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Contrairement à d’autres espaces urbains qui n’accèdent qu’administrativement à l’appellation de quartier, Sainte-Marthe est bien un quartier pratiqué et vécu comme tel. Sa principale fonction est d’offrir un espace de transition entre le logement, l’immeuble et la ville. Mais c’est aussi à travers cette qualité d’espace de transition qu’il peut servir de base à la construction d’un espace social. Les deux types de populations, ménages immigrés appartenant aux couches populaires, et ménages relevant des nouvelles classes moyennes, vivent cette caractéristique à des niveaux différents et selon des modalités diverses.

C’est souvent des provinciaux, « montés » à Paris pour leurs études ou pour travailler, qui ressentent cet avantage d’un quartier qui offre plus qu’un logement mais un espace de connaissance et de reconnaissance mutuel, un espace social.

Souvenons nous des cas de : Fabrice qui a tout de suite « adoré » ce lieu qui lui paraissait « le contraire de l’espace supposé de la grande ville, tout sauf impersonnel » ; de Juliana, qui arrivant d’Italie craignait l’anonymat parisien lui trouve un esprit méridional. C’est encore Louise qui a passé son enfance à Sanary, et apprécie de pouvoir mettre sa chaise sur le trottoir, l’été.

Pour des résidents tel Omar, arrivant de Jordanie, qui avait rejoint des cousins vivant en squat, ce quartier a fonctionné aussi comme espace de transition et comme espace social qu’il pourra remobiliser à plusieurs reprises. Après une période de stabilisation avec femme et enfant où il réside en banlieue, une séparation le ramène dans ce quartier où il retrouve immédiatement ses marques, un lieu pour habiter, et des chantiers pour travailler.

En tant qu’espace transitionnel il offre à certains un caractère « rassurant » comme pour Louise :

« Si j’ouvre ma fenêtre, au premier, on entend un peu les gens qui passent, c’est la rumeur des gens qui passent …la ville n’est pas loin, c’est rassurant quelque part, c’est pas fort, c’est pas agressif, c’est juste ce qu’il faut… »

Ce quartier transitionnel et rassurant fonctionne aussi comme filet de protection. Que l’on prenne en compte les divers types de populations, ce quartier permet de supporter la précarité qui marque les vies de quotidiennes, celles des immigrés, celles des artistes mais aussi celle de plus de jeunes même parmi ceux qui ont mené de longues études qualifiantes.

Ainsi avant de devenir professionnelle du métier pour lequel elle a fait des études, journaliste, Elena trouve des petits boulots dans le quartier. Pendant un temps elle a été serveuse dans un restaurant de la place. A propos de ces petits boulots, qui sont selon elle faciles à trouver, mais qui ne résolvent pas l’entrée dans la vie professionnelle, elle dit « aller de saut de puce en saut de puce, c’est épuisant… ». Ainsi prend-elle conscience qu’il va lui falloir bouger, évoluer vers la vie d’adulte. « Le quartier il peut te fagocyter » nous rappelle-t-elle. « Les expériences que tu mènes ici, l’expérience de retaper, de se démerder avec le système D et un réseau de relation que l’on a su construire, c’est pas monnayable en tant que telle comme expérience, tu peux pas mettre sur un CV ‘ quartier Saint-Marthe’… »

La transition qu’offre le quartier a donc pour certains une dimension temporelle, un espace de passage entre l’adolescence et la vie d’adulte. Elena évoquait d’ailleurs dans son entretien l’impression qu’elle avait de vivre dans une espèce « de colocation à l’échelle de l’immeuble » ou du quartier.

Cette vie à dimension collective que beaucoup partagent, surtout parmi les jeunes et le milieu artiste, les aide aussi à supporter les inconvénients du quartier dont le plus difficile est la présence des « lascars ». Ça n’est qu’en faisant bloc, que les nouveaux résidents parviennent à établir un relatif équilibre des forces, même si celui-ci est instable et toujours à renégocier.

Les ambiguïtés du quartier-village : de l’enfermement au « district industrieux »

Une même personne pourra exprimer des sentiments apparemment contradictoires vis-à-vis de cet espace de Sainte-Marthe. Ainsi Agnès avoue-t-elle que le côté « village » du quartier est parfois lourd à supporter :

« Des fois j’en ai marre, tout le monde sait tout sur tout le monde, j’ai envie de vendre » nous dit-elle. Mais elle reconnaît aussitôt après que c’est aussi grâce au « quartier- village », qu’elle a pu évoluer, dans sa trajectoire professionnelle (et à la fois amoureuse). C’est dans ce quartier-village qu’elle a pu, à la fois retaper son appartement (avec un premier amoureux, professionnel de chantiers) et par la suite, lorsque sa première activité de styliste ne se développait pas assez, trouver à prendre en gérance un café, ce qui lui a appris le métier. Par la suite encore, en se mettant à nouveau en ménage avec quelqu’un du quartier, également professionnel de chantiers, elle a investi dans un café-restaurant de meilleur niveau, qui constitue pour les deux un véritable projet économique et professionnel.

Le quartier fonctionne ainsi pour certains comme un « district industrieux27 », c’est-à-dire un territoire dont on peut utiliser les réseaux sociaux pour mener divers types d’activités économiques. Omar, Kamel, Kahled, Maks, et beaucoup d’autres, trouvent des « chantiers » dans le quartier, où l’interconnaissance fonctionne beaucoup. Certains cafés, où se réunissent les différentes communautés, serbe, polonaise etc… peuvent ainsi quasiment servir d’ agence d’interim.

C’est à partir du quartier que Macks, l’ « ours blanc » serbe, trouve du travail au noir dans des ateliers clandestins, qui vient compléter son RMI. Le studio qu’il habite, est rempli de tas de vêtements et pièces de tissus. Pour arrondir également ses fins de mois, il récupère des vêtements, sans doute dans les rebuts des ateliers clandestins et aux Puces de Montreuil, et les ramène en Serbie où il retourne régulièrement tous les 3-4 mois, où il les revend.

Et l’on ne prend pas en compte ici le véritable volet industriel du quartier, celui de l’activité de confection, qui s’effectue dans des ateliers clandestins, encore présente bien qu’en nette diminution.

L’activité des artistes qui résident et travaillent dans le quartier s’inscrit elle aussi dans le réseau social qu’ils constituent et qui s’est institutionnalisé autour de l’Association des Ateliers de Belleville, dont Sainte-Marthe est partie prenante.

27 Pour paraphraser la notion de « district industriel » de l’économiste A. Marshall, remise à l’ordre du jour par l’économiste italien G. Beccatini.

Mais même certains artistes, qui reconnaissent avoir dans un premier temps été stimulés par cette ambiance d’interconnaissance et de côtoiement perpétuel, avouent avoir pris du champ. C’est le cas de Patricia, qui a gardé son atelier, mais vendu le studio où elle résidait à une étudiante -qui elle-même pense y n’y rester que quelques années. Patricia a atteint la quarantaine, et même si elle est encore contrainte d’exercer quelques activités de subsistance, elle a avancé dans sa carrière de peintre et a acquis une certaine réputation. Des moyens financiers améliorés lui ont permis d’acquérir un appartement plus grand dans le vingtième, dans un quartier qu’elle considère comme « normal », à Gambetta. Elle est même désormais assez sévère sur cet ancien milieu qui est toujours un peu le sien car elle y a gardé des liens très forts.

« Moi je pense que si on va bien on n’habite pas à Sainte-Marthe » va-t-elle jusqu’à dire. Ces liens forts, sont par exemple ceux qu’elle a maintenu avec Gabrielle, la fille d’anciens voisins, qu’elle considère comme sa filleule et qu’elle prend régulièrement chez elle certains soirs de la semaine.

Une autre ambiguïté de ce quartier-village, est que cette caractéristique n’est pas incompatible avec une large dimension d’ouverture. Le sentiment d’enfermement que certains éprouvent est ainsi atténué par le caractère « cosmopolite », non seulement des habitants mais des vies que ceux-ci mènent, ouvertes, pourrait-on dire, à l’international. Qu’il s’agisse des habitants d’origine immigrée, ou des nouveaux, du milieu artiste, dont beaucoup sont étrangers ou d’origine étrangère, les retours au pays ou les voyages à l’étranger sont fréquents. Les « lascars » aussi sont très « ouverts à l’international ». Ceux qui réussissent sont ceux qui parviennent à quitter le petit bizness local, pour réinvestir dans des contrées lointaines, où plusieurs ont monté des affaires légales. Dans les conversations, il est souvent question d’untel qui n’est pas là en ce moment qui est parti dans tel pays ou qui est de retour de tel ou tel voyage.

Telles étaient les caractéristiques de ce quartier qui le distinguaient encore du quartier parisien plus banal. La deuxième vague de nouveaux habitants risque-t-elle de faire disparaître cette spécificité. C’est ce que craint par exemple André :

« Les artistes c’est eux qui déblaient le quartier, ils prennent les gnons ..ce sont eux qui vont arranger, qui vont donner un peu de cachet ….et après on a les nouveaux riches qui arrivent et finissent par virer les artistes. »

Mais les « nouveaux riches » ne sont pas encore arrivés en masse, même si le taux de rotation est assez élevé, surtout parmi les plus jeunes des nouveaux habitants, qui poursuivent leur trajectoire résidentielle, comme Fabrice, qui a déménagé depuis la fin de l’enquête. Gaëlle aussi envisage de bientôt partir :

« J’ai jamais envisagé de rester ici 10 ans…je vais faire ma grosse capitaliste…le but du jeu c’était aussi de dire « je retape cet appart, dans la perspective de revendre et de racheter plus grand, le pari c’était que le quartier se rénove et se réhabilite .., qu’il y ait des gens comme moi qui rachètent des ruines et qui refassent des trucs à peu près corrects.. c’était pas gagné non plus au départ… C’est devenu hyper branchouille.. »

Ceux qui les remplacent Fabrice ou Gaëlle ont toutes les chances d’être des étudiants, ou des jeunes couples en début de trajectoire résidentielle, les grandes surfaces étant rares. Ils auront encore à supporter les difficultés du quartier, immeubles dont les travaux sont loin d’être tous menés à bien pour avoir un aspect décent, bruits et promiscuité avec des voisins difficiles ( les « lascars »). Et même si les cafés de la place commencent à être « branchés », les restaurants de la rue A et B, ne le sont encore guère. La gentrification du quartier n’en est donc encore qu’à sa première étape, celle des pionniers, qui sont prêts à supporter les inconvénients de l’habitat et du quartier, pour en avoir aussi les avantages, sa situation centrale dans la ville, un « entre-soi » rassurant et mobilisable.

Si nous reprenons la comparaison que nous évoquions en ouverture de ce rapport, celle de la situation du quartier du faubourg Saint-Antoine autour du marché d’Aligre, au début des années mille neuf cent quatre-vingt, à l’arrivée de nouvelles classes moyennes, on peut constater que l’ « entre soi » des nouveaux à Sainte- Marthe aujourd’hui est sans doute plus affirmé. Bien qu’il y ait de réelles « rencontres » et « échanges » de classes à Sainte-Marthe, ceux-ci s’inscrivent dans un contexte social beaucoup plus conflictuel. Le quartier d’Aligre à l’époque n’abritait pas de façon tangible de trafic de drogues. Mais dans la mesure où vivre à Sainte- Marthe demande aussi mobilisation et énergie, celle de vivre avec ou malgré la présence des lascars, les nouveaux résidents, artistes ou autres intermittents, ne se sentent jamais illégitimes dans la valorisation qu’ils estiment avoir apporté à ce quartier « difficile ». Ils ont au contraire le sentiment d’ « essuyer les plâtres » et d’avoir payé plus que monétairement l’amélioration des conditions de vie dont tous bénéficient, ou vont bénéficier, y compris parmi les ménages populaires.

ANNEXES