• Aucun résultat trouvé

Comme nous l’avons vu, le système allemand de l’assurance-maladie est relati-vement complexe en raison son dualisme. Il n’est donc pas étonnant de voir réguliè-rement surgir des idées de réforme. L’idée la plus radicale est celle de la suppression du système dualiste et d’un transfert des assurés privés vers une assurance santé dite « citoyenne » (Bürgerversicherung). Avant de regarder de plus près cette proposi-tion, il faut examiner avec soin les avantages et les inconvénients du système dualiste existant.

III-1/ Avantages et inconvénients du système dualiste

Le système actuel présente des défauts, notamment en matière de couverture médicale et aussi au regard de la liberté de choix des assurés. Selon des études, un assuré privé pourra obtenir un rendez-vous chez un médecin spécialiste beaucoup plus rapidement qu’un assuré de l’assurance publique, en raison notamment de la rémunération bien plus importante des soins prodigués aux assurés37. Cette circons-tance incite en outre les professionnels de santé à s’installer de préférence dans des zones à forte densité d’assurés privés38. Il s’agit donc déjà d’un système de santé à deux vitesses.

En outre, dans la plupart des cas, le système allemand dualiste d’assurance-ma-ladie impose aux assurés une affiliation soit à une caisse publique, soit à un assureur privé. Un véritable choix n’existe que pour ceux qui, au début de leur carrière profes-sionnelle, ont déjà un revenu élevé et ne présentent pas d’antécédents médicaux, soit moins de 5 % de la population39. Cette attribution des catégories d’assurés à l’un ou

35 P. Axer, in J. Isensee et P. Kirchhof (dir.), Handbuch des Staatsrechts der Bundesrepublik Deutschland, op. cit. (note 27), ch. 95, n° 9. 36 V. les données publiées par la Fédération de l’assurance-maladie privée (Verband der Privaten Krankenversicherung e.V.) sur le

site https://www.pkv.de/themen/krankenversicherung/gute-gruende-fuer-die-pkv/angebotsvielfalt/infografik-entwicklung-der-voll-und-zusatzversicherungen/

37 M. Gaßner et J. Strömer, « Kann durch die Einführung der „Bürgerversicherung” einer „Zwei-Klassen-Medizin” entgegengewirkt werden? », art. préc. (note 30).

38 T. Kingreen, « Perspektiven für eine „Jamaika-Krankenversicherungsordnung“ », art. préc. (note 26), p. 843. 39 Ibid.

l’autre des systèmes s’explique essentiellement par des raisons historiques40. Une véritable concurrence n’existe qu’au sein de chacun des systèmes, entre les diffé-rentes caisses d’assurance publique et entre les différents assureurs privés.

Pour les assurés privés, le passage vers l’assurance publique est très difficile. Dans la pratique, les clients peuvent uniquement changer de contrat d’assurance privé, dès lors que le contrat a été conclu après le 1er janvier 200941. En tout état de cause, un changement provoque toujours une perte financière importante en raison de la constitution par l’assureur de « provisions de vieillissement » (Altersrückstellungen)42. Pour cette raison, les assurés n’optent que rarement pour un tel changement. Pour les assurés des caisses publiques, la situation est différente, car le législateur a créé un réel concours entre les prestataires par voie de cotisations supplémentaires, droits d’option et possibilités de résiliation43. Ainsi, si dans le domaine privé il n’y a pas de concours réel entre les prestataires, les caisses publiques organisées sous forme d’autorités administratives se trouvent dans une situation de concurrence au regard de leurs clients actuels.

III-2/ Réforme du système actuel ou assurance unique étatisée ?

En particulier au moment des campagnes électorales, la perspective d’une assu-rance-santé citoyenne est régulièrement présentée comme un remède à cette situa-tion44. Derrière ce mot-clé se cachent en réalité plusieurs idées différentes45. Leur point commun est la vision selon laquelle tous les citoyens devraient cotiser à une caisse sociale publique et pouvoir en recevoir des prestations. Selon l’idée d’une assurance citoyenne au sens strict, tous les citoyens devraient cotiser un certain pourcentage de leurs revenus. Pour les défenseurs du concept de la « prime santé »

(Gesundheits-prämie), tous les assurés devraient cotiser le même montant, indépendamment de

leurs revenus personnels.

Récemment, c’est plutôt le concept de l’assurance citoyenne « solidaire » au sens strict qui fait l’objet du débat politique et juridique.

Les défenseurs d’une assurance unique étatisée invoquent l’argument selon lequel la solidarité ne pourra être « effective » que lorsque les citoyens à haut revenu sont, eux aussi, obligés d’y contribuer46.

Les adversaires à ce concept avancent les arguments juridiques suivants : - L’insertion de l’assurance privée dans l’assurance maladie publique serait difficilement justifiable au regard de la Constitution. La Loi fondamentale (Grundge-setz) protège l’activité économique des compagnies d’assurance privées. Une assu-rance-santé citoyenne devrait donc laisser une certaine marge de manœuvre à ces

40 U. Steiner, Verfassungsfragen der dualen Krankenversicherung, op. cit. (note 1), p. 16.

41 M. Schüffer et Ph. Franck, in H. Sodan (dir.), Handbuch des Krankenversicherungsrechts, op. cit. (note 16), ch. 43, nos 116 et 117. 42 B. Kalis, « Mitgabe der Alterungsrückstellung in der privaten Krankenversicherung », VersR 2001, p. 11.

43 V. not. les modifications des rapports entre assurances privée et publique issues de la Loi sur le renforcement de la concurrence entre les assurances maladie publiques (GKV-Wettbewerbsstärkungsgesetz) du 26 mars 2007 (BGBl. I 2007, p. 378). Sur ce point, v. S. Nolte, in Kasseler Kommentar Sozialversicherungsrecht, op. cit. (note 13), sous § 53 SGB V, n° 2.

44 Pour l’histoire du débat sur l’assurance citoyenne v. U. Steiner, Verfassungsfragen der dualen Krankenversicherung, op. cit. (note 1), p. 13 et s.

45 Pour ces concepts v. M. Gaßner et J. Strömer, « Kann durch die Einführung der „Bürgerversicherung” einer „Zwei-Klassen-Medizin” entgegengewirkt werden? », art. préc. (note 30).

46 V. l’article « Gesundheitsausschuss: Bürgerversicherung unter Sachverständigen umstritten », Fachdienst

compagnies d’assurances, par exemple sous la forme de polices d’assurance complé-mentaires47.

- De plus, l’assurance-santé citoyenne ne serait pas le moyen adéquat pour mettre fin à une « médecine à deux vitesses »48. Pour cela, une interdiction complète d’activité médicale privée serait nécessaire49, ce qui nuirait cependant à la qualité des services de soins.

La question d’une réforme générale du système dualiste allemand attend donc pour l’instant une solution. Il est à noter que l’expression d’assurance citoyenne (Bürgerversicherung) ne figure pas dans le contrat de coalition (Koalitionsvertrag) du gouvernement actuel. Des propositions plus modestes en vue de la création d’une assurance unique ont également été évoquées. Le débat est donc loin d’être clos50.

******

Sur les questions de l’harmonisation entre Sécurité sociale, assurance privée et responsabilité civile en présence d’un dommage corporel, les conclusions suivantes peuvent être tirés du droit allemand.

- En droit allemand, l’indemnisation individuelle de la victime d’un dommage par le responsable est devenue un cas d’exception. Celle-ci est fréquemment remplacé par des systèmes complexes collectifs d’indemnisation. Le droit de la responsabilité civile perd ainsi sa fonction préventive51.

- S’agissant de la couverture du risque maladie, les assureurs publics et privés se font face en droit allemand. Les deux systèmes fonctionnent de manière indépen-dante et selon des principes différents. Il n’y a pas de vraie concurrence entre les deux systèmes52.

- Il y a une tendance à la privatisation et à une différenciation plus large dans le domaine des assurances-maladies au moyen d’assurances complémentaires privées.

- Une suppression du système dualiste d’assurance maladie et son remplace-ment par une « assurance santé citoyenne » (Bürgerversicherung) soulève de sérieux problèmes de constitutionnalité53. De plus, l’assurance citoyenne ne pourra réduire les inégalités qui existent entre le traitement médical des patients couverts par une assu-rance privée et celui dont bénéficient les assurés relevant du régime général.

47 U. Steiner, in A. Spickhoff (dir.), Medizinrecht, C. H. Beck, 2e éd. 2014, sous art. 12 GG, n° 11. 48U. Depenheuer, « „Bürgerversicherung“ und Grundgesetz », NZS 2014, p. 201.

49 M. Gaßner et J. Strömer, « Kann durch die Einführung der „Bürgerversicherung” einer „Zwei-Klassen-Medizin” entgegengewirkt werden? », art. préc. (note 30).

50 Pour une synthèse des différents arguments ainsi qu’une proposition de compromis, v. T. Kingreen, « Perspektiven für eine „Jamaika-Krankenversicherungsordnung“ », art. préc. (note 26), p. 841.

51 Pour une appréciation critique de cette fonction préventive, v. R. Greger, in R. Greger et M. Zwickel, Haftungsrecht des

Straßenverkehrs, op. cit. (note 7), ch. 1, n° 33 et H. Rüßmann, in M. Herberger, M. Martinek, H. Rüßmann, S. Weth et S. Würdinger

(dir.), juris Praxiskommentar BGB, t. 2 : Schuldrecht, éd. juris, 8e éd. 2017, sous § 249, n° 19.

52 T. Kingreen, « Perspektiven für eine „Jamaika-Krankenversicherungsordnung“ », art. préc. (note 26), p. 841. 53 U. Steiner, in A. Spickhoff (dir.), Medizinrecht, op. cit. (note 47), sous art. 12 GG, n° 11.

L

e modèle néo-zélandais propose une approche radicalement originale de la prise en charge des dommages corporels (personal injuries) d’origine acci-dentelle. L’indemnisation des dommages corporels échappe totalement à la responsabilité civile : la victime ne dispose d’aucune action indemnitaire contre l’auteur du dommage et l’auteur du dommage n’est pas tenu d’indemniser les conséquences de celui-ci. La réparation est entièrement socialisée et repose sur une entité publique (crown entity), l’Accident Compensation Corporation (ACC)1. L’ACC ne dispose pas d’action subrogatoire contre l’auteur du dommage2. Un tel degré de socia-lisation publique des risques accidentels et la suppression de toute action en respon-sabilité apparaissent uniques au monde3.

Cette socialisation extrême des risques accidentels a été mise en place en 1974. Elle s’inscrit dans la continuité du rapport de la Royal Commission of Inquiry présidée par Owen Woodhouse4. Avant la mise en place de ce système, l’indemnisation du dommage corporel d’origine accidentelle reposait essentiellement sur le modèle d’une responsabilité civile fondée sur la faute (negligence), couplé à un modèle d’assu-rances privées obligatoires en matière d’accidents du travail et d’accidents de la circu-lation. Le contentieux généré était important. Et l’indemnisation apparaissait souvent aléatoire : elle dépendait de l’existence d’une faute de l’auteur, de la capacité de la victime à accéder au système juridictionnel et à prouver l’existence de cette faute.

* Cette contribution fait suite à un séjour d’études en Nouvelle-Zélande réalisé en juin 2018. Je remercie particulièrement Simon Connell, Warren Forster et l’Université d’Otago pour leur accueil. Ce séjour et cette contribution s’inscrivent dans le cadre du projet « De la responsabilité civile à la socialisation des risques » (dir. C. Quézel-Ambrunaz, Université Savoie Mont Blanc), soutenu par l’Agence nationale de la recherche.

1 Accident Compensation Commission avant 1982.

2 S’agissant de la littérature française sur l’ACC, v. en particulier A. Tunc, « L’indemnisation des dommages corporels subis par accident : le rapport de la Commission royale néo-zélandaise », RIDC 1968, pp. 697-701 et « L’indemnisation des accidents corporels accidentels : le projet néo-zélandais », RIDC 1971, pp. 449-451 ; M. A. Venel, « L’indemnisation des dommages corporels par l’État : les résultats d’une expérience d’indemnisation automatique en Nouvelle-Zélande », RIDC 1976, pp. 73-82 et A. Tunc, « Quatorze ans après : le système d’indemnisation néo-zélandais », RIDC 1989, pp. 139-144.. V. également

J. Bourdoiseau, L’influence perturbatrice du dommage corporel en droit des obligations, LGDJ, coll. Bibliothèque de droit privé, 2010, nos 365 et s. ; J. Knetsch, Le droit de la responsabilité et les fonds d’indemnisation, LGDJ, coll. Bibliothèque de droit privé, 2013, nos 627 et s.

3 Sur une comparaison avec l’Australie où un tel système a été promu, mais n’est jamais entré en vigueur, v. G. Palmer,

Compensation for Incapacity. A Study of Law and Social Change in New Zealand and Australia, Oxford University Press, 1979.

4 Compensation for Personal Injury in New Zealand, Report of the Royal Commission of Inquiry, 1967 (ci-après Woodhouse Report).