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Socialisation primaire d’Emmanuel d’Astier : l’intériorisation d’un ethos aristocratique

5. Un héritier à histoires

« La transmission du pouvoir entre les générations – dit Bourdieu – représente toujours un moment critique de l’histoire des unités domestiques. Entre autres raisons, parce que la relation d’appropriation réciproque entre le patrimoine matériel, culturel, social et symbolique et les individus biologiques façonnés par et pour l’appropriation se trouve provisoirement en péril. La tendance du patrimoine (et par, là, de toute la structure sociale) à persévérer dans son être ne peut se réaliser que si l’héritage hérite l’héritier, si, par l’intermédiaire notamment de ceux qui en ont provisoirement la charge et qui doivent assurer leur succession, ʺ″le mort (c’est-à-dire la propriété) saisit le vif (c’est-à-dire un propriétaire disposé et apte à hériter)ʺ″.438» Son rejet de la carrière militaire consacre Emmanuel d’Astier comme « héritier à histoires », héritier refusant l’héritage, c’est-à-dire refusant ce destin familialement conçu comme nécessaire d’être un honnête officier de carrière, bon chrétien439, gérant sagement ses biens pour « arrondir et bien doter les enfants440 », améliorant si possible sa position sociale par un mariage heureux ; bref, faisant honneur au nom et à l’esprit de famille. Son départ prématuré de l’armée a engendré une déviation de sa trajectoire sociale, rompant non seulement sa conformation aux attentes et injonctions familiales, mais aussi plus largement avec l’avenir (le plus) probable défini par son extraction sociale.

438 Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art, op. cit., p. 34.

439 Illustration de ces injonctions diffuses, cet extrait d’une lettre que lui écrit sa mère le 30 décembre 1920 : « Je veux t’envoyer tous nos tendres vœux pour la nouvelle année. Je te souhaite bien du bonheur, je te voudrais en plus un bon chrétien sérieux et marchant droit dans la vie. Nos prières t’accompagnent. (Lettre de sa mère à Emmanuel d’Astier, 30 décembre 1920, archives privées Christophe d’Astier de La Vigerie) »

5.1. Les conditions de l’indétermination sociale

Au moins jusqu’à la seconde moitié des années 1930, moment à partir duquel sa situation sociale objective semble se stabiliser, Emmanuel d’Astier est un être indéterminé, objectivement comme subjectivement. Tout au long de ces années, sa position et son statut social sont mal définis et fluctuants, ce qui se traduit par une oscillation permanente entre oisiveté et travail, par la variété et la multiplicité de ses expériences professionnelles, enfin par une propension à s’orienter vers des professions peu formalisées et donc par conséquent très ouvertes, que ce soit sur le plan du recrutement comme sur celui des manières de les investir.

Cet état d’indétermination est étroitement lié à la « liberté » (paradoxale et provisoire) de sa condition. Emmanuel d’Astier est en effet suffisamment riche à son départ de la marine pour ne pas travailler. Il est dégagé de l’essentiel des contraintes matérielles qui s’imposent à la plupart des individus et qui pèsent très concrètement sur leurs orientations et sur leurs choix. Bien doté sous tous rapports (économique, culturel, relationnel et symbolique), l’espace des possibles qui se présente à lui est alors large et ouvert. Ayant quitté le sentier bien délimité et tracé de la marine, un vaste choix de carrières s’offre à lui entre lesquelles il peut choisir ; et même, un temps, choisir de ne pas choisir. Semblable à l’adolescent bourgeois échappant à la tutelle parentale sans être encore pris par les nécessités de la vie adulte, il est placé dans un état d’« apesanteur sociale441 ». Son orientation vers le monde des lettres n’est pas, de ce point de vue, anodin car le métier d’écrivain, peu codifié et faiblement objectivé, permet les modes d’investissement les plus variés, des plus intensifs aux plus intermittents, des plus vocationnels au plus amateurs. Comme dit Bourdieu, « c’est parce qu’il est un de ces lieux incertains de l’espace social qui offrent des postes mal définis, plutôt à faire que faits et, dans cette mesure même, extrêmement élastiques et peu exigeants, et aussi des avenirs très incertains et extrêmement dispersés (à l’opposé par exemple de la fonction publique ou de l’Université), que le champ littéraire et artistique accueille des agents entre eux très différents par leurs propriétés et leurs dispositions, donc leurs ambitions442 ». Mais, pour ces mêmes raisons, il est plus particulièrement accordé aux dispositions de ceux qui, comme d’Astier, parce qu’ils sont issus des classes dominantes (et a fortiori de familles appartenant depuis plus longtemps à ces classes), sont « assez pourvus d’assurances et de

441 Cf. Gérard Mauger, L’Age des classements. Sociologie de la jeunesse, Paris, Éditions du CNRS, 1998.

sécurités443 pour refuser de se contenter d’une carrière d’universitaire ou de fonctionnaire et pour affronter les risques de ce métier qui n’en est pas un444 ».

Indétermination sociale et vocation littéraire

Gisèle Sapiro analyse la formation de la vocation littéraire comme étant souvent corrélée à l’expérience par les écrivains d’une indétermination identitaire provenant d’une « déviation » de leur trajectoire sociale. « De tels facteurs de ʺ″déviationʺ″ de la voie tracée par la famille résident dans des situations d’indétermination identitaire liées à la perte d’un parent, une position familiale instable, la place dans la fratrie, l’indétermination de l’identité sexuelle, ou encore des accidents biographiques (problèmes de santé, échec scolaire), qui peuvent modifier l’espace des possibles et contribuer à infléchir le parcours. Ils constituent autant de formes de ʺ″mutilation socialeʺ″ qui changent le sens de la trajectoire, pendant l’enfance ou l’adolescence, et rendent la transmission du capital initial impossible.445 » Autrement dit, l’indétermination identitaire est la transposition subjective, c’est-à-dire vécue, d’une indétermination sociale objectivement fondée446. La piste suggérée est éminemment heuristique. Sapiro toutefois ne l’exploite pas complètement, se bornant à identifier l’indétermination identitaire comme un facteur favorisant le passage d’une pratique occasionnelle de l’écriture à une « pratique régulière exercée sur le mode vocationnel447 », sans rien dire de ce que cette indétermination fait concrètement aux écrivains, c’est-à-dire comment elle se convertit en un projet de vie littéraire448.

La notion de problématique existentielle développée par Bernard Lahire fournit les moyens de résoudre ce problème. Lahire la définit comme « l’ensemble des éléments qui sont liés à la

443 Assurances et sécurités qui, pour être d’abord matérielles, se convertissent au cours de la socialisation primaire des individus en dispositions sociales. Parce qu’ils sont élevés dans la sécurité matérielle et socialisés par des agents dont les comportements sont ajustés à cette sécurité, ils intériorisent des dispositions à l’assurance, un sentiment de leur propre force et de leur propre légitimité qui conditionnent leurs attitudes ultérieures (et notamment leur rapport à l’avenir). Ce qui peut très bien les conduire à la déchéance sociale lorsque surviennent des transformations socio-économiques importantes qui menacent leur position et que, par un effet d’hystérésis de dispositions primaires devenues obsolètes, ils ne parviennent pas à s’adapter. Comme le fait remarquer très justement Bourdieu, l’histoire regorge d’« innombrables exemples de ces aristocrates qui, faute de vouloir ou de pouvoir déroger (habitus – de noblesse – oblige), ont laissé leur privilège se convertir en handicap dans la concurrence avec des groupes sociaux moins nantis. (Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, op. cit., pp. 232-233) »

444 Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art, op. cit., p. 371.

445

Gisèle Sapiro, « ʺ″Je n’ai jamais appris à écrire.ʺ″ Les conditions de la formation de la vocation d’écrivain », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 168, 2007/3, pp. 12-33, pp. 24-26.

446 Pierre Bourdieu émettait déjà dans Les Règles de l’art une idée semblable, estimant que le champ littéraire est particulièrement attrayant et accueillant « pour tous ceux qui possèdent toutes les propriétés des dominants moins une, ʺ″parents pauvresʺ″ des grandes dynasties bourgeoises, aristocrates ruinés ou en déclin, membres de minorités stigmatisées et rejetées des autres positions dominantes, et en particulier de la haute fonction publique, et que leur identité sociale mal assurée et contradictoire prédispose en quelque sorte à occuper la position contradictoire de dominé parmi les dominants (Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art, op. cit., p. 372) ».

447 Ibid., pp. 14-15.

448 L’indétermination identitaire n’est exploitée par Gisèle Sapiro que comme déterminant social, comme caractéristique de recrutement de la population.

situation sociale d’un auteur et qui s’impose à lui comme des questions incontournables qui l’obsèdent ou comme des problèmes qu’il a à affronter449 ». La problématique existentielle est, plus précisément, le fait pour un individu d’être tourmenté par son existence, ce qui produit un certain nombre de questionnements auquel il cherche à répondre. En ce sens, la problématique existentielle permet de comprendre la pulsion expressive de l’écrivain (en particulier de l’écrivain par vocation, pour qui écrire est ressenti comme une nécessité intérieure). C’est bien, en effet, parce qu’il s’interroge (ou, plus justement, parce sa propre personne, les autres et le monde l’interrogent) que l’écrivain (mais c’est tout autant le cas du peintre, du compositeur, du cinéaste, etc.) éprouve le besoin de dire, d’exprimer des choses450. Or cette pulsion expressive n’est pas inscrite en lui avant toute expérience. Elle est le produit de sa socialisation, et donc de conditions d’existence particulières. Ainsi, car ils ne vivent pas tous des expériences les amenant à ressentir des malaises, des peurs, des angoisses, des contradictions, etc., si profonds et tenaces qu’ils les obsèdent, tous les individus ne sont pas également disposés à intérioriser une problématique existentielle.

À l’inverse, subir des injonctions contradictoires (de la part, par exemple, de parents issus de milieux sociaux très différents), vivre des situations de décalage (par exemple entre ses attentes sociales subjectives et les possibilités réelles offertes par la structure et/ou sa trajectoire sociales ; ou par le fait de vivre une partie de son existence dans un milieu social dissonant du milieu d’origine), connaître des transformations importantes de ses conditions d’existence, etc., bref, toutes les situations conduisant à « dévier » la trajectoire de l’individu, à perturber la transmission du patrimoine familial, qui font que l’agent n’est pas dans le monde social comme un poisson dans l’eau, sont propices à l’intériorisation d’une problématique existentielle et, à la condition de posséder les dispositions cultivées correspondantes, à nourrir une envie d’écrire, de peindre, de sculpter, de composer, etc. Bernard Lahire montre par exemple que la problématique existentielle (et le besoin d’écrire) de Franz Kafka, fils de transfuge et enfant d’un mariage exogame, prend nœud dans des conditions de socialisation primaire rendant impossible au futur écrivain d’hériter l’héritage paternel et dans l’intériorisation d’une « structure psychique clivée ou double, le conflit ou le combat intérieur entre points de vue ou tendance contradictoires451 ».

Cette liberté de condition, qui n’est pas autre chose que la sécurité matérielle, est néanmoins fragile. La dégradation de la conjoncture monétaire dans les années 1920 (puis de

449 Bernard Lahire, Franz Kafka, op. cit., p. 81.

450 « On peut dire ainsi qu’un auteur tel que Kafka – mais il n’est pas le seul dans ce cas – écrit pour dénouer une série plus ou moins longue et entrelacée de nœuds existentiels. Il n’écrit pas pour ʺ″faire beauʺ″, pour révolutionner les styles ou les genres (même si l’histoire et les études littéraires jugeront qu’il l’a fait), mais pour se révolutionner lui-même et se libérer d’un certain nombre d’obsessions, de malaises, de contradictions que son existence sociale l’a conduit à vivre. (Ibid., p. 85) »

la conjoncture économique dans son ensemble à partir de 1931) constitue pour elle une menace sérieuse. Elle contraint d’Astier à trouver des revenus, à travailler et donc dans une certaine mesure, à se déterminer. D’Astier est en quelque sorte un aristocrate en sursis qui pourrait à terme, s’il ne parvient à se trouver une situation, tout perdre. Au cœur de cet entre-deux-guerres, il possède cependant suffisamment de ressources pour ne pas déchoir et opérer des choix qui, de fait, le maintiennent dans cet état d’indétermination.

5.2. Les traductions subjectives de l’indétermination

Cette indétermination sociale objective, qui se matérialise par les fluctuations et le flou de son statut social, se traduit sur le plan subjectif. Emmanuel d’Astier se présente en effet comme un être irrésolu, velléitaire et inconstant. Il peine à savoir quelle direction donner à son existence et donc il touche à tout (littérature, art, affaires), mais sans rien investir vraiment, ou plutôt durablement. Son manque de persévérance littéraire en est la meilleure illustration, car ses ambitions semblent bien réelles. Il se pense écrivain – « J’ai une nature d’écrivain bien ancrée452 » – se définit en premier lieu comme tel453 – « [Ma] première vie a été une vie de privilégié, hobereau, anarchiste, intellectuel, qui faisait beaucoup de métier, et qui déjà faisait le métier d’écrire454 » – mais ne parvient pas cependant à déployer un effort suffisamment constant pour satisfaire ses aspirations. Durant ces années, il mène pour l’essentiel une vie indolente dominée par le désœuvrement, qui confine au final à l’ennui. Et c’est bien cet ennui qui lui inspire au début des années 1930 le roman au « titre symbolique » qu’il n’achèvera pas : Les Ennuis mortels.

« Je me rappelle que j’écrivains un roman, que je n’ai jamais fini, qui s’appelait Les Ennuis mortels. Titre symbolique. Je m’étais aperçu que tous ces plaisirs et toutes ces histoires étaient ennuyeux. Il n’y avait pas de direction, pas d’œuvre, pas de motif.455 »

Alors qu’il est engagé dans la Résistance, laquelle donne tout à coup un but et un sens à une existence qui en était dépourvu, l’avant-guerre paraît rétrospectivement à d’Astier être le

452 Francis Crémieux, Entretiens avec Emmanuel d’Astier, op. cit., p. 123.

453 Son entrée dans le journalisme est justifiée par Emmanuel d’Astier comme un substitut alimentaire à la littérature. C’est parce que l’écrivain qu’il est ne parvient pas à vivre matériellement qu’il se tourne vers la partie alimentaire de la littérature, le journalisme.

454 Emmanuel d’Astier interviewé par Jacques Chancel, Radioscopie, France Inter, 28 mai 1969.

« temps des caprices et des contingences456 ». D’Astier commence la rédaction de Sept fois

sept jours, dont sont tirés ces mots, fin 1943-début 1944, alors qu’il se trouve à Alger en tant

que commissaire à l’Intérieur du Comité Français de Libération Nationale (CFLN). Loin de l’urgence et du danger permanents qui caractérisent la vie clandestine, mais loin aussi de la communauté affectuelle que constitue l’univers de la Résistance intérieure et au sein de laquelle il s’est épanoui, il ressent une forme de malaise qui le renvoie à son existence antérieure.

« Ma vie, hier, était un brouillard. Il fallait s’y enfoncer pour reconnaître à deux mètres les réverbères. Le brouillard s’est déchiré. Il a fait place à une nuit noire et lumineuse où le contour des objets est aussi précis que celui d’une ville sur la nuit, mais où leur contenu, impénétrable au premier abord, doit être exploré à tâtons. Ainsi je recommence chaque matin une vie singulièrement neuve, allégée de rappels et de comparaisons. Où sont 1925, 1930, 1935, 1940 ? Chaque homme a-t-il sa chronologie ? Est-il, comme moi, perdu dans sa vie ? Sait-il ce qu’il faisait voilà cinq, dix ou quinze ans, là où je vois, moi, d’autres personnes, miroirs de la mienne, et les décors avec le temps qu’il fait, et l’odeur, la lumière, le refrain et la disposition ? Mais rien d’autre.457 »

Le brouillard dont parle d’Astier symbolise ici la confusion qu’aurait été sa vie auparavant, confusion d’un temps étiré et insignifiant car n’étant jamais rythmé par rien qui puisse lui donner du relief, confusion qui rend le souvenir des êtres, des choses et des moments flou et imprécis. Ailleurs, d’Astier compare cette portion de son existence à un « rêve458 », non pas au sens de représentation idéalisée de ses désirs, mais au sens de demi-réalité, d’état intermédiaire entre le sommeil et l’éveil. Comme s’il n’avait pas, durant cette période, toucher terre, vécu consciemment et, disons-le, réellement, faute d’être raccroché à quelque réalité substantielle et tangible, faute d’être pris par l’existence459. Ce registre discursif, dont on ne doit pas négliger ce qu’il doit aux intentions proprement esthétiques de

456 Emmanuel d’Astier, Sept fois sept jours, op. cit., p. 73.

457 Ibid., p. 115.

458 Emmanuel d’Astier, Emmanuel d’Astier raconte, op. cit.

459 « ʺ″Entrer dans la vieʺ″, comme on dit, c’est accepter d’entrer dans l’un ou l’autre des jeux sociaux socialement reconnus, et d’engager l’investissement inaugural, à la fois économique et psychologique, qui est impliqué dans la participation aux jeux sérieux dont est fait le monde social. Cette croyance dans le jeu, dans la valeur du jeu, et de ses enjeux, se manifeste avant tout […] dans le sérieux, voire l’esprit de sérieux, cette propension à prendre au sérieux toutes les choses et les gens socialement désignés comme sérieux – à commencer par soi-même –, et ceux-là seulement. (Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art, op. cit., p. 36) » D’Astier refuse d’une certaine manière d’entrer dans la vie, ne parvenant pas à s’investir sérieusement dans l’un des jeux sérieux qui s’offrent à lui.

l’auteur ni à des enjeux de présentation de soi et des mécanismes de reconstruction460, évoque l’idée de flottement, que l’on ne peut s’empêcher de relier à l’état de flottement (ou d’apesanteur) social, bien réel, dans lequel il alors est placé.

Au fond, l’Emmanuel d’Astier de l’entre-deux-guerres fait inévitablement penser à l’Aurélien d’Aragon.

« Aurélien connaissait en lui ce défaut, ce trait de caractère au moins, qui faisait qu’il n’achevait rien, ni une pensée, ni une aventure. Le monde était pour lui plein de digressions qui le menaient sans cesse à la dérive. Les volontés les mieux formées, les décisions échouaient là devant. Ce n’était pas de l’irrésolution. Mais sollicité par tout, à quoi se serait-il borné ?461 »

Dans la préface qu’il donne à son roman en 1966462, Aragon écrit que le personnage d’Aurélien lui a été inspiré en partie par lui-même, en partie par Pierre Drieu La Rochelle463. Mais Aurélien, dit Aragon, est aussi autre chose et plus que cela : « Aurélien, plus que tel ou tel homme, est avant tout une situation, un homme dans une certaine situation. C’était avant tout pour moi l’ancien combattant d’une génération déterminée au lendemain de l’armistice, en 1918, l’homme qui est revenu et qui ne trouve pas sa place dans la société dans laquelle il rentre.464 » D’Astier, on le sait, n’a pas pris part aux combats de la Grande Guerre. C’est bien pourtant une situation analogue qu’il vit. Fondamentalement, il ne parvient pas à trouver sa place dans la société française de l’entre-deux-guerres, et plus précisément une place conforme à ses attentes. Par sa socialisation initiale au sein d’une élite, il a été préparé à occuper dans l’espace social une position dominante et distinctive, incité à briguer un rôle social valorisé et valorisant qui lui sont déniés. Il a en particulier intériorisé un désir de

460 Son existence avant 1940 peut paraître à d’Astier d’autant plus « insignifiante » et « vaine » qu’il a vécu la Résistance comme une expérience extatique, au terme de laquelle il a en outre accédé à une reconnaissance publique qu’il recherchait sans l’avoir auparavant obtenue.

461

Louis Aragon [1944], Aurélien, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1972, p. 81.

462 Louis Aragon [1966], « Voici enfin le temps qu’il faut que je m’explique… », in Ibid., pp. 7-25.

463 « Drieu a été un ami de ma première jeunesse, dont je me suis trouvé séparé, et quand je parle de Drieu, je ne parle que de cet ami que j’ai eu, je ne parle pas de ce qu’il est devenu, ce sont deux êtres incompatibles. Drieu est aujourd’hui effectivement très à la mode, on donne de lui les images les plus diverses et les plus folles qui n’ont aucun rapport avec l’homme que, pas seulement moi, tous ses amis ont connu. Et je pense qu’Aurélien est un portrait plus fidèle de Drieu, bien que ce ne soit que partiellement un portrait de Drieu. La chose était