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III - Un avantage féminin réduit au regard de l’espérance de vie sans incapacité ?

L’avantage relatif des femmes en matière d’espérance leur est-il incontestablement bénéfique ? D’apparence provocatrice, la question n’est pourtant pas dénuée fondement, quand on sait que l’espérance de vie ne constitue pas nécessairement en soi un critère suffisant, si l’on tient compte du poids des incapacités et des limitations en fin de vie, qui constituent, pour les femmes, la contrepartie de l’avantage dont elles disposent du point de vue de la longévité.. En raison même de leur longévité, les femmes sont en effet davantage exposées au risque d’incapacité et de dépendance aux âges élevés que les hommes. Ainsi, en 2009, si les hommes sont majoritaires dans les placements en institution jusqu’à 65 ans, les femmes représentent les deux tiers des personnes vivant en institution à 75 ans. A partir de 85 ans, la part des femmes est même supérieure à 80%1.

La prise en compte du critère d’espérance de vie sans incapacité peut donc conduire à relativiser l’avantage féminin devant la mort. Quel que soit le niveau d’incapacité – des problèmes sensoriels et physiques jusqu’aux difficultés dans les activités de soins personnels –, quel que soit l’âge – à 35 ans ou à 60 ans –, quel que soit le groupe professionnel – les cadres supérieurs ou les ouvriers –, les femmes ont certes toujours une espérance de vie sans incapacité supérieure à celle des hommes, mais elles

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vivent aussi en moyenne plus longtemps avec des incapacités. Rapporté à leur espérance de vie totale, les femmes passent ainsi une part un peu plus longue de leur vie avec des incapacités (Tableau 1.5). Par exemple, l’espérance de vie à 35 ans sans difficulté dans les activités de soins personnels est de 39,8 ans pour les hommes et de 43,5 ans pour les femmes. Pour ceux qui éprouvent de telles difficultés dès l’âge de 35 ans, l’espérance de vie est très faible, seulement 3 ans pour les hommes, 5,3 ans pour les femmes. Et la part de l’espérance de vie sans difficulté dans les activités de soins personnels au sein de l’espérance de vie totale est légèrement inférieure chez les femmes – 89% contre 93% chez les hommes.

Tableau 1.5 – Espérance de vie avec et sans incapacité selon le sexe en 2003

Espérance de vie en années Difficultés dans les

activités de soins personnels

Difficultés dans les activités en général Problèmes sensoriels et physiques avec sans (a) rapport* (a/b) avec sans (a) rapport* (a/b) avec sans (a) rapport* (a/b) Espérance de vie totale en années (b) A 35 ans Hommes 3,0 39,8 93% 8,7 34,1 80% 15,1 27,7 65% 42,8 Femmes 5,3 43,5 89% 12,1 36,7 75% 20,0 28,8 59% 48,8 Diff. (F-H) +2,3 +3,7 - +3,4 +2,6 - +4,9 +1,1 - +6,0 A 60 ans Hommes 2,7 18,0 87% 6,2 14,5 70% 11,2 9,5 46% 20,7 Femmes 4,8 20,1 81% 9,1 15,8 63% 15,3 9,6 38% 24,9 Diff. (F-H) +2,1 +2,1 - +2,9 +1,3 - +4,1 +0,1 - +4,2

Cadres supérieurs à 35 ans

Hommes 2,1 44,5 96% 7 40 86% 12,6 34,0 73% 46,6 Femmes 4,4 46,5 91% 10 41 81% 15,5 35,4 70% 50,9 Diff. (F-H) +2,3 +1,0 - +3 +1 - +2,9 +1,4 - +4,3 Ouvriers à 35 ans Hommes 3,4 37,5 92% 9 32 78% 16,5 24,4 60% 40,9 Femmes 6,1 42,5 87% 13 36 74% 21,8 26,8 55% 48,6 Diff. (F-H) +2,7 +5,0 - +4 +4 - +5,3 +2,4 - +7,7

* Proportion de l’espérance de vie totale indemne d’incapacité Champ : France métropolitaine

Source : Calculs de Cambois, Laborde, Robine (2008) d’après les données de l’échantillon démographique permanent (décès survenus entre 1999 et 2003) et de l’enquête de l’Insee sur la santé et les soins médicaux de 2002-2003

Note : En italique, les valeurs arrondies sont issues de la figure 1 de Cambois, Laborde, Robine (2008).

En tout état de cause, l’analyse de ces résultats n’autorise pas à conclure sans équivoque à l’existence d’une « contrepartie » à l’avantage féminin en matière

d’espérance de vie. S’il est clair que les ouvriers subissent une « double peine » en vivant plus d’années en incapacité pour une espérance de vie nettement plus courte que celle des cadres (Cambois, Laborde, Robine, 2008), quelle conclusion tirer du fait que les femmes vivent certes plus longtemps avec des incapacités, mais également sans incapacité, au sein d’une espérance de vie plus longue que celle des hommes1 ? Sans même discuter du caractère déclaratif des incapacités et des possibles différences dans les réponses des hommes et des femmes2, il nous paraît difficile de considérer que les incapacités auxquelles les femmes font plus souvent et plus longtemps face au grand âge puissent véritablement conduire à relativiser l’indéniable avantage féminin devant la mort.

Conclusion

On le voit, le constat solidement établi de la surmortalité masculine ne lasse pas d’interroger l’analyse des rapports sociaux de sexe en nous ramenant au constat initial de Christian Baudelot : en matière d’espérance de vie, les femmes sont indubitablement « devant » les hommes, et l’explication du phénomène, sujet à d’importantes variations historiques – et géographiques –, n’apparaît pas réductible à des causes biologiques. Au-delà de la plus grande robustesse biologique du « sexe faible », s’exprimant notamment par une moindre mortalité néonatale, la longévité féminine s’inscrit aussi dans un rapport genré au corps socialement et historiquement construit, qui se manifeste tout à la fois par un recours aux soins plus fréquent et par une moindre propension aux comportements à risque. Ces comportements sont à l’origine de l’essentiel de la surmortalité masculine aux âges jeunes. Ils sont souvent rapportés à la diffusion, en particulier dans les milieux populaires, d’une sorte d’ethos viril, matrice commune d’excès perçus comme manifestations ostentatoires – et compensatoires – de

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Emmanuelle Cambois, Aurore Clavel et Jean-Marie Robine (2006) résument les mêmes faits, mais en mettant l’accent – par la formulation de la phrase – sur les années de vie en incapacité qui touchent plus les femmes : « Quel que soit l’âge, les femmes vivent plus longtemps que les hommes et plus longtemps sans incapacité, mais elles vivent aussi plus longtemps avec des incapacités. Au final, les hommes peuvent espérer vivre une plus grande part de leur vie sans incapacité que les femmes et cette tendance se renforce avec l’âge » (Cambois, Clavel, Robine, 2006, p.13).

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masculinité (vitesse, alcool, violence physique, etc.), comme on le voit notamment dans le cas de la surmortalité routière dans le monde ouvrier (Grossetête, 2010). Comme nous l’avons déjà souligné en introduction en prenant l’exemple du suicide et de la dépendance alcoolique, cette hypothèse ne nous semble pas épuiser totalement le sens à donner à ces comportements masculins. C’est ce que nous approfondirons dans le chapitre 4 consacré aux expressions genrées du mal-être.

Certes, l’avantage féminin devant la mort peut être nuancé par la prise en compte des incapacités liées au grand âge, auxquelles les femmes sont mécaniquement plus soumises que les hommes du fait de leur plus grande longévité, mais cette nuance n’amoindrit pas véritablement le constat initial. Elle rappelle toutefois qu’en termes de santé, la définition des états « désirables » n’est pas aisée, qu’elle n’est sans doute pas universelle, et que le critère de la longévité n’est pas suffisant. Elle souligne aussi que cette définition fait l’objet de variations genrées et qu’il est bien difficile d’identifier un « sexe fort » en matière de santé. Et c’est précisément parce que la santé fait apparaître des contradictions entre hommes et femmes, par exemple entre surmortalité masculine et sur-morbidité féminine, qu’elle offre une perspective heuristique pour étudier la construction sociale du masculin et du féminin dans la société française contemporaine. De ce point de vue, le détour par les représentations profanes de la santé, et notamment par ses déclinaisons selon le sexe, apparaît extrêmement fécond.

Chapitre 2 – De la recherche du bien-être au

maintien des capacités. Déclinaisons genrées

des représentations de la santé

La polysémie et la pluralité des dimensions de la santé rendent sa définition particulièrement délicate. Comment appréhender la santé d’un individu sans se perdre dans la diversité des indicateurs susceptibles de la cerner ? Il n’existe en effet pas de mesure résumant à elle seule cet « état de bien-être complet » auquel la santé est souvent référée, et qui, selon l’OMS, ne saurait se limiter « à l’absence de maladie ». La durée de vie, qui offre un indicateur synthétique rétrospectif aisément objectivable et facilement mesurable, ne constitue pas non plus un critère parfaitement satisfaisant. Santé et durée de vie ne s’articulent pas simplement. Avec le développement des maladies chroniques au sein des sociétés industrialisées, la maladie peut désormais s’inscrire dans le temps long et donc dans la vie. Sous l’impulsion de l’OMS, démographes et épidémiologistes s’accordent aujourd’hui à distinguer « espérance de vie » et « espérance de vie en bonne santé ». D’où une circularité de la relation entre santé et espérance de vie qui ajoute une certaine confusion et ne facilite pas vraiment son objectivation. Au regard de cette difficulté, la prise en considération de mesures subjectives, basées sur la santé perçue par les individus, apparaît comme une alternative empiriquement fondée, à défaut d’être théoriquement et complètement satisfaisante1. L’expérience montre en effet que les indicateurs de santé perçue livrent des informations statistiquement exploitables sur les différences interindividuelles d’état de santé (Ferraro, Farmer, 1999 ; Idler, Benyamini, 1997 ; Benyamini, Idler, 1999). Cependant l’usage de la santé perçue comme indicateur synthétique se heurte nécessairement au problème des représentations et des critères mobilisés par les individus pour estimer leur état de santé personnel. Dans quelle mesure la définition de

la « bonne santé » est-elle collectivement partagée ? Ce terme n’est-il pas susceptible de masquer des représentations différentes selon les lignes de clivage traditionnelles : entre classes sociales, entre hommes et femmes, entre jeunes et plus âgés2 ?

Dans ce chapitre, nous analysons les réponses à une question ouverte posée en 2001 dans l’enquête permanente sur les conditions de vie (EPCV) de l’INSEE : « Être en bonne santé, qu’est-ce que cela signifie pour vous ? ». Prenant appui sur les représentations profanes de la santé que livrent ces réponses, notre recherche, menée au moyen de techniques d’analyse des données textuelles – avec le logiciel Spad – met ainsi en évidence la forte structuration des représentations par l’âge et secondairement par le genre. On est de ce fait conduit à s’interroger plus particulièrement sur ce que ces représentations révèlent de la différenciation sociale et sexuelle du rapport au corps, de la construction sociale du masculin et du féminin et des normes de comportement qui les sous-tendent et qui ont souvent des conséquences directes sur la santé, tant dans le domaine des comportements à risque (consommation d’alcool, de tabac, de drogue, comportements violents…), des habitudes apprises dans le recours aux soins ou des rôles attribués dans la gestion de la santé familiale qu’à l’égard des normes de séduction (valorisation de la robustesse physique masculine et de la minceur féminine, sport chez les hommes et régime chez les femmes, etc.).

Outre l’opportunité de revenir sur une question classique de la sociologie de la santé depuis les travaux de Claudine Herzlich, l’élaboration d’une typologie des représentations profanes, à partir des méthodes d’analyse textuelle qui font l’objet d’une attention récente de la part des sociologues, donne également à ce chapitre une ambition méthodologique, celle de s’interroger sur les intérêts et les limites d’un compromis entre qualitatif et quantitatif.

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La validité de cet indicateur pour mesurer l’état de santé et les inégalités sociales de santé sera discutée au chapitre 7.

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On pourrait aussi ajouter entre cultures, comme le suggèrent les travaux de Zborowski (1952) sur l’expérience de la douleur et de Zola (1966) sur la perception des symptômes.