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La guerre de Succession d’Espagne vue par le XX e siècle

Les premières années du XXe siècle sont marquées par une quatrième grande entreprise

d‟édition, qui peut se rapprocher, du point de vue de ses objectifs, de ses principes et de sa forme, des Campagnes du prince Eugène. Il s‟agit d‟un dépouillement des archives savoyardes concernant le siège de Turin137. Les dix volumes des Campagnes de la guerre du Piémont, 1703-1706, se divisent en trois parties : opérations militaires, diplomatie, miscellanées (vie quotidienne, aspects financiers, anecdotes…). Ils comportent à chaque fois une introduction présentant le contexte et les principales opérations, qui est suivie d‟une édition minutieuse de toutes les sources piémontaises disponibles. Ce travail ne se concentre pas seulement sur la correspondance des généraux ou des diplomates, puisque des sources diversifiées sont recensées : tableaux d‟évolution des prix des denrées à Turin pendant le siège, état des milices urbaines… Là encore, la parution de cet ouvrage historique, entamé par

133 Ibid., t.

VI, p. 127.

134

Ibid., t. VI, p. 203.

135 Ibid., t. I, « avant-propos », non paginé. 136 Ibid., t. I, « avant-propos », non paginé. 137

Deputazione sovra gli studi di storia patria, Le campagne di guerra in Piemonte (1703-1708) e

la « délégation supérieure des études d‟histoire de la patrie », répond à des objectifs politiques. Il s‟agit de fêter dignement le bicentenaire de la victoire de Turin (le premier volume paraît en 1907), et de glorifier le jeune royaume d‟Italie en évoquant l‟un de ses événements fondateurs – en permettant au duc de Savoie de s‟imposer dans la Péninsule, la victoire de Turin a posé un jalon décisif dans le regroupement politique de la nation italienne autour du Piémont. Ce travail d‟édition de sources représente le pan scientifique des commémorations du bicentenaire, complétant ainsi les cérémonies dynastiques – tenues dans la basilique de Superga, mausolée des rois de Piémont, en présence de Victor-Emmanuel III – et de nombreux spectacles populaires138. C‟est d‟ailleurs au roi que l‟ouvrage est dédié, comme « monument à la sagesse, à la vertu et au triomphe de son auguste ancêtre et de son peuple fidèle »139.

C‟est toutefois en Angleterre que l‟on va probablement constater le plus grand intérêt pour cette période. Dans les années 1930, George Macaulay Trevelyan dépeint le règne d‟Anne d‟Angleterre en trois volumes, dont les deux premiers portent les noms des deux grandes victoires de Marlborough, Blenheim et Ramillies. Blenheim apparaît comme le sommet du règne débutant, car l‟œuvre de restauration militaire, de stabilité politique et d‟instauration de relations diplomatiques menée sous la direction de la reine a comme objectif et comme effet cette bataille qui consacre l‟échec des ambitions de Louis XIV, l‟équilibre en Europe et la pérennité de la succession protestante : « Ce présent volume […] a sa propre unité de mouvement et son propre paroxysme : tous les chemins en lui, de l‟étranger et de l‟intérieur, mènent à Blenheim »140. L‟affrontement militaire surpasse en signification et en

conséquences tous les autres événements politiques ou sociaux, et il résume à lui seul l‟expansion anglaise future et la validité des valeurs nationales. Un tel travail n‟est pas mené sans des arrière-pensées profondément patriotiques : Marlborough est le génie de l‟Angleterre, comme Eugène est pour les Feldzüge celui de l‟Autriche : « Une nation de cinq millions et demi d‟habitants, qui a Wren pour architecte, Newton pour scientifique, Locke pour philosophe, Bentey pour savant, Pope pour poète, Addison pour essayiste, Bolingbroke

138 Pier Massimo Prosio, « Il ricordo », dans Torino 1706. L’alba di un regno, éd. R. Sandri Giachino,

G. Melano, G. Mola di Nomaglio, Turin, ed. il Punto, 2007, p. 292.

139 Deputazione sovra gli studi di storia patria, Le campagne di guerra, op. cit., t.

I., dédicace, non paginé.

140 « The present volume […] has its own unity of movement and its own climax : all roads in it, foreign

and domestic, lead to Blenheim ». Sir George MacaulayTrevelyan, England under Queen Anne, Londres, New York, Toronto, Longmans, Green, 1930-1934, t. I, p. V.

pour orateur, Swift pour pamphlétaire et Marlborough pour gagner ses batailles, a la recette du génie »141.

Le travail de Trevelyan participe d‟un mouvement de réhabilitation du général anglais, après les critiques très dures que les Whigs de la seconde partie du XVIIIe et du XIXe siècle lui avaient portées, au nom de la morale. On avait dénoncé son avarice, sa corruption et sa soif de pouvoir personnel. Le plus acide de tous avait été T. B. Macaulay, le propre grand-oncle de Trevelyan. Marlborough ressemblait trop à un autre personnage, militaire victorieux de la France et homme politique réactionnaire, le duc de Wellington, dont l‟autorité et le prestige personnel semblaient un danger pour le pouvoir représentatif anglais142.

Mais la plus magistrale réhabilitation vient du propre descendant de Marlborough, Winston Churchill. Le dixième duc de Marlborough, qui était son cousin, lui a réservé les archives du Blenheim Palace, en les refusant à G. M. Trevelyan143. W. Churchill réfute les accusations de trahison portées par Macaulay à l‟encontre du duc, qui aurait fait échouer une opération anglaise à Brest en envoyant des renseignements à la Cour Jacobite de Saint- Germain en Laye144. La défense de Marlborough est également l‟occasion de réhabiliter l‟usage de la force dans les relations internationales face à un risque d‟hégémonie : « Il y avait [en Europe] le danger que la suprématie d‟une race et d‟une culture sur toutes les autres fût imposée au monde par la force militaire »145, écrit-il dans le premier volume de sa biographie, qui ne paraît pourtant qu‟en 1933. Le troisième tome, sorti en 1936, est encore plus explicite : « D‟un autre point de vue essentiel, l‟histoire que nous raconte ce volume offre pour nous aujourd‟hui un intérêt particulier. Nous voyons la guerre mondiale d‟une Société des Nations contre une monarchie militaire centralisée, puissante, avide de domination non seulement sur les territoires mais sur la politique et la religion de ses voisins. Nous voyons à leur point extrême la faiblesse et les défaillances égoïstes d‟une coalition nombreuse… »146

.

W. Churchill n‟est pas le seul spécialiste de Marlborough à ressentir dans les années 1930 des similitudes entre sa propre époque et le début du XVIIIe siècle. Hilaire Belloc considérait lui aussi qu‟il fallait réaliser l‟unité entre Alliés contre un ennemi puissant. En tant que penseur militaire, Belloc soulignait que la sécurité anglaise dépendait de la capacité de

141 « A nation of five and a half millions that had Wren for its architect, Newton for its scientist, Locke for

its philosopher, Bentey for its scholar, Pope for its poet, Addison for its essayist, Bolingbroke for its orator, Swift for its pamphleteer and Marlborough to win its battles, had the recipe for genius ». Ibid., t. I, p. VII.

142 J. R. Jones, op. cit., p. 2-3. 143

H. L. Snyder, op. cit., t. I,p. XV.

144 Sir WinstonChurchill, Marlborough, sa vie et son temps, trad. fr. Paris, Robert Laffont, 1949-1951,

t. I, p. 19.

145

Ibid., t. I, p. 16.

146 Ibid., t.

l‟armée française à se défendre. Après l‟effondrement de cette dernière en 1940, il prôna le renforcement des liens avec les États-Unis, dont les troupes semblaient à même de protéger la Grande-Bretagne147. Le lien est ainsi tracé avec la politique anglaise de la reine Anne, qui se battit contre son ennemi par l‟intermédiaire des troupes continentales qu‟elle finançait.

Après la Seconde Guerre mondiale, les études sur le personnage de Marlborough et sur ses batailles furent dynamisées par la décision prise en 1950 d‟ouvrir largement les papiers du château de Blenheim à tous les chercheurs et étudiants dont le sérieux était garanti148. Elles furent également facilitées par les deux derniers travaux d‟éditions de sources, qui vinrent compléter le travail de Murray. Les relations entre le duc anglais et Heinsius, grand pensionnaire de Hollande de 1689 à 1720, furent éclairées par l‟édition de leur correspondance entreprise par Bert van T‟Hoff en 1951149. Cette publication s‟appuie sur les archives privées de Heinsius, où se retrouvaient les lettres de Marlborough, et les copies de celles que lui avait envoyées le Hollandais. Pour les premières toutefois, van T‟Hoff a dû se contenter de transcriptions effectuées avant 1945, date à laquelle la reine Wilhelmine avait remis à Winston Churchill les originaux des lettres de son ancêtre, au nom du peuple hollandais, en reconnaissance de son rôle dans la libération des Pays-Bas150.

Henry L. Snyder a, quant à lui, souligné les lacunes du travail de Murray, qui s‟était contenté d‟éditer une quinzaine des lettres échangées entre John Churchill et Sidney Godolphin, Lord Trésorier anglais. C‟est pourquoi il fit paraître en 1975 The Marlborough- Godolphin Correspondence, qui nous offre de nombreux renseignements sur les manœuvres politiques de ces deux personnages en direction du Parlement, mais aussi sur les opérations militaires du premier des deux protagonistes.

Si ces ouvrages sont à la disposition d‟un public universitaire, les monographies consacrées à une bataille qui paraissent dans la même période comptent pour leur part sur un public « profane » intéressé par l‟histoire militaire. De 1974 à 1976 sortent successivement trois livres sur la campagne de 1704 en Allemagne : Blenheim, de David Green151, Blenheim de Donald Fosten152 et The battle of Blenheim de Peter Verney153. C‟est encore cette bataille

147 J. R. Jones, op. cit., p. 4-5. 148 H. L. Snyder, op. cit., t.

I,p. XVII.

149 Bert van T‟Hoff, éd., The Correspondence, 1701-11, of John Churchill and Anthonie Heinsius,

Utrecht, Kemink en zoon, 1951, XX-640 p.

150 Ibid., p.

XIII.

151 David Bronte Green, Blenheim, Londres, Collins, 1974, 162 p. 152

Donald Sylvestre Vincit Fosten, Blenheim, Londres, Almark Publishing, 1975, 48 p.

qui est abordée par Marcus Junkelmann, en 2000154. Ce panorama n‟a rien d‟exhaustif : la commémoration du tricentenaire voit encore d‟autres publications155

, et même le lancement d‟une collection spécialement consacrée au capitaine-général britannique, les « Battleground Marlborough » ! Les autres victoires de Marlborough ont aussi fait l‟objet de monographies : Ramillies sous la plume de James Falkner156, Audenarde sous celle d‟Eversley Belfield157. Force est toutefois de constater la domination, dans l‟historiographie et la littérature dites « grand public », un intérêt dominant vis-à-vis de Blenheim, considérée comme l‟engagement qui permit à l‟Angleterre d‟affirmer son retour dans le cercle des grandes nations militaires européennes.

Au milieu de cette production éditoriale relativement abondante se dégagent, par le nombre et la qualité de ses travaux, les ouvrages de David Chandler, grand connaisseur par ailleurs de Napoléon, dont le général anglais apparaît comme le génial précurseur. À l‟instar de Bonaparte pour la France, il fut le maître de la vie politique et militaire de l‟Angleterre, et par conséquent de l‟Europe, pendant la première décennie du XVIIIe siècle. L‟autre point

commun entre les deux militaires serait leur conception de la bataille, supposée devoir mener à la destruction de l‟armée adverse. Selon Chandler, si Marlborough n‟a pas pu achever son œuvre – c‟est-à-dire l‟invasion de la France – ce serait à cause de la prudence, pour ne pas dire la lâcheté, des Hollandais. Ces derniers auraient restreint les talents de Marlborough en refusant régulièrement de commettre leur armée dans une bataille. Cette idée n‟est pas neuve puisque John Fortescue notait déjà au début du siècle, avec lyrisme, que les historiens « ne connaissaient que l‟épave de nombre des meilleures combinaisons de Marlborough, fracassées à l‟entrée du port par les rochers de la stupidité hollandaise et de la suffisance allemande »158

. Des brillantes victoires comme Blenheim, Ramillies ou Audenarde auraient pu se multiplier, si Marlborough n‟avait pas été bloqué par de « véritables commissaires politiques [les députés des États Généraux], des généraux récalcitrants et des princes allemands égoïstes »159.

154

Marcus Junkelmann, Blenheim, Londres, Theatrum belli, 2000, 485 p.

155 Par exemple James Falkner, Blenheim, 1704 : Marlborough’s greatest victory, Barnsley, Pen &

Sword, 2004, 141 p. (Battleground Marlborough) ; ou encore David Chandler, Blenheim preparation. The

English army on the march to the Danube : collected essays, Staplehurst, Spellmount, 2004, XXVIII-340 p.

156

James Falkner, Ramillies 1706 : year of miracles, Barnsley, Pen & Sword, 2006, 144 p. (Battleground Marlborough)

157 Eversley Belfield, Oudenarde 1708, Londres, C. Knight, 1972, 71 p.

158 « We possess only the wreck of many of Marlborough‟s finest combinations, shattered, just as they

were entering port, against the rocks of Dutch stupidity and German conceit ». John Fortescue, A History of the

British Army, Londres, New York, Macmillan, 1899-1930, vol. 1, p. 590, cité par Jamel Ostwald, « The

"decisive" battle of Ramillies, 1706 : perequisites for decisiveness in Early Modern Warfare », dans The Journal

of Military History, n° 64, juillet 2000, p. 652.

159

« Veritable political commissars, recalcitrant generals, and selfish German princes ». DavidChandler,

L‟historiographie anglaise rend aussi hommage aux troupes britanniques, qui ont su vaincre l‟armée que la seconde moitié du XVIIe considérait comme la meilleure d‟Europe, lui ravissant

la première place160 – le rôle des troupes hollandaises ou impériales étant là encore relativement négligé. La période s‟étendant de 1680 à 1740 mériterait ainsi d‟être qualifiée d‟« âge de Marlborough », considéré comme le plus grand chef de guerre depuis Condé et Turenne, et jusqu‟à Frédéric II161. L‟insistance des historiens anglais spécialistes de la guerre

des XVIIe-XVIIIe siècles sur ce seul personnage est telle que l‟historien américain Jamel Ostwald utilise, pour les dénommer, l‟expression de « Marlburian scholars »162

.

Le dynamisme des recherches menées au sujet du duc de Marlborough ne doit pas nous faire oublier la qualité des études entreprises au sujet du prince Eugène. Dans les années 1960, Max Braubach publie l‟ouvrage qui reste aujourd‟hui un monument dans ce domaine, sa biographie du prince en cinq volumes163. Le général impérial a depuis fait l‟objet d‟autres monographies, aussi bien en allemand164 ou en italien165, qu‟en anglais166 ou en français167. L‟intérêt international porté à Eugène de Savoie – que l‟on peut opposer à l‟attention presque exclusivement britannique portée au duc de Marlborough – s‟explique probablement par la carrière de ce général : né en France, il a servi en Italie et en Allemagne au profit de l‟Autriche – tout en entretenant d‟excellentes relations avec l‟anglais Marlborough.

160 « Over these years the British army earned the reputation of being the best in Europe ».Id., The Oxford

illustrated history of the British army, Oxford, New York, Oxford University Press, 1994, p. 70.

161 Id., The Art of Warfare in the Age of Marlborough, New York, Londres, B. T. Batsford, 1976, p. 10. 162 J. Ostwald, art. cit., p. 651. Nous ignorons s‟il est le premier à employer cette expression.

163 MaxBraubach, Prinz Eugen von Savoyen: eine Biographie, Munich, Vienne, Oldenbourg, Verlag für

Geschichte und Politik, 1963-1965, 5 vol.

164 Franz Herre, Prinz Eugen: Europas heimlicher Herrscher, Stuttgart, Deutsche Verlags-Anstalt, 1997,

398 p.

165 Ciro Paoletti, Il Principe Eugenio di Savoia, Rome, Stato maggiore dell‟Esercito, Ufficio storico,

2001, VI-638 p.

166

NicholasHenderson, Prince Eugen of Savoy. A biography, Londres, Weidenfeld et Nicolson, 1964, 320 p. (traduction française : Le prince Eugène de Savoie, Paris, Tallandier, 1980, 412 p.) ; Derek Mackay,

Prince Eugene of Savoy, Londres, Thames and Hudson, 1977, 288 p.

167

Henri Pigaillem, Le prince Eugène (1663-1736) : le philosophe guerrier, Monaco, [Paris], Éd. du Rocher, 2005, 298 p.

Sources