déstabilise la frontière entre signataire du livre et l’auteur-personnage et conduit à une lecture autobiographique.

A première vue, l’identité nominale entre auteur, narrateur et personnage dans Le Quai aux Fleurs ne répond plus n’est pas établie, ce qui pourrait envisager une lecture autofictionnelle.

Dans le cadre d’une recherche universitaire, une étude avait déjà montré l’apport de l’autofiction dans Le Quai aux Fleurs ne répond plus.1

L’autofiction que Genette, distingue des autres genres autobiographiques, où l’identité entre narrateur, auteur et personnage n’est pas prévue par le texte et donc « distincte de celle couple auteur /personnage dans les catégories des autobiographies hétérodiégétiques, mais elles relèvent clairement de l’autofiction. »2

Cette analyse approfondie a balayé toutes les analogies qui existent entre l’auteur et le personnage. L’objectif était de mettre en lumière toutes les projections possibles de Malek Haddad, partant de l’identité de l’écrivain algérien exilé en France pendant la Guerre d’Algérie, à l’engagement par la

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BOUCHAIB, Rokia, Le Quai aux Fleurs ne répond plus De Malek Haddad : Roman autobiographique ou autofiction ?, mémoire de master, université Mentouri, Constantine, 2009-2010.

2 JENNY, Laurent ; « L’autofiction », Méthodes et problèmes de l’autofiction, Département de français moderne, Université de Genève, 2003. Cité par BOUCHAIB, Rokia, ibid., p.54.

148 littérature, aux personnages référentiels qui ont inspiré l’auteur, aux personnages qui représentent des personnes réelles (Ourida, Roland Doukhan, Louis Aragon…), au drame du langage de Khaled Ben Tobal et la liste est encore longue.

Cependant, un détail important semble échapper à l’étude de Bouchaib. Dans l’article qui a annoncé l’information de la mort d’Ourida dans les bras du parachutiste, on découvre que le nom de Khaled Ben Tobal n’est peut-être qu’un pseudonyme :

« …A Constantine, boulevard de l’Abîme, des terroristes ont assassiné une femme musulmane et un lieutenant parachutiste. La malheureuse victime avait affirmé sa croyance en une Algérie française en participant à une tournée avec la générale X…Elle avait rompu depuis plusieurs moi avec son mari, le pseudo-écrivain1 Khaled Ben Tobal, à qui seule une carence des autorités permet encore de s’exprimer… » (p.116).

Indigné par la trahison de l’amour et de l’idéal patriotique, dans un monologue intérieur, Khaled ne démentit pas l’information, mais ne la confirme pas davantage, ce qui est même très logique et compatible avec l’autoréflexivité telle que l’envisage Malek Haddad, qui n’a de souci que nous duper pour nous introduire incessamment dans le doute et le vertige du va-et-vient, du Même et l’Autre, de l’être et du paraître, du dedans et du dehors, du réel et de la fiction :

« Je ne savais pas qu’il existait un autre Khaled Ben Tobal…Je ne savais pas qu’il existait un autre écrivain que moi, pseudo ou vrai, qui s’appelât Khaled Ben Tobal…Avec la même orthographe » (p.119)

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149 Le pseudonyme est envisagé comme un second nom différent de celui de l’état civil, auquel recourt un écrivain pour une publication anonyme des écrits considérés comme gênants qui portent atteinte à la loi morale ou qui dérangent le pouvoir politique. Il est défini par David Martens dans son étude de la poétique de la pseudonymie ainsi :

« Selon l’étymologie, l’origine grecque du terme fait du pseudonyme un faux nom, un nom mensonger ; Gérard Genette le qualifie de « nom fictif », Pier Luneau et Pierre Hébert de « fausse signature » ; Marie-Pier Luneau encore d’« auteurs fictifs » et de « personnalité auctoriale factice » ; Pierre Hébert à nouveau de « signature fictive » ; Gérard Leclerc de « nom imaginaire ». Ainsi, le pseudonyme a beau être perçu, en termes de rapport à la réalité, […] comme s’il désignait purement et simplement un individu empirique, il n’en reste pas moins que son fonctionnement s’appuie sur la toile de fond d’un comme si, autrement dit sur une structure de fiction, ce qu’attestent les différents termes usités pour le désigner, et, par contamination, pour désigner le sujet auquel il se réfère […]. »1

Cette pratique, considérée comme une forme de supercherie littéraire, fait à partir du XVIIe au XIXe siècle l’objet de nombreuses études bibliographiques que Jean-François Jeandillou considère comme une «chasse aux mystificateurs »2, comme l’exemple de l’ouvrage d’Adrien Baillet en 16903 ces travaux ont tenté de dévoiler l’identité réelle des écrivains qui ont utilisé un pseudonyme pour dénoncer cette forme de mystification dont le

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MARTENS, David, L’invention de Blaise Cendrars. Une poétique de la pseudonymie, dissertation de doctorat en philosophie et lettres sous la direction du professeur Myriam Watthee-Delmotte, Université catholique de Louvain, mai 2007, p.44. Voici les travaux auxquels il renvoie, cité par Pluvinet, op.cit, p.123 : Article « Pseudonyme », Dictionnaire étymologique de la langue française (1932), P.U.F., 1994, p. 518 ; Gérard Genette, Seuils, Paris, Seuil (Points Essais), 1987, p. 50 ; Marie-Pier Luneau, Pierre Hebert, « Le pseudonyme au Québec », Voix et images. Littérature québécoise, Volume 30, numéro 1 (88), automne 2004, p. 9, p. 28 et p. 81 ; Gérard Leclerc, Le Sceau de l’œuvre, Seuil (Poétique), 1998, p. 121.

2

JEANDILLOU, Jean-François, Esthétique de la mystification, tactique et stratégie littéraires, Paris, Minuit (Propositions), 1994, p.48.

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« Jean-François Jeandillou mentionne l’ouvrage d’Adrien Baillet en 1690, première enquête détaillée sur le pseudonyme en France (Auteurs déguisez sous des noms étrangers, Empruntez, Supposez, Feints à plaisir, Chiffrez, Renversez, Retournez ou Changez d’une langue en une autre) ; Jean-François Jeandillou, Esthétique de la mystification, tactique et stratégie littéraires, Paris, Minuit ». Cité par PLUVINET, Charline, op.cit, p. 121.

150 lecteur est la seule victime. En France, la liste des écrivains qui ont utilisé des pseudonymes est très longue, nous nous bornons de ces quelques grands noms littéraires : Molière (pseudonyme de Jean-Baptiste Poquelin), Stendhal (Bombet), Henry Brulard, (pseudonymes de Henri Beyle), Voltaire (François-Marie Arouet), Louis-Ferdinand Céline (Louis Ferdinand Destouches), Colette (Sidonie Gabrielle Colette), Paul Éluard (pseudonyme de Eugène Émile Paul Grindel), pour n’en citer qu’eux.

Partant des travaux de David Martens, de Jeandillou, de Philippe Lejeune et de Gérard Genette, Pluvinet montre que la pratique de la pseudonymie qui était considérée comme forme de falsification frauduleuse, ne commence à être tolérée qu’à partir de la fin du XIXe siècle :

« Elles n’ont été tolérées que progressivement, lorsqu’on leur a accordé une valeur esthétique(…) Envisager le pseudonyme comme « le vrai nom d’un auteur fictif » redonne sens et enjeu à ce qui est souvent considéré comme un simple détail sans conséquence pour l’analyse des œuvres »1

La pseudonymie se débarrasse alors de son statut trompeur, pour devenir une pratique privilégiée de certains écrivains qui voudraient produire des effets de dédoublement comme le souligne P. Lejeune :

« Le pseudonyme est simplement une différenciation, un dédoublement du nom, qui ne change rien à l’identité Il ne faut pas confondre le pseudonyme ainsi défini comme nom d’auteur (porté sur la couverture du livre) avec le nom attribué à une personne fictive à l’intérieur du livre »2 1 Ibid., p.122. 2 LEJEUNE.P, op.cit, p.24.

151 Pour David Martens, pour qui le pseudonyme n’est pas seulement un « second nom […] aussi authentique que le premier, [qui] signale simplement cette seconde naissance qu’est l’écriture publiée »1

Pour Genette, encore, le pseudonyme est rattaché à la fiction, puisqu’il résulte de l’imagination de l’auteur, il serait une « variante » de la supposition d’auteur :

« L’attribution d’une œuvre, par son auteur réel, à un auteur imaginaire dont il ne produirait rigoureusement rien d’autre que le nom »2

De cette dernière définition que nous propose Genette surgit le problème du nom d’auteur qui atteint son paroxysme dans Le Quai aux Fleurs ne répond plus. Si on reprend littéralement la définition de Genette, nous pourrions alors dire que le pseudonyme qu’utilise Khaled, serait une attribution de l’œuvre (fictive), par son auteur réel (qui n’est pas réel mais plutôt fictif), à un auteur imaginaire (plus fictif encore) qui s’appelle Khaled Ben Tobal.

Le télescopage des trois auteurs, dont le premier est réel (Malek Haddad), l’autre est fictivement réel (rendu réel par la fiction, il est anonyme), et le dernier est fictivement fictif (Khaled Ben Tobal), est responsable de créer de fortes collusions.

De ce fait, deux hypothèses s’imposent à nous et ne sont pas exclusives l’une de l’autre :

Soit Malek Haddad recourt à la pseudonymie pour masquer sa présentification diégétique, le nom réel du personnage fictif pourrait être le même nom de l’auteur-signataire du livre. L’identité entre auteur, narrateur et personnage peut alors s’établir aisément pour renforcer la dimension

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MARTENS, David, op.cit, pp. 37-49. Cité par PLUVINET, op.cit, p.122.

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152 autobiographique, dans son sens large, de l’œuvre. Feindre de laisser le personnage s’exprimer en son nom s’opère, donc par cet anonymat du personnage.

Soit, comme deuxième hypothèse que nous préférons nettement à la première, Malek Haddad recourt à la pseudonymie, pour mettre la lumière sur le personnage-écrivain et non sur le personnage dans sa vie réelle, ce qui renforcerait la mise en abyme auctoriale, puisque le pseudonyme, s’il est utilisé pour masquer une réalité, il n’en demeure pas moins qu’un nom littéraire par rapport à celui de l’état civil. Si le nom réel de Khaled Ben Tobal n’est pas révélé, au même titre que celui de l’auteur dans Je t’offrirai une gazelle, c’est que justement Malek Haddad voudrait que nous portions attention à l’artiste et non à la personne biographique, autrement dit, c’est son Moi-écrivain qui prime son Moi-social. Cette homonymie-pseudonymie est donc une mise en abyme d’appui dont la fonction principale est d’assurer la représentativité de l’auteur-signataire du livre.