• Aucun résultat trouvé

2-Exemples Picturaux et littéraires :

A travers les exemples picturaux cités par Gide, nous découvrons que tous les tableaux, soit de Memling, de Quentin Metzus ou de Valesquez, nous laissent voir à travers un miroir, l’intérieur de la pièce, ainsi que des personnages qui ne se tiennent pas « en avant ».

Nous nous sommes penchée sur ces tableaux 4 pour vérifier le degré de certitude et d’exactitude de cette approche, pour confirmer et vérifier les

1

GIDE, La Tentative amoureuse, in le Retour de l’enfant prodigue, précédé de cinq autres traités, Paris, Gallimard ,1967.

2

DÄLLENBACH, op.cit, p.19.

3

Ibid.

4

31 hypothèses que nous avons émises dès le début de notre recherche et pour voir cette autre face concrète et matérielle de la notion de mise en abyme, qui a entraîné maintes confusions. L’essentiel est que cette recherche n’était pas en vain, d’abord parce qu’il nous était quasi impossible de saisir la notion sans balayer les confusions qui l’entouraient, ensuite parce que nous avons pu en tirer des conclusions personnelles qui n’étaient pas fournies par Dällenbach où même fournies, elles étaient difficiles à concevoir vu le nombre excessif des exemples auxquels recourt Dällenbach pour analyser le texte de la « charte ». Le tableau de Hans Memeling, Diptyque de Maarten Van Nieuwenhove (1487) représente une œuvre composée de deux panneaux. Le panneau de droite représente Maarten Van Nieuwenhove à genoux, les mains jointes priant devant une bille ouverte. Le panneau de gauche représente la Vierge à l’Enfant. Avec sa main droite, la Vierge tient l’Enfant Jésus.

Les deux personnages sont assis dans la même pièce, la décoration est typique, le sol, le tapis, le livre de prière, les fenêtres et d’autres symboles sont tous présents dans les deux panneaux. Dans le panneau de la Vierge, derrière elle, on peut voir un miroir convexe qui nous renvoie une image des deux personnages côte à côte.

A ce moment là, nous avons pu, dans une première démarche, dégager les premières caractéristiques du « miroir » qui est libéré de sa propre fidèle- image. Bien que les deux personnages du diptyque n’aient pas été dans la même pièce, le peintre a voulu les unir par ce « miroir-piège »1.

Poursuivons notre exploration de la « charte » qui s’avère de plus en plus intéressante.

Dans le tableau de Quentin Matzys, Le Prêteur et sa femme (1514), on y voit le miroir convexe, posé au milieu de la table, il reflète dans l’espace situé

1

32 devant et à gauche du cadre, le client du Prêteur ou le peintre lui-même selon Dällenbach : « en retrait, un personnage coiffé de rouge et tenant un papier à la main (le peintre lui-même ou , plus vraisemblablement, le client de l’usurier) ainsi qu’une fenêtre dont le traitement en perspective trahit l’influence des Italiens. Innovation décisive : la position oblique du miroir. »1

Le troisième tableau que nous retrouvons dans la page de Gide est celui de Diego Velasquez, Les ménines (1656). Le peintre est représenté à gauche du tableau, en train de peindre le portrait du Roi et de la Reine, dont le reflet est visible dans le miroir au fond de la pièce. Le miroir ici n’est pas arrondi mais plutôt un miroir-plan ce qui explique cette mention de Gide entre parenthèses « (mais un peu différemment) ».

Pour pousser à l’extrême, l’ambiguïté qui se dégage du texte de Gide, Dällenbach fait appel à un peintre qui ne figure pas dans la « charte ». Il s’agit du grand Jan Van Eyck, considéré comme l’initiateur et le « Maître » du dédoublement dans la peinture flamande. Dans son prestigieux tableau Les Epoux Arnolfini (1434)2, on voit pour la première fois ce miroir convexe, au centre du tableau, reflétant les époux et Van Eyck pendant qu’il les peignait, ainsi que les personnages qui se tiennent sur le seuil de la pièce et que les seuls mariés peuvent avoir devant les yeux. L’invisible est rendu visible et « le miroir-piège redoublé par la grande signature gothique équivaut ici au sacrement qui authentifie, consacre et mémorise à jamais l’événement d’une union ». 3

Donc, nous pouvons constater que tous les peintres cités par André Gide s’inspiraient de Van Eyck, d’abord parce qu’il les précédait de presque un siècle et que d’ailleurs, certains d’entre eux étaient ses disciples. Cette inspiration se manifeste par cette « union » qu’on voit dans le Diptyque de

1

DÄLLENBACH, op.cit, p. 21.

2

Voir nos annexes.

3

33 Maarten Van Nieuwenhove et dans Les Epoux Arnolfini et dans l’image du peintre–sujet également présent dans Le Prêteur et sa femme et Les ménines. Puisque Eyck est considéré comme un pionnier dans ce domaine, pourquoi Gide a omis de le citer en premier lieu dans la page de son Journal ? Il s’avère que cette page n’est guerre innocente. Dällenbach nous fait savoir :

« Pareils exemples d’utilisation du miroir convexe sont rares en peinture et cette rareté permet d’identifier de manière point trop conjecturale les œuvres que Gide invoque sans les nommer. »1

A travers cette exploration, Lucien Dällenbach nous explique la raison qui a incité Gide à ne point retenir ces exemples en affirmant « aucun de ces exemples n’est absolument juste », parce que la mise en abyme telle qu’elle apparaît dans ces tableaux serait une simple reproduction fidèle du sujet-même de l’œuvre, qu’est ici le peintre. Si on transpose cette vision à la littérature, la mise en abyme ne serait qu’un procédé permettant à l’auteur de témoigner de sa propre présence donc, une autobiographie ou autofiction pour mieux dire. Or, la mise en abyme, par le miroir « piège » est censée nous informer sur ce qui n’apparaît pas dans la pièce et donc dans le texte, dans ce sens, l’exemple des Epoux Arnolfini paraît très satisfaisant dans la mesure où le miroir reflète non pas fidèlement l’image des deux époux qui ne s’y tiennent plus la main, ce qui indique une séparation et il ne renvoie non plus l’image du chien pourtant présent dans la pièce ce qui est le signe d’une future trahison. Ainsi la mise en abyme a le pouvoir de réfléchir des faits passés mais aussi nous dévoiler le futur.

De notre part, nous pouvons dire que, ce qui est commun à la peinture et à littérature est ce miroir qui a pour fonction de révéler ce qui est caché, « Parmi les fonctions qui lui incombent, il en est deux qui se désignent immédiatement

1

34 à l’attention : les fonctions de centrage et d’espionnage »1

, il nous livre ce que l’on ne peut saisir, ce qui serait exclu de notre champ de vision. En littérature cela correspond au « non-dit », au « dit-autrement » ou au « caché-révélé » 2 du texte.

Des exemples littéraires qui sont assez nombreux chez Gide comme chez Dällenbach, nous nous contenterons de citer le plus fameux de toutes les duplications intérieures de l’histoire de la littérature, celui de William Shakespeare, La Tragique Histoire d’Hamlet, prince de Danemark3 exactement à l’acte III, scène II. On assiste à « la pièce dans la pièce » où Hamlet choisit pour les comédiens de la cour, une pièce qui raconte l’histoire d’un inceste, d’un meurtre à Vienne et d’une prise de pouvoir, doublant ainsi le crime du roi Claudius (oncle d’Hamlet) qui se retire de la pièce à l’instant du meurtre, avec son épouse (mère d’Hamlet). La pièce fut interrompue par le Conseiller du roi, ce qui donne à Hamlet la preuve du crime commis contre son père par Claudius qui épousera, suite à la mort de son frère, sa veuve (ce qui était considéré à l’époque comme un inceste). Hamlet certain de la trahison de son oncle et sa mère, décide de passer à l’action pour venger son père. Ainsi Hamlet assigne au théâtre la fonction permanente « d’offrir à la vie un miroir ».4

Selon Gide, cette pièce, qui s’intitule « Le Meurtre de Gonzague », nous fait connaître le récit du meurtre du père, tel que son spectre l’a raconté à Hamlet et ne reflète donc pas les atermoiements du héros, qui est le véritable sujet de la pièce. Sa fonction est donc d’actualiser les évènements antérieurs au début du drame. Pourquoi alors cet exemple est rejeté par Gide ?

1

DÄLLENBACH, op.cit,p.46.

2

Ibid., p.100.

3Œuvres complètes de Shakespeare, Paris, Pagnerre, 1865. Traduction par François-Victor Hugo.

4

35 Alors, pour dévoiler l’énigme de cette curieuse citation de Gide, Lucien Dällenbach revient sur le contexte qui fait apparaître le passage1 :

« Jai voulu indiquer, dans cette Tentative amoureuse, l’influence du livre sur celui qui l’écrit, et pendant cette écriture même. Car en sortant de nous, il nous change, il modifie la marche de notre vie.… « Nos actions agissent sur nous autant que nous agissons sur elles », dit George Eliot. Donc j’étais triste parce qu’un rêve d’irréalisable joie me tourmente .Je la raconte, et cette joie, l’enlevant au rêve, je la fais mienne mon rêve en est désenchanté ; j’en suis joyeux.

Nulle action sur une chose, sans rétroaction de cette chose sur le sujet agissant. C’est cette réciprocité que j’ai voulu indiquer ; non plus dans les rapports avec les autres, mais avec soi-même. Le sujet agissant, c’est soi ; la chose rétroagissante, c’est un sujet qu’on imagine. C’est donc une méthode d’action sur soi-même, indirecte, que j’ai donnée là ; et c’est tout simplement un conte.

Luc et Rachel aussi veulent réaliser leur désir ; mais, tandis que, écrivant le mien, je le réalisais d’une manière idéale, eux, rêvant à ce parc, dont ils ne voyaient que les grilles, veulent y pénétrer matériellement ; ils n’en éprouvent aucune joie. J’aime assez qu’en une œuvre d’art, on retrouve ainsi transposé procédé du blason qui consiste, dans le premier, à en mettre un second « en abyme ».

Cette rétroaction du sujet sur lui-même m’a toujours tenté. C’est le roman psychologique typique. Un homme en colère raconte une histoire ; voilà le sujet d’un livre. Un homme racontant une histoire ne suffit pas ; il faut que ce soit un homme en colère, et qu’il y ait un constant rapport entre la colère de cet homme et l’histoire racontée »2

Selon Gide, le phénomène de la mise en abyme a pour fonction de mettre en évidence la construction mutuelle de l’écrivain et de l’écrit.

De notre part, pour comprendre ces propos, nous revenons sur La Tentative amoureuse, qui nous offre une illustration convenable de cette activité dite au « deuxième degré ». L’auteur, tourmenté par un rêve de bonheur, charge le narrateur, avec lequel il s’identifie, de raconter à une dame (fictive) l’histoire des heureuses amours de Luc et Rachel. Des le début du

1

Certes un peu long, ce passage est indispensable pour décrypter ces notions importantes de « sujet » et de « rétroaction ».

2

36 texte, des rapports de similarité et de connivence s’instaurent entre les deux couples. Rachel correspond à l’Auditrice et Luc prolonge si parfaitement le narrateur. De ce fait, on comprend que Gide transpose sa propre situation d’insatisfaction et de malaise à ce conteur -imaginaire- qui transpose de sa part la sienne aux personnages fictifs. D’une autre part ce sont ces deux personnages qui ont agi sur le narrateur, qui a dépassé son ennui et son malheur pour se retourner vers les grandes tâches qui l’attendaient :

« Madame, c’est à vous que je conterai cette histoire. Vous savez que nos tristes amours se sont égarées dans la lande ». (p.44).

«Je suis heureux ; je vis ; j’ai de hautes pensées. J’ai fini de vous raconter cette histoire qui m’ennuie ; de grandes tâches maintenant nous appellent » (p.58). 1

Ce récit dit « au deuxième degré » a encore agi sur l’auteur (Gide) qui s’affirme « joyeux ».

A ce stade, nous pouvons apprécier la dimension que donne André Gide à la mise en abyme : le récit enchâssé par le mécanisme de « rétroaction » agit sur le narrateur et/ ou l’auteur et non le contraire. Le personnage fait subir au narrateur / auteur les effets de sa propre narration, et c’est pour cette raison que Gide rejette l’exemple de la pièce d’Hamlet qui, selon lui, faisait allusion au passé et n’agissait donc pas sur l’avenir. C’est grâce à la circulation entre les niveaux narratifs que la « rétroaction » peut se produire et c’est la condition de la mise en abyme selon Gide. Cependant Dällenbach s’éloigne de cette interprétation de la pièce, en l’assimilant à l’inadéquat miroir des peintres, il note en bas de page qu’elle ne reflète pas seulement le passé

1

37 antérieur du drame mais aussi l’avenir de celui-ci du fait que, dans la pièce, l’auteur du crime soit le neveu du roi et non pas son frère1

.

D’autre part, la complexité, devant laquelle nous étions, de la « charte » se simplifie grâce aux éclaircissements fournis par Dällenbach sur cette notion du « sujet-même » de l’œuvre qu’invoque Gide dans sa page circulaire. Gide a en quelque sorte, réfuté les exemples picturaux et littéraires cités parce qu’il ne désignait pas par le « sujet-même », le producteur -peintre ou auteur- de l’œuvre mais plutôt le produit (l’objet) de leur imagination qui devient cette chose « rétroagissante » sur son producteur-créateur. De ce fait, « le récit second, chez Gide, réfléchit le récit premier dans la mesure où il est nécessaire, pour que la rétroaction se produise, qu’il ait analogie entre la situation du personnage et celle du narrateur ou - pour dire la même chose autrement- entre le contenu thématique du récit-cadre et celui du récit enchâssé. »2

Dällenbach mentionne que ce que l’on comprend, moins bien, dans ces conditions, c’est que Gide en soit venu à privilégier une métaphore qui ne s’appliquerait qu’à ses propres exemples. La mise en abyme selon André Gide ne possède pas « l’aptitude à désigner toute à la fois le dédoublement d’un narrateur, d’une histoire et de la dialectique qui s‘instaure entre eux. »3

Dällenbach ne retient de Gide que cette « conviction première –à savoir que le terme de mise en abyme, à son apparition, désigne, de manière univoque, ce que certains auteurs appellent « l’œuvre dans l’œuvre » ou la «

1

«Le fait que le meurtrier y soit le neveu du roi-et non pas son frère, comme l’était Claudius- en est un indice qui conforte l’interprétation psychanalytique classique de cette scène, car il parait opportun ici d’identifier la « pièce dans la pièce » au « rêve dans le rêve ». Nul doute en effet que le commentaire de Hamlet en cours de représentation « Mais voici Lucianus, le neveu du roi » ne trahisse son désir secret et ne constitue une menace directe à l’adresse de Claudius. Mais outre que GIDE ne devait guère conserver le souvenir de telles minuties », DÄLLENBACH, op.cit.p.23.

2

Ibid., p.30.

3

38 duplication intérieure »1. Dans sa première tentative d’approcher une structure nouvelle, il en tire une définition provisoire : « est mise en abyme toute enclave entretenant une relation de similitude avec l’œuvre qui la contient. »2 Mais loin d’en être restée à cette définition étroite, la notion subit progressivement une sorte d’extension « en désignant volontiers toute modalité autoréflexive d’un texte »3

.

II- La réflexivité selon Raymond Roussel et Jean Ricardou :