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LES IMPLICATIONS IDENTITAIRES DES NOUVELLES LOGIQUES DE MOBILITÉ : DES APPARTENANCES MULTIPLES

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 98-102)

Mobilités, identités multiples et formes de territorialisation : définition d’une approche du phénomène migratoire

II. LES IMPLICATIONS IDENTITAIRES DES NOUVELLES LOGIQUES DE MOBILITÉ : DES APPARTENANCES MULTIPLES

1. De puissants mécanismes de délocalisation

La mobilité spatiale est-elle un élément de renforcement ou d’éclatement d’un groupe social ? Cette question est au cœur des études urbaines et migratoires. Ainsi, les membres de l’Ecole de Chicago observaient, à travers le cycle des relations inter-raciales, comment les rapports que les migrants entretenaient avec leur groupe et avec leur milieu évoluaient vers l’assimilation dans la société urbaine, après des phases d’isolement, de compétition, de conflit et de compromis (accommodation) (Park, 1928, Hannerz, 1996a).

La grande ville était une machine à individualiser les hommes et la position de l’Étranger était une position intermédiaire, entre isolement dans le groupe et assimilation dans la société urbaine (Hannerz, 1996a)18.

Or, avec le développement des mobilités, cette question évolue et se complexifie : la mobilité se généralise à tous les individus (plus seulement aux migrants) et à tous les types d’espace (elle ne concerne plus uniquement les espaces urbains19). Surtout, les travaux de l’école de Chicago étaient basés sur l’étude des mobilités résidentielles (au sens de changement de résidence)20. Or, comme il a été dit plus haut, avec l’éclatement spatial des individus, la mobilité résidentielle ne constitue qu’un des nombreux types de déplacement

17 Pour une critique de l’idée d’invariance des cadres spatiaux, largement présente dans les sciences sociales, on peut lire la voix « temps » dans le dictionnaire de J. Lévy et M. Lussault (2003).

18 Selon A. Tarrius, la notion de région morale proposée par Robert Ezra Park permettait néanmoins de dépasser le caractère figé des voisinages entre communautés que l’on retrouve dans les travaux du même auteur, et d’anticiper ces questionnements, dans la mesure où cette notion constate les superpositions éphémères ou durables de populations à partir de leur mobilité spatiale. Il reproche cependant à cette notion d’être restée relativement obscure et de ne s’être circonscrite qu’au domaine urbain (Tarrius, in Morokvasic, 1996, p 96).

19 A ce sujet, voir Giddens, 1994 ; Tarrius, 2000.

20 Pour une interprétation différente du cycle des relations raciales, voir Jean-Michel Chapoulie (2002).

possibles. Par conséquent, le rapport entre populations et territoires, entre lien spatial et lien social a évolué et devient un enjeu de réflexion central. Comme l’écrit Guido Martinotti,avec l’augmentation en nombre, en direction, en envergure et en fréquence des mobilités humaines, les relations entre populations et territoires sont devenues hautement dynamiques, et l’ensemble des concepts sociaux et écologiques visant à reconstruire les structures des arrangements spatiaux sont tendus à un point critique. Il y a peu de doute sur le fait qu’une des questions les plus importantes auxquelles sont confrontées nos sociétés, et en particulier celles du continent européen, est le réajustement profond de l’équilibre établi entre population et territoire (Martinotti, 1994, 3)21.

Ces dynamiques de reconfiguration des territoires, liées à la mobilité des individus, doivent être mises en relation avec l’évolution du sentiment d’appartenance et des identités individuelles et collectives. De ce point de vue, Anthony Giddens, reprenant Georg Simmel, considère que la position de l’Étranger, figure cosmopolite et archétypale du monde contemporain, est désormais propre à tous les individus. L’ère actuelle se caractériserait en effet par la capacité de tous à s’inscrire dans plusieurs types d’espaces et à entretenir une relation avec un ailleurs virtuel ou réel. En d’autres termes, la mobilité permettrait à chacun de se situer dans une relation dialectique entre plusieurs univers, entre un ici et un là-bas (Giddens, 1994).

Il convient de replacer cette question dans le cadre des travaux d’Anthony Giddens sur l’espace-temps. À travers la problématique de la distanciation spatio-temporelle, Anthony Giddens s’intéresse à la manière dont la vie sociale s’organise dans le temps et l’espace (Giddens, 1994, 26). Celle-ci a évolué avec le phénomène de globalisation. Le monde de la modernité tardive se caractérise en effet par une distanciation (et une recombinaison) espace-temps croissante, qui décuple les possibilités de mobilité qui s’offrent à l’individu.

La globalisation est comparée à un mouvement d’étirement : il y a extension latérale des relations sociales à travers le temps et l’espace. L’intérêt de la dissociation espace-temps est qu’elle permet la reconstruction des rapports sociaux et l’émergence de toute une série de nouvelles possibilités (Martucelli, 1999, 517). La mobilité, grâce aux systèmes abstraits22 sur lesquels elle s’appuie, permet en effet à l’individu d’échapper aux fixités du

21 Jean Viard formule le même type de remarque. Il écrit ainsi :il faut se représenter, et accepter, que la mobilité et la circulation ont saisi nos vies ; de l’intérieur, dans l’intimité des familles et des êtres comme au cœur des liens sociaux, des identités collectives, du travail, des territoires, du politique(Viard, 1994, 32-33).

Ce changement de rapport aux espaces, qui transforme nos identités et appartenances territoriales est, selon J.

Viard, générateur de crise : les lointains y sont infiniment nombreux, quotidiens, construits. Mais cette connaissance-là nous isole de ce qui nous entoure. Là où le paysan connaissait chaque détail des quelques hectares, nous, nous connaissons quelques détails de la planète entière. Le total doit être assez semblable ; l’effet sur notre vie radicalement différent. Nous y avons gagné de multiples ouvertures, mais nos repères ont volé en éclats.

22 Les systèmes abstraits sont des mécanismes qui permettent la délocalisation. Il peut s’agir de gages symboliques, c’est-à-dire desinstruments d’échange pouvant circuler à tout moment (c’est le cas de l’argent) ou bien de systèmes experts, qui sont desdomaines techniques ou de savoir-faire professionnel concernant de vastes secteurs. Un escalier, un téléphone, une automobile, une route sont des systèmes experts. Le point commun entre gages symboliques et systèmes-experts est qu’ils permettent de distancier les relations sociales de leur contexte immédiat : ils permettent ainsi l’interaction anonyme, sans face-à-face. Ils présupposent et favorisent la distanciation spatio-temporelle.

local. Cette capacité s’accompagne de dynamiques d’individuation23 et d’autonomisation par rapport au territoire local et à ses hiérarchies24. La relation au lieu dans lequel les individus se situent est transformée (chaque individu est potentiellement Étranger), tandis que les relations mises en place avec d’autres lieux, dispersés, peuvent avoir autant d’importance dans les dynamiques de construction identitaire. Ces processus, qualifiés par A. Giddens de délocalisation, ou de désencastrement des structures sociales25, garantissent également la possibilité d’interagir avec des individus sans co-présence26.

Arjun Appadurai, qui s’intéresse également aux conséquences des différents types de circulation sur les relations interindividuelles, considère que le croisement de la circulation des images (véhiculées par les médias) et de celle des individus ont transformé les subjectivités et les formes de la vie sociale. Avec la médiatisation de la planète, l’imagination aurait pris une force sociale nouvelle, démultipliant le champ des vies possibles (2001, 96). Il propose ainsi l’idée d’improvisation pour caractériser les pratiques et projets sociaux contemporains, qu’il oppose à celle d’habitus, empruntée aux travaux de Pierre Bourdieu (Bourdieu, 2000 ; Appadurai, 2001, 98).

2. Recompositions des identités et appartenances multiples

Ainsi, c’est la capacité à s’inscrire dans plusieurs mondes, réels ou virtuels, la multi-appartenance, qui caractérise l’individu moderne. Les ordres des routines et de la tradition en sont fortement ébranlés, tandis que le quotidien se structure dans une tension constante du global et du local, de la présence et de l’absence, entre engagement dans des groupes et individualisation, entre déplacement et relocalisation, entre désencastrement et ré-encastrement dans de nouvelles structures sociales (Giddens, 1994). Par conséquent, l’éventail relationnel des individus évolue : associant de plus en plus pratiques locales et relations sociales mondialisées (Giddens, 1994, 85), les individus peuvent désormais à la fois avoir, pour reprendre l’expression d’Ulrich Beck, des racines et des ailes, si bien que l’appartenance en réseau peut primer sur l’appartenance locale (2000, 19). La métaphore du rhizome comme réseau de connexion potentiellement infini, empruntée aux travaux de

23 On entend par individuation une responsabilité croissante des individus devant leurs actes, liée à une appropriation individuelle de plus ne plus marquée de l’espace et du temps, ce qui ne signifie pas pour autant une indépendance de l’individu en société; Au contraire, le paradoxe de l’époque contemporaine est celui d’uneautonomie croissante des individus au sein de systèmes de plus en plus socialisés et complexes (Ascher, 2001, 21).

24 Mais aussi d’une plus grande inquiétude ontologique des individus. C’est l’autre grande conséquence de la dissociation espace-temps, le deuxième pilier de la théorie de la modernité aiguë de Giddens.

25 Anthony Giddens entend par délocalisation ce que d’autres nomment dé-territorialisation. On peut remarquer avec R. Haesbaert, que les discours sur la dé-territorialisation se caractérisent souvent pas l’ambiguïté qui de l’usage de la notion de territoire, ce qui est lié à la polysémie du terme (voir la partie IV de ce chapitre). Haesbaert en relève trois significations : le territoire comme simple support matériel de l’action des sociétés humaines, le territoire comme espace du politique, du pouvoir (en particulier des États-Nations), le territoire comme espace doté d’identité (Haesbaert, 2001).

26 C’est-à-dire sans interaction de face-à-face. Ces interactions sont rendues possibles grâce aux systèmes abstraits. Voir supra note 75.

Gilles Deleuze et Félix Guattari27, est souvent convoquée pour qualifier cette évolution de la relation au(x) groupe(s) d’appartenance28. Elle permet d’insister sur le caractère horizontal plutôt que vertical du champ de relation et témoigne de ce que le centre de gravité des individus (leurs « racines ») est de plus en plus difficile à déterminer : nous vivons dans un monde rhizomatique, voire schizophrène (Appadurai, 2001, 69).

Les travaux d’Anthony Giddens montrent que si les individus ne sont pas libérés de leurs attaches par la mobilité (ils ne sont pas des électrons libres), ils sont néanmoins davantage confrontés à l’autre. Pour certains auteurs, cette confrontation les engage dans une dynamique de négociation identitaire dans la construction du lien social. Il résulterait de ces processus de délocalisation une certaine tension entre cosmopolitisme et entre-soi du groupe, entre altérité et identité, qui est le corollaire de toutes les traversées des univers de normes (Offner, 1989 ; Missaoui, 1999). À cet égard, la question des mobilités et de la multi-appartenance se rattache à des problématiques en termes d’hybridation, de créolisation ou de métissage des identités. La problématique de l’hybridation a notamment été développée par Ulf Hannerz, qui constate la fusion et le mélange des identités culturelles dans l’œcoumène global (1996). Cette problématique est transposée dans la littérature par le poète Édouard Glissant, chantre de l’hybridité : de l’identité comme facteur et comme résultat d’une créolisation, c’est-à-dire de l’identité comme rhizome, non plus comme racine unique, mais comme racine allant à la rencontre d’autres racines (1996, 23). Cette approche a été fort critiquée par Jean-Loup Amselle, qui invite à observer une certaine prudence à l’égard de ces postulats. Refusant une vision du métissage culturel comme mécanisme propre de la mondialisation actuelle, Jean Loup Amselle propose de substituer aux images du rhizome ou de l’hybride, jugées trop redevables de la métaphore biologique, celle du branchement qu’il juge autrement plus convaincante.

En réalité, la critique de Jean-Loup Amselle est une remise en cause de la problématique de l’identité telle qu’elle a été traitée traditionnellement dans l’anthropologie29. Selon Amselle, les notions d’hybridité et de créolisation opèrent à leur tour une réification des cultures, en opposant l’époque contemporaine de globalisation économique et de mélange des identités, à des phases antérieures de soi-disant rigidité des identités : c’est en partant du postulat de l’existence d’entités culturelles discrètes nommées « cultures » que l’on

27 Dans la pensée de la multiplicité de Deleuze et Guattari (1980),être rhizomorphe, c’est produire des tiges et des filaments qui ont l’air de racines, ou mieux encore se connectent avec elles en pénétrant dans le tronc, quitte à les faire servir à de nouveaux usages étranges. Ainsi,à la différence des arbres ou de leurs racines, le rhizome connecte un point quelconque avec un autre point quelconque et chacun de ses traits ne renvoie pas nécessairement à des traits de même nature, il met en jeu des régimes de signes très différents et même des Etats de non-signes. Le rhizome ne se laisse ramener ni à l’Un ni au multiple…Il n’est pas fait d’Unité mais de dimensions, ou plutôt de directions mouvantes. Il n’a pas de commencement ni de fin mais toujours un milieu, par lequel il pousse et déborde…contre les systèmes centrés (même polycentrés), à communication hiérarchiques et liaisons préétablies, le rhizome est un système a-centré, non hiérarchique et non signifiant, sans Général, sans mémoire organisatrice ou automate central, uniquement défini par une circulation d’états. Il n’y a donc pas de fondement, pas de généalogie du rhizome, qui est intermezzo : l’arbre est filiation mais le rhizome est alliance, uniquement alliance.

28 Pour l’usage de la métaphore du rhizome, on peut voir également Urry, 2000 ; Chambers, 2003.

29 Voir également les points de vue similaires développés par Alexis Nouss et François Laplantine (Laplantine, Nouss, 1997 ; Laplantine, Nouss, 2000 ; Laplantine 1999).

aboutit à une conception d’un monde post-colonial ou postérieur à la guerre froide vu comme être hybride. Pour échapper à cette idée de mélange par homogénéisation et par hybridation, il faut postuler au contraire que toute société est métisse et donc que le métissage est le produit d’entités déjà mêlées, renvoyant à l’infini l’idée d’une pureté originelle (2001, 22)…l’accent mis par les auteurs contemporains sur la globalisation économique masque les phénomènes de globalisation partielle qui ont précédé la compénétration actuelle des cultures sous l’effet de la mondialisation (2001, 49)… Plutôt que de concevoir la modernité, la postmodernité ou la surmodernité comme une rupture radicale avec un autrefois paré de toutes les vertus de la tradition, il serait préférable d’y voir un changement du rapport entre des masses, une sorte de mécanique des fluides (2001, 44). C’est donc, plutôt en termes d’accélération de certains processus de compénétration culturelle, que de rupture radicale dans les relations entre les groupes et dans les phénomènes identitaires, qu’il conviendrait de comprendre les processus actuels.

Selon Ulrich Beck, qui adresse le même type de critique aux notions d’hybridité et de créolisation, c’est le concept de cosmopolitisme qui permet de dépasser la limite de certains termes comme celui d’hybridation : le cosmopolitisme dépasse le concept d’hybridation car il évite le danger inhérent au recours à la métaphore biologique pour désigner les différences humaines (2003, 146).

Quoi qu’il en soit, ces travaux, qu’ils adoptent la problématique du métissage, de l’hybridation, du branchement ou encore du cosmopolitisme, ont pour caractéristique commune de démonter les thèses de l’homogénéisation des cultures, d’une part ou d’autre part, de l’incommensurabilité des cultures. Ce n’est pas à une dissolution30, ni - à l’inverse - à une rigidification des identités qu’on assiste31, mais bien à leur recomposition constante (Amselle, 2001 ; Beck, 2003). Comment s’opèrent ces recompositions identitaires dans le cas des populations migrantes ? Acquièrent-elles une signification et des formes spécifiques ?

III. LA MOBILITÉ COMME RESSOURCE : RÉSEAUX

TRANSNATIONAUX ET FORMES D’INSCRIPTION COSMOPOLITES

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