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Les années 1920 ont globalement constitué en France, à la faveur d’une économie redressée après le choc de la Première Guerre mondiale, une période de relatif apaisement de la conflictualité politique et sociale. La IIIe République, en particulier durant l’« ère Poincaré » (1926-1929), est peu contestée, la recherche du compromis domine la vie parlementaire et gouvernementale. Les années 1930, en revanche, sont des années critiques. Tandis que la conjoncture économique se dégrade fortement et de manière croissante à partir de 1931, les crises ministérielles se multiplient, l’activité ligueuse explose, la défiance envers les institutions parlementaires se diffuse massivement, la rue (re)devient le théâtre d’affrontements politiques violents et fréquents, l’ordre établi est abondamment remis en cause. D’une manière générale, l’espace social se politise et les oppositions politiques se radicalisent. Se propage alors le sentiment d’un éclatement de la cohésion de la société et d’une désagrégation de la communauté nationale. Durant ces années, la France connaît une « presque guerre civile »476.

L’éclatement du compromis républicain

Pour l’historien Gérard Noiriel, la crise économique des années 1930 fait éclater le « compromis républicain » qui est au fondement de la IIIe République. Depuis les années 1880, ce compromis repose sur une tension entre d’une part la promotion de l’égalitarisme et un « idéal de mobilité sociale477 », d’autre part un « équilibre entre les différents secteurs d’activité478 », en particulier un équilibre entre la paysannerie et le petit patronat (la « petite propriété ») d’un côté et la grande industrie de l’autre. Il signifie non seulement une volonté d’intégration des classes populaires à la communauté nationale, ce qui se traduit par des

476 Robert Paxton, La France de Vichy, op. cit., pp. 296-301.

477 Gérard Noiriel, Les Origines républicaines de Vichy, Paris, Hachette, 1999, p. 78.

processus de démocratisation qui touchent notamment la vie politique479, mais aussi le souhait de maintenir la structure sociale, ce qui a pour effet de préserver les différenciations et hiérarchies. L’école de la République est un bel exemple de ce compromis et de cette dualité car à la fois on rend obligatoire et gratuite la scolarité pour tous dans le primaire, et on conserve dans le même temps un lycée payant, barrant de fait l’accès des classes populaires aux études supérieures480.

Pour Noiriel, ce n’est qu’à la faveur d’une conjoncture économique largement favorable jusqu’à 1930 que le compromis républicain parvient à perdurer. Lorsqu’elle survient, la crise économique transforme les « fissures du compromis républicain (déjà très perceptibles au début du siècle) en véritables failles qui vont découper, au sein de la société française, deux blocs antagonistes qui se neutralisent481 ». En effet, la crise a pour conséquence de fragiliser de nombreux secteurs professionnels et, en définitive, de menacer de déclassement la plupart des milieux sociaux. Les ouvriers français sont contraints d’accepter les postes jusque-là réservés aux ouvriers étrangers. Les revenus agricoles s’effondrent. Les petits patrons, les petits commerçants, les fonctionnaires craignent de se voir prolétarisés. Bref, la crise exacerbe les intérêts contradictoires des différentes classes sociales. Chacun se sentant menacé dans sa position réclame des mesures protectrices. « Le pouvoir républicain se trouve, dès lors, balloté entre les revendications de ceux qui veulent démocratiser davantage la société française et ceux qui, à l’inverse, estiment que la République a ʺ″poussé le bouchon trop loinʺ″.482 » Après la crise du 6 février 1934, ces deux blocs vont, sur fond de contestation générale de la IIIe République, s’affronter directement, causant une bipolarisation du champ politique et plus largement de la société française.

La crise du 6 février 1934 et la formation du Front populaire

Le 6 février 1934 est une date charnière dans la vie politique française de l’entre-deux-guerres. Point d’orgue de la contestation de la IIIe République par les ligues

479 Gérard Noiriel (Ibid., p. 61) identifie trois éléments fondamentaux : le développement des partis politiques, des syndicats et des associations ; l’encouragement à l’expression de l’opinion passant par la croissance de la presse ; la « multiplication des consultations électorales » au suffrage masculin direct.

480 Dès avant la Première guerre mondiale, ce système injuste est d’ailleurs contesté, en particulier par les instituteurs, ce qui pousse le pouvoir politique à prendre des mesures (comme l’attribution de bourses aux élèves méritants des catégories populaire) pour le démocratiser. C’est ainsi qu’on assiste à une première explosion scolaire après 1920.

481 Ibid., p. 82.

droite483, il ouvre en effet une séquence politique nouvelle qui va conduire à la formation, puis à l’arrivée au pouvoir du Front populaire. Ce jour, les manifestations organisées par plusieurs ligues (les Croix-de-Feu, l’Action Française, les Jeunesses Patriotes, la Solidarité française, la Fédération des contribuables, l’Union nationale des combattants) pour protester contre le président du Conseil Édouard Daladier tournent à l’émeute sanglante, faisant 15 morts et plus de 1 400 blessés484. Elles provoquent la chute du gouvernement, qui démissionne dès le lendemain, et la formation d’un gouvernement d’union nationale sous la présidence de Gaston Doumergue. Le 6 février 1934 ébranle réellement la IIIe République. Pour la première fois depuis le rétablissement du régime républicain, une manifestation de rue cause la démission d’un cabinet ministériel.

Le 6 février provoque alors une vive réaction des forces politiques de gauche, qui interprètent l’émeute comme une tentative de coup d’état fasciste. Fortement divisées jusque-là485, celles-ci entament sous la pression de leurs bases un processus unitaire pour lutter contre le fascisme486. Celui-ci se réalise d’abord en marge des organisations partisanes. Regroupement d’écrivains et d’universitaires, le Comité de Vigilance des Intellectuels Antifascistes (CVIA) est ainsi fondé le 15 mars 1934 et il connaît un rapide et vif succès487. Placé sous le patronage de Paul Rivet, ethnologue membre de la SFIO, Alain, philosophe proche du radicalisme, et Paul Langevin, physicien compagnon de route du Parti communiste,

483 Le 6 février 1934 est l’aboutissement d’une série de manifestations initiée le 9 janvier par l’Action Française, prenant prétexte de l’affaire Stavisky pour tenter de mobiliser l’opinion contre le gouvernement et les parlementaires. L’affaire Stavisky n’est pas, dans le fond, plus grave que d’autres affaires plus ou moins récentes, mais elle se déroule dans un contexte particulièrement tendu. L’année 1933 a vu la France s’enliser dans la crise économique – nombreuses ont été les manifestations contestant la politique de déflation menée par le gouvernement (Danielle Tartakowsky, Les Manifestations de rue en France. 1918-1968, Paris, Publications de la Sorbonne, 1997, pp. 249-274) – tandis que les scandales politico-financiers se sont multipliés depuis 1930. La défiance envers la classe politique est donc très forte et l’antiparlementarisme une opinion largement diffusée, qui se traduit notamment par une forte croissance des effectifs des ligues d’extrême-droite (Mathias Bernard, « L’antiparlementarisme de droite dans la France des années 1930 », Parlement[s], Hors-série n° 9, décembre 2013, pp. 99-111, p. 10). Face à la pression de la rue qui se fait croissante au cours du mois de janvier 1934, le président du Conseil Camille Chautemps démissionne le 30 et est remplacé par Édouard Daladier, qui a la réputation d’être un homme intègre et énergique. Or, le 3 février, celui-ci révoque le préfet de police de Paris, Jean Chiappe, complaisant à l’égard des ligues. Cette décision, vécue comme une provocation, motive les manifestations du 6 février, jour où Daladier doit se présenter devant la Chambre afin d’obtenir le vote de confiance de son gouvernement.

484 Cf. Serge Berstein, Le 6 février 1934, op. cit. et Pierre Pellissier, 6 février 1934, Paris, Perrin, 2000.

485 Depuis 1927, le PCF suit une ligne politique dite « classe contre classe », qui fait de la lutte contre l’impérialisme des nations capitalistes son objectif premier. Dans ce cadre, les socialistes réformistes sont « désignés comme dernier rempart du capitalisme et qualifiés de ʺ″social-fascistesʺ″ (Stéphane Courtois et Marc Lazar [1995], Histoire du Parti communiste français, Paris, PUF, 2000, p. 100) ». Ils sont dans les faits la cible privilégiée de la communication communiste.

486 Le 12 février 1934, une grève générale contre le fascisme est organisée qui donne lieu à d’importantes manifestations au cours desquelles, s’unissent à la surprise générale les cortèges communistes et socialistes. « Militants communistes et socialistes fraternisent au cri d’ʺ″Unité !ʺ″ sous le regard médusé des dirigeants des deux partis. (Laurent Kestel, La Conversion politique, op. cit., p. 97) »

le CVIA préfigure le Front populaire et « donne le point de départ de la lutte antifasciste en France488 ».

Sur le plan partisan, ce n’est qu’à partir du mois de mai 1934 que se manifeste un début de rapprochement entre le PCF et la SFIO. Celui-ci est directement imputable à un changement de stratégie de la part de l’URSS qui, face à la consolidation du nazisme en Allemagne, infléchit une politique extérieure jusque-là pro-allemande. Désormais, pour le Komintern, la lutte antifasciste est une priorité et le PCF adopte cette nouvelle ligne avec enthousiasme. Le 26 juin 1934, Maurice Thorez prononce un discours dans lequel il en appelle à la constitution sans condition d’un front unique contre le fascisme. Un « pacte d’unité d’action contre le fascisme et la guerre489 » est signé avec la SFIO le 27 juillet. De la part du PCF, le « virage est incontestable et de grande ampleur490 ». Et c’est encore Thorez qui, en octobre de la même année, lance un appel à un « Front populaire de la liberté, du travail et de la paix », reposant sur « l’alliance des classes moyennes avec la classe ouvrière491 », qui serait élargi au Parti radical.

Au début de l’année 1935, une majorité de comités du Parti radical se prononce en faveur de l’entrée de l’organisation dans le Front populaire. Un Comité national du Rassemblement populaire, « chargé de mettre au point une plate-forme commune en vue des élections de 1936492 », est enfin constitué le 15 juillet 1935, au lendemain d’une manifestation à la tête de laquelle défilent ensemble les dirigeants du PCF, de la SFIO et du Parti radical. On connaît la suite : le 3 mai 1936, le Front populaire remporte les élections législatives et le 5 juin, Léon Blum prend la tête du gouvernement, devenant le premier socialiste président du Conseil.

L’un des phénomènes les plus marquants de cette séquence qui va de février 1934 à juin 1936, est l’extraordinaire mue du Parti communiste. Outre le revirement spectaculaire de sa stratégie politique, qui se traduit en particulier par l’adoption d’un discours hautement patriotique, c’est aussi le fait qu’il devienne un parti de masse et une force politique de premier plan qui doit être souligné. En trois ans, le PCF fait plus que tripler le nombre de ses adhérents, qui de 28 000 en 1933 passe à 90 000 début 1936. Et cette progression exponentielle s’accroît encore pour atteindre 328 000 en 1937, soit une augmentation des effectifs de plus de 364% en seulement une année. Sur le plan électoral, le PCF se révèle être

488 Ibid.

489 Stéphane Courtois et Marc Lazar, Histoire du Parti communiste français, op. cit., p. 126.

490 Ibid.

491 Maurice Thorez cité par Serge Berstein et Pierre Milza, Histoire de la France au XXe siècle. Tome 2, op. cit., p. 144.

le premier bénéficiaire de la stratégie de Front populaire. En nombre de suffrages exprimés, les communistes progressent de 87,5% aux élections de 1936 par rapport à celles de 1932. Dans le même temps, les socialistes reculent de 1,8% et les radicaux de plus de 15,5%493. Le PCF avait recueilli 8,2% des voix en 1932, il pèse 15,8% en 1936, ce qui se traduit par l’obtention de 72 sièges au Parlement, contre 10 précédemment. Pour sa part, la SFIO gagne 17 députés, tandis que le Parti radical en perd quant à lui 42.

Les communistes représentent bien alors la force politique montante. Après une phase de régression et de marginalisation entre 1927 et 1933494, le PCF devient en quelques années un parti de masse et une formation parlementaire significative. Il va en outre profiter des grèves de mai-juin 1936 pour consolider son implantation dans les milieux ouvriers. « Le moment exceptionnel des grèves de 1936 [forge] une identité ouvrière communiste. Parti politique, le PCF [devient] aussi le vecteur identitaire de communautés ouvrières menacées par la crise.495

» En comparaison de cet essor très rapide du Parti communiste, le Parti radical, qui pour la première fois en 1936 est devancé en sièges par la SFIO, est sur le déclin. En deux ans, la configuration politique à gauche s’est profondément transformée.

Bipolarisation et radicalisation du jeu politique

Cette reconfiguration de l’espace des gauches affecte par extension l’ensemble du champ politique. Les adversaires du Front populaire sont contraints de réagir à l’émergence de cette nouvelle force, c’est-à-dire de réajuster leurs discours, leurs tactiques, voire même leurs alliances. À partir de l’été 1935, au cours duquel est acté le ralliement des radicaux au Front populaire (officiellement le 14 juillet), la crainte d’une victoire « marxiste » aux élections législatives de 1936 prend de l’ampleur et devient peu à peu, à droite, le sentiment dominant. La montée en puissance du Parti communiste, surtout, effraie, avivant un anticommunisme au demeurant déjà bien présent. Comme le souligne Robert O. Paxton, la « peur de la révolution avait été bien entendu une des constantes politiques des conservateurs. Pourtant, des hommes jusque-là solides républicains [entrent] dans la croisade contre la gauche comme l’avaient fait

493 Le nombre d’électeurs inscrits avaient augmenté de 4% en 1936 par rapport à 1932, le nombre de votants d’environ 2,8%. Cf. Georges Dupeux, Le Front populaire et les élections de 1936, Paris, Armand Colin, 1959.

494 Les effectifs avaient alors considérablement chutés, passant de 55 000 en 1927 à 28 000 en 1933. La stratégie « classe contre classe » est l’une des explications de cette désaffection car elle conduit à l’isolement politique du Parti. Elle s’accompagne en outre d’un fort antipatriotisme et de l’adoption de positions ultra-révolutionnaires qui ne font pas recette dans un monde ouvrier qui connaît alors une amélioration sensible de ses conditions de vie et de travail (Cf. Christophe Charle, La Crise des sociétés impériales. Allemagne, France, Grande-Bretagne (1900-1940), Paris, Seuil, 2001, pp., 371-375.).

leurs pères et leurs grands-pères en 1917, 1871 et 1848. Ils [sont] effrayés cette fois par la dépression, par la guerre possible qui amènerait la révolution, et par les efforts que [fait] le parti communiste pour sortir de son isolement.496 » Dans ce contexte, Charles Maurras et

L’Action française sont prompts à « encourager la conviction très répandue qu’une victoire

électorale du Front populaire signifierait pour le moins la ruine économique et, sans doute, la guerre civile et la guerre étrangère dans le plus bref délai497 ». Le colonel de La Rocque, chef des Croix-de-Feu, s’évertue à prédire que la révolution est imminente. Mais des hommes et des journaux en principe plus modérés, comme Le Temps, n’hésitent pas également à qualifier le programme du Rassemblement populaire, pourtant très mesuré, de « révolutionnaire ». Les droites, parlementaires comme extraparlementaires, connaissent alors un processus de radicalisation que l’arrivée au pouvoir du Front populaire portera à son paroxysme498. Au total, l’« entrée en force des communistes dans un bloc des gauches réunifié et l’emprise croissante de la droite activiste concourent à une polarisation aux extrêmes qui ne laisse guère de possibilité aux formations modérées de préserver leur autonomie.499 »

Les deux années qui séparent le 6 février 1934 de la victoire du Front populaire se caractérisent par l’affrontement virulent, aussi bien verbalement que physiquement, de la droite extraparlementaire et de la gauche antifasciste500. La rue joue dans cet affrontement un rôle de premier plan, car elle devient le théâtre des démonstrations de force auxquelles se livrent les deux camps. « Partis nationaux et forces antifascistes prêtent […] une extrême attention à la maîtrise de l’espace. Ils mobilisent leurs forces, manifestent dans la rue et utilisent les démonstrations adverses pour justifier leur propre action.501 » Le climat sous haute tension qui s’installe alors en France, et qui ne la quittera plus vraiment jusqu’à l’entrée en guerre en 1939, rompt avec la situation antérieure. « Ce retour des violences dans les luttes

496 Robert O. Paxton, La France de Vichy, op. cit., p. 299.

497 Eugen Weber, L’Action Française, op. cit., p. 399.

498 L’un des phénomènes les plus importants de la période est la radicalisation d’une part non négligeable de la droite modérée, qui tend à s’aligner sur les positions des droites extraparlementaires. C’est par exemple le cas d’une formation parlementaire comme la Fédération républicaine, qui se convertit au milieu des années 1930 à un antiparlementarisme virulent (cf. Mathias Bernard, La Dérive des modérés. La Fédération républicaine du Rhône sous la IIIe République, Paris, L’Harmattan, 1998).

499 René Rémond (avec la collaboration de Jean-François Sirinelli), Notre siècle, 1918-1995, Paris, Fayard, 1988, p. 189.

500 Après le 6 février, écrit Eugen Weber (L’Action Française, op. cit., p. 399) , les « quotidiens étaient remplis de bagarres moins verbales, de heurts sinistres et sanglants entre vendeurs de journaux d’extrême-droite et d’extrême-gauche, d’attaques des réunions de l’ennemi, de batailles entre bandes rivales pour la possession d’une rue ».

501 Danielle Tartakowsky, Le Pouvoir est dans la rue. Crises politiques et manifestations en France, Paris, Aubier, 1998, p. 113.

politiques et sociales502 et cette interruption du procès de civilisation et de pacification de la société civile et politique, où Norbert Elias voyait, à propos de l’Allemagne de Weimar, un signe avant-coureur de la régression nazie, […] traduisent en effet la fin de l’apaisement relatif des discordes civiles qui avait caractérisé la IIIe République en régime de croisière.503 »

La nation déchirée

Les luttes qui secouent la société française durant ces années (et singulièrement après l’avènement du Front populaire) ne sont pas simplement politiques. Elles sont l’expression de dynamiques économiques et sociales qui la transforment profondément, que la crise économique exacerbe et qui ce faisant la fracture. On assiste durant ces années au « face-à-face suicidaire entre la nation rurale des petits patrons condamnés par les appétits voraces du capitalisme et la nation industrielle qui revendique le droit d’exister504 ».

C’est dans ce contexte en effet que le prolétariat industriel entre véritablement dans l’arène politique. C’est lui qui fournit l’essentiel de ses troupes au Parti communiste. C’est lui l’acteur principal des grèves de mai-juin 1936 qui débouchent sur les Accords Matignon et les lois instituant les congés payés et la semaine de 40 heures. Sous le Front populaire et par sa mobilisation, la classe ouvrière obtient des mesures améliorant sensiblement ses conditions de vie et de travail, que le patronat lui avait jusque-là toujours refusé.

Les avantages sociaux arrachés par les ouvriers avivent cependant la frustration et le sentiment de déclassement des classes moyennes et du petit patronat, dont de larges fractions voient leur condition sociale se détériorer505. Celles-ci ont le sentiment d’être rattrapées par une classe ouvrière qu’elles étaient habituées à dominer. Elles contestent alors un pouvoir politique qu’elles jugent incapable d’assurer leur position sociale. Dans L’Étrange défaite, Marc Bloch livre une interprétation saisissante de la réaction de la (petite et moyenne) bourgeoisie à l’« irruption du prolétariat industriel sur la scène publique506 » en 1936 : « On saurait difficilement exagérer l’émoi que, dans les rangs des classes aisées, même parmi les

502 Selon les calculs de Danielle Tartakowsky, la « crise de février 1934 se solde par 37 morts en cinq semaines et plus de 2 000 personnes atteintes dans leur chair (Ibid., p. 110) ».

503 Christophe Charle, La Crise des sociétés impériales, op. cit., p. 403.

504 Gérard Noiriel, Les Origines républicaines de Vichy, op. cit., p. 90.

505 La crise des années 1930 entérine par exemple la quasi-disparition de la figure du rentier, déjà bien entamée dans la décennie suivant la Première guerre mondiale (Cf. Christophe Charle, La Crise des sociétés impériales, op. cit., pp. 378-383). Les professions d’avocat, de médecin, de journaliste, la moyenne fonction publique sont également affectées par la crise.