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Socialisation primaire d’Emmanuel d’Astier : l’intériorisation d’un ethos aristocratique

4. Ce que ses romans nous disent de d’Astier

Les deux romans qu’il publie dans les années 1920 constituent un efficace instrument d’observation d’Emmanuel d’Astier lui-même. Non pas seulement qu’ils soient en grande partie autobiographiques, comme d’Astier l’a plusieurs fois affirmé, mais que l’on y lit d’une façon somme toute assez explicite l’« expression des questions que ses expériences sociales et sa situation existentielle l’ont amené à se poser416 ». Dans chacun de ses deux romans, par l’intermédiaire d’un personnage principal sur lequel porte exclusivement le récit, d’Astier se prend lui-même pour objet, s’efforçant d’objectiver ses désirs et d’exorciser ce qui se présente à lui comme un problème, voire une souffrance ; à savoir une existence indolente lui paraissant stérile et, in fine, terriblement ennuyeuse.

416 En ce sens, observe Bernard Lahire, car elle porte nécessairement les traces de son créateur, toute œuvre littéraire (ou autre) est pour partie autobiographique. Cf. Bernard Lahire, « Auctor in opere suo : problématique existentielle, problématique littéraire », art. cit., p. 13.

4.1. Des héros indéterminés et sans but

Dans La Douleur sur les tréteaux comme dans Passages, le héros (nommé chaque fois Pierre Coulet) se présente comme un être désœuvré et indéterminé, ne sachant choisir entre les différentes voies qui s’offrent à lui et de ce fait errant dans le monde sans but clairement fixé.

Dans La Douleur sur les tréteaux, Pierre Coulet travaille mais l’on ne sait rien de son emploi. Le récit est centré sur son addiction à l’opium, ses méditations sur le sentiment amoureux, sa tendance compulsive à l’autoanalyse et son incapacité à choisir.

« Ai-je un passé ? – je puis enfin en parler, il est presque aboli – je n’ai cherché que le plaisir et l’aventure, et chaque fois que le plaisir semblait se changer en bonheur ou l’aventure en vie j’avais peur, peur en choisissant un bonheur, une vie d’en anéantir mille autres possibles aussi.417 »

« J’ai bâclé ainsi quatre années de jeunesse, m’adonnant à tous les plaisirs sans oser en épuiser un seul de peur de négliger les autres.418 »

On a affaire à un personnage torturé par des questionnements existentiels, l’absence de finalité de son existence et la recherche éperdue d’un but. Dans le roman, il lui semble un temps trouver celui-ci dans l’accompagnement de la maladie de sa maîtresse :

« il avait un but maintenant, l’adoucissement aux peines de Jeanne. À lui qui errait, essayant en vain de vaincre le mensonge qui donnait à ses jours l’apparence d’un bonheur dont il était prisonnier pour l’avoir choisi et qui ne lui permettait plus d’en chercher d’autre, à lui qui errait ainsi, la maladie avait ouvert une voie dont la simplicité tragique apaisait son âme…419 »

La souffrance intérieure de Pierre Coulet est d’autant plus grande qu’il considère être né pour réaliser des choses remarquables. Mais rendu incapable par son indécision de ne s’engager vraiment dans rien et donc de ne rien accomplir, son existence ne lui en paraît que plus vaine.

417 Emmanuel Rancey, La Douleur sur les tréteaux, op. cit., p. 25.

418 Emmanuel Rancey, La Douleur sur les tréteaux, op. cit., p. 83.

« mon esprit avait été formé de telle manière qu’il appelait les grandeurs de la vie, grands bonheurs, grandes douleurs, grandes ambitions… grandes et admirables voies dont une seule peut occuper l’âme toute entière. Mais la peur de choisir éparpillait mes forces dans tous les sens et je m’adonnais à toutes sortes de plaisirs amers qui confinaient souvent à un ennui profond. J’appelais avec ardeur – et tout en la craignant – l’aventure qui engagerait ma vie et me révélerait à moi-même.420 »

Le Pierre Coulet de Passages manifeste des propriétés comparables. Il est décrit comme un « amateur de femmes421 » au « tempérament désordonné422 », « empêtré dans un métier d’homme de lettres dont il ne sait démêler son existence423 », ne sachant que « regarder l’existence sans y prendre part, et figé par des accès de paresse physique et d’analyse intérieure424 », « microscope attentif tourné vers lui-même425 ». Dilettante oisif écumant le Paris mondain, l’essentiel de son temps est consacré à la séduction des femmes, à de longues observations de ses sentiments et désirs, à de vaines réflexions sur l’amour. Les lignes qui closent l’une des dernières scènes du roman – Pierre est tenté de séduire une femme mais finalement se ravise – est un bon résumé et de l’existence menée par le personnage, tandis qu’affleure la conscience fugace de sa futilité :

« Cependant cette dernière aventure avait été le coup de soleil, et, malgré ses raisons, Pierre poursuivit sa chance toute la nuit dans les bals, les boîtes et les rues, jusqu’à s’endormir vers sept heures sur un banc du boulevard de Courcelles. Il se réveilla au jour, accablé de froid et de mélancolie, et prit le chemin de sa maison.426 »

420 Emmanuel Rancey, La Douleur sur les tréteaux, op. cit., p. 84.

421 Emmanuel d’Astier, Passages, op. cit., p. 53. « Cousines, putains, aventurières, bourgeoises, quelle tendresse n’avait-il pas pour elles ! Jusqu’à vouloir les laisser toutes, mais n’en perdre complètement aucune. (Ibid., p. 143) » 422 Ibid., p. 55. 423 Ibid., p. 16. 424 Ibid., p. 56. 425 Ibid., p. 85. 426 Ibid., pp. 210-211.

4.2. La volonté de gloire

Bien qu’inconstants et apparemment incapables de ne rien concrétiser, les héros de d’Astier ne sont pas, cependant, sans ambition. Bien au contraire, tous deux nourrissent un fort désir de reconnaissance publique. Plus que cela même, ils recherchent la « gloire ». Ainsi le Pierre Coulet de La Douleur sur les tréteaux :

« Quelque joie qu’il trouvât dans le culte de l’art, il ne pouvait à vingt-deux ans éprouver de passion vraiment désintéressée : connaître est une joie qui demande des récompenses et veut porter ses fruits, elle engendra chez Pierre cette nouvelle ambition, celle de créer, peut-être aussi goûter la gloire et cet encens qu’il savait distribuer à ses maîtres avec tant d’ardeur.427 »

« Vraiment, à certains instants, il enviait toutes les gloires, tous les renoms, tous les succès, toutes les jouissances. La vie lui semblait alors une féérie de music-hall vue du promenoir… Il aurait voulu courir près du plateau, être dans l’avant-scène ou sur la scène, peu lui importait, mais que son nom fût chuchoté ou qu’il fût applaudi…, l’or (il dédaignait pourtant la richesse matérielle, mais elle est une si belle publicité), le talent…, il eût payé alors de bien des années de vie quelques jours d’engouement : voir les hommes vaincus et les femmes conquises… jouir ! jouir ! luxe, danse, beauté, amours, le rire et les larmes, l’applaudissement et le sifflet, n’importe, mais la vie trépidante, ardente et belle. […] il voulait sa Légende.428 »

Cette gloire, Pierre la veut littéraire. Son ambition ultime est de parvenir à écrire « le livre merveilleux, livre unique », de parvenir à réaliser « le plus grand acte d’héroïsme de l’écrivain » : « livrer aux hommes les plus graves secrets d’une vie intérieure429 ». Ainsi son orgueil se révolte-t-il un jour à « l’idée qu’il pourrait être surpris par la mort avant d’avoir achevé une œuvre qui préserverait, quelques années peut-être, son nom de l’oubli430 ».

Le Pierre Coulet de Passages est animé du même désir de consécration littéraire :

« Créer une œuvre qui paraisse aux hommes telle que me paraît ma joie ; et si elle n’est qu’une illusion, donner au moins la même en nombre… Il le faut, il faut qu’en deux mille

427 Emmanuel Rancey, La Douleur sur les tréteaux, op. cit., p. 14.

428 Ibid., p. 46-47.

429 Ibid., p. 76.

vingt-six, un bonhomme se promène avenue de Bois, avec un livre sous le bras, que ce livre soit de Pierre Coulet, qu’il porte un nom, n’importe lequel, mais quel beau nom ! Qu’arrêtant sur son chemin ses amis il leur transfuse la ferveur soudaine où les mots imprimés l’ont jeté et que mille indifférents y trouvent leur corps et leur esprit si proprement décrits que la valeur de leurs souvenirs et de leurs actes se gonfle au centuple…431 »

Marcher à l’aube dans Paris, près de l’arc de Triomphe, cerné de pierres et monuments prestigieux, stimule ses rêves de grandeur.

« Pierre ressentait comme une fièvre aiguë toute l’emphase de ce spectacle dont le hasard était si propice à l’effervescence de son esprit. […] Le décor profitant du silence s’enduisait d’éternité. Immobile, Pierre se sentait aussi puissant que la matière ; il participait au miracle, il échappait pour l’instant aux mesures de temps et d’espace, il voyait sa pensée se profiler sur un avenir sans limite aussi bien que l’arc sur le ciel. Vingt secondes. Il secoua l’emphase et déambula l’avenue Kléber : il venait de comprendre qu’il était seul à se voir si grand. Et il riait jaune en attendant de pénétrer par effraction dans la mémoire des hommes.432 »

Dans les deux romans, les hautes ambitions de Pierre Coulet sont toutefois contrariées par son inconstance et sa paresse qui l’empêchent de mobiliser tout son être en vue de leur satisfaction. La gloire est ainsi pour lui un rêve, pas un projet.

4.3. Vivre à rebours des « conventions »

Les héros de d’Astier sont enfin des non-conformistes qui contestent les normes sociales. Dans La Douleur sur les tréteaux, il est dit à plusieurs reprises que Pierre Coulet transgresse et méprise les « conventions mondaines433 ». L’opium, auquel il s’adonne, contribue à le

431 Emmanuel d’Astier, Passages, op. cit., pp. 44-45.

432 Ibid., pp. 46-47.

433 Pierre cultive « l’amour de la vie artistique et littéraire et le dédain des conventions mondaines (Emmanuel Rancey, La Douleur sur les tréteaux, op. cit., p. 9) ».

situer dans les marges de la vie sociale. Pierre parle à son propos d’une « divine drogue injustement proscrite434 ».

« Opium, bien fait, tu délivres l’âme du poids de la chair, tu distilles les pensées, tu rends vibrant et pur l’amour en le libérant du doute, et tu distribues aux cœurs des surcroîts de tendresse. On te méprise parce qu’on te dit mensonge – mais quelle est la vérité ? Pauvre mot que nous avons inventé pour la vanité de nos sens et de notre esprit. Si la ferveur est le mensonge : béni soit-il : mon amitié plus profonde, mes livres mieux compris, ma maîtresse plus tendrement chérie ne me démentiront pas ! Parce que sans toi j’ai le cœur triste et défiant, dois-je bannir ta joie ? Parce que tu me révèles un nouvel aspect de l’être et de la matière dois-je croire que celui-ci est faux et non celui-là ?... Ce soir, si je goûte la symphonie de la matière qui nous environne, pourquoi serais-je trompé ?435 »

L’amour, lorsqu’il n’entre pas dans les « cadres rigides » de la société, est un autre élément de rupture avec les conventions. On devine que la mise en couple de Pierre avec Jeanne est réprouvée socialement car cette dernière serait d’une extraction sociale inférieure à la sienne.436

« Pour s’affranchir des conventions du monde, pour courir sa chance de vie sur autre chemin que la grand’ route des hommes, il faut être fort, très fort, et la plus grande force de l’homme est la certitude de la vérité : car si l’on part chargé de doutes et de faiblesses, on a bien des chances de ne pas atteindre le but. […] L’amour peut à la rigueur se passer de lois sociales, mais il faut que celui qui le porte ait une foi absolue dans sa vérité : s’il est trompé, tant pis pour lui, il le paiera d’autant plus lourdement qu’il aura négligé les abris et l’aide de la société. C’est une bien triste chose que cette imperfection humaine qui a forcé l’homme à créer des cadres rigides pour aider et soutenir ce sentiment dont les plus belles vertus seraient pourtant la franchise et la liberté… Faiblesse humaines que ces prisons étroites où l’homme enferme son amour de peur que celui-ci, en s’effondrant trop vite, n’engendre trop de désordres. (pp. 85-86) »

434 « Ce soir deux amis très chers me quittaient, j’aimais l’un pour sa simple loyauté, son franc égoïsme et son bon sens un peu lourd, l’autre pour sa finesse et son ironie dénuée de méchanceté, son amène brusquerie et, surtout, notre commune passion des livres. Tous trois nous avions les mêmes illusions, le même dédain des conventions mondaines, le même attrait pour notre divine drogue injustement proscrite (Ibid., p. 17) ».

435 Ibid., p. 12.

436 La similitude est grande avec ce que d’Astier raconte de sa propre histoire : « J’ai eu à ce moment-là une grande épreuve dans ma vie : la rencontre d’un premier amour. Cette rencontre m’a mal situé socialement. C’était une petite fille très modeste, que je voulais épouser : mes amours devaient toujours finir par le mariage, j’avais garder de bons sentiments. (Francis Crémieux, Entretiens avec Emmanuel d’Astier, op. cit., p. 40) »

On lit dans ces lignes une représentation très négative des règles et des lois sociales, assimilées à des « prisons étroites ». La société, en ce qu’elle prescrit des normes de conduites, fixe des « cadres » bornant l’action des individus, proscrit les « désordres » à l’ordre qu’elle impose, contribue à enfermer les hommes et à entraver leur « liberté ». La société est perçue ici comme un poids qui écrase la personne, une contrainte qui perturbe son développement et son épanouissement. Dans cet extrait, Pierre Coulet dit très clairement vouloir une vie qui ne soit pas commune, qui, si l’on veut, ne soit pas « normale » dans le sens où elle serait conforme aux normes établies, une vie qui, donc, se détourne de la « grand’ route des hommes ». Les pratiques et modes de vie alternatifs sont valorisés par Pierre Coulet en ce qu’ils permettent un franchissement des barrières sociales.

On retrouve un thème similaire dans Passages :

« En vérité, il avait peur. Pour avaler une vie trop certaine et trop unie, il fallait tant de grâces pécuniaires, matérielles et sociales ! Priscilla et lui étaient tous deux des aventuriers à leur manière, aventuriers sans ports et sans richesses, dont l’union devait détruire le fondement de l’aventure, cette frénésie de liberté poussée jusqu’à une merveilleuse incohérence. Déposant leurs seules armes, feinte, parade et fuite, pour s’aimer, ne seraient-ils pas contraints de mendier ou de défendre chaque jour leur place commune dans la société. Libres, leurs fantaisies, leur orgueil et leurs attraits, sources de tant d’aventures possibles, appâtaient le monde, mais unis dans un avenir qui n’était plus que le leur et si bien réglé que les voisins n’avaient plus à rien ménager, cette société les mépriseraient de chercher ses richesses et ses avantages alors qu’elle n’avait plus rien n’à attendre d’eux, et qu’ils n’avaient plus de monnaie d’échange, ayant soufflé leur seul point d’interrogation, leur seule vertu d’aventuriers.437 »

Le Pierre Coulet de ses romans est une transposition que l’on croît assez juste du d’Astier des années 1920. L’indétermination sociale, l’aspiration à la gloire, la disposition et l’éthique non-conformiste sont des propriétés que l’auteur, sans en avoir peut-être pleinement conscience, met dans ses personnages car il les partage avec lui et qu’en un certain sens, elles le tourmentent. L’indétermination qui confine à l’anomie et qui, parce qu’elle prive les personnages d’une raison d’être socialement reconnue et subjectivement ressentie est source

de souffrance, est une donnée importante des romans qui renseigne utilement sur d’Astier. Il est probable en effet que le sentiment d’insignifiance de Pierre Coulet, née d’une vocation frustrée à réaliser de « grandes choses », soit en partie partagé par d’Astier, la littérature survenant comme un moyen de s’arracher à lui.