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La guerre de 1973 : entre succès militaire et défaite politique

Chapitre I : Rivalités mimétiques et conflit israélo-arabe

IV. Le tournant de la guerre d’Octobre

1. La guerre de 1973 : entre succès militaire et défaite politique

Au matin du 6 octobre 1973201, il devient clair que les troupes syriennes et égyptiennes concentrées aux frontières vont lancer l’assaut. Le commandement israélien est obligé de mobiliser en toute hâte, mais les trois jours nécessaires à l’organisation des troupes laissent aux forces syriennes et égyptiennes le temps de regagner du terrain dans le Golan et sur le canal de Suez. Prise par surprise, l’aviation n’a pas réussi à clouer ses adversaires au sol en détruisant les aérodromes ou les missiles adverses, et a dû par conséquent livrer de nombreux duels. Elle a toutefois réussi à conquérir la supériorité aérienne grâce aux performances de ses pilotes et à ses missiles Shafrir ; mais a subi de lourdes de pertes du fait de la DCA arabe, très dense et performante.

201 Sur les opérations de la guerre du Kippour/d’Octobre, voir Pierre Razoux, op. cité, pp. 285-319 et Martin Van Creveld,

op. cité, pp.331-348 ; pour le point de vue arabe, voir Mohammad Fawzi (Chef d’Etat-major égyptien), Harb October 1973.

Dirassa w Drouss (« La guerre d’Octobre, 1973. Etude et leçons »), (en arabe), Dar al Karama, Le Caire, 2014, pp.161-182

(campagne terrestre), pp.189-204 (opérations navales), pp. 230-238 (opérations aériennes) ; pp. 321-335 (évaluation des campagnes égyptienne et syrienne) ; voir en annexes 15 et 16 les cartes sur les opérations dans le Sinaï et dans le Golan.

En effet, les approches opérationnelles et les solutions tactiques mises en œuvre par les forces égyptiennes, et dans une moindre mesure syriennes, sur le terrain ont fait la preuve de l’efficacité du soutien soviétique. Plutôt que de chercher à pénétrer la profondeur du Sinaï, les forces égyptiennes, après avoir atteint l’autre rive du canal et fait tomber quelques positions fortifiées de la Ligne Bar Lev, ont établi une défense en profondeur sur la rive orientale du canal. L’infanterie égyptienne entraînée aux tactiques de lutte antitank a repoussé l’assaut des blindés égyptiens. Les manœuvres de l’aviation israélienne se sont trouvées contraintes par la menace des missiles SAM, désormais présents en grand nombre dans les arsenaux des forces égyptiennes et syriennes. En trois jours, les forces israéliennes ont perdu 900 blindés et de 20 aéronefs dans le Sinaï. Parallèlement dans le Golan, les blindés syriens ont rapidement progressé vers la vallée du Jourdain et le lac de Tibériade, pendant que les commandos attaquaient les observatoires et les stations de transmission dispersées sur les crêtes du mont Hermon. Les forces armées israéliennes n’auraient pu reprendre la main sans les nombreux matériels fournis par le pont aérien américain. Ils leur ont permis de lancer une contre-offensive sur le canal et d’encercler la troisième armée égyptienne. Dans le Golan, les forces israéliennes reprennent la main grâce à l’arme aérienne qui inflige de sévères pertes aux forces syriennes ainsi qu’aux infrastructures stratégiques du pays.

A partir du 10 octobre, les Soviétiques mettent en place un « contre » pont aérien pour ravitailler l’Egypte et la Syrie en matériels militaires. Les jours suivants, il devient rapidement évident que les adversaires ne peuvent continuer le combat sans l’appui logistique de leurs puissants alliés qui entament des négociations à Moscou le 20 octobre. Les négociations aboutissent le 22 octobre au vote la résolution 338202 qui demande l’arrêt des hostilités qui doivent être suivies de négociations « en vue

d’instaurer une paix juste et durable au Moyen-Orient ». Les deux Grands ne veulent

pas réitérer l’erreur de l’après-guerre de 1967, où le pourrissement du statu quo a mené à l’ouverture d’une nouvelle confrontation armée. Le non-respect du cessez-le- feu par les Israéliens, qui ont terminé la manœuvre d’encerclement de la 3è armée égyptienne, a failli mener à un conflit nucléaire entre les deux Superpuissances. La

202 La résolution 338 exige l’application de la « problématique » résolution 242 et appelle à la tenue de négociations « entre

résolution 340 réitère d’ailleurs l’obligation des forces israéliennes de retourner à leur position initiale et crée une force d’observation pour surveiller les lignes de front (FUNU)203.

A l’issue de la guerre, le bilan apparaît mitigé. Les deux côtés ont subi de lourdes pertes, aussi bien en termes humains que de matériels. Deux tiers de l’aviation israélienne et la moitié des blindés ne sont plus opérationnels. Les forces israéliennes ne sont par ailleurs pas parvenues à refouler les têtes de pont égyptiennes dans le Sinaï. La ligne Bar Lev s’est révélée inefficace. Les blindés, engagés sans soutien d’infanterie, ni d’artillerie, ont subi de lourdes pertes. Cependant, la 3è armée égyptienne est encerclée et elle va servir de prétexte à l’ouverture de négociations204 entre les Egyptiens et les Israéliens sous les auspices des grandes puissances. La marine israélienne s’est, quant à elle, distinguée : elle a coulé et capturé pas moins de 15 navires et n’a perdu que deux patrouilleurs-légers. Les performances des nageurs de combat des commandos Yami ont confirmé leur efficacité.

Le camp arabe, de son côté, a subi d’importantes pertes, mais a remporté une grande victoire politique comme le montre la position ferme du VIe sommet arabe d’Alger205. Il a su joué parfaitement de l’arme du pétrole206 pour donner une résonnance internationale au conflit et a exacerbé les tensions entre les deux grandes puissances. Les armées égyptiennes207 sont de nouveau présentes dans le Sinaï et elles n’ont pas été anéanties. Au terme de l’accord de désengagement, les forces israéliennes ont été obligées de se retirer une vingtaine de kilomètres en arrière, à ses adversaires. Sur les négociations des résolutions 338, 339, 340 et 341, on pourra se reporter à Henry Laurens, op. cité, pp. 294-295

203 Sur la mise en place de la FUNU, voir Henry Laurens, La question de Palestine, tome 3, éd. française, édition Kindle,

Fayard, 2007, locations 11500-11520

204 Le 11 novembre 1973, un accord « technique » permettant de fixer les modalités de ravitaillement de la 3è armée et un

échange de prisonniers est signé entre les Egyptiens et les Israéliens au kilomètre 101 de la route Suez-Le Caire.

205 Lors du VIe sommet arabe qui se tient du 26 au 28 novembre 1973 à Alger, les pays arabes réaffirment les objectifs de la

nation arabe : « libération totale des terres arabes conquises à la suite de l’agression de 1967, sans renoncer ou abandonner

une quelconque parcelle de ces terres », « « la libération de Jérusalem et le refus d’accepter une situation quelconque qui puisse porter atteinte à la souveraineté arabe totale sur la Ville sainte », « l’engagement de restituer les droits nationaux du peuple palestinien suivant les décisions prises dans ce domaine par [l’OLP], représentant unique du peuple palestinien », « le problème palestinien est le problème de tous les Arabes ». Voir la déclaration du sommet dans Henry Laurens, op.cité, p.

296

206 Sur l’utilisation de l’arme du pétrole, voir Mohammad Fawzi (Chef d’Etat-major égyptien), Harb October 1973. Dirassa

w Drouss (« La guerre d’Octobre, 1973. Etude et leçons »), (en arabe), Dar al Karama, Le Caire, 2014, pp. 276-278

207 Les 2è et 3è armées égyptiennes, la 1ère armée restant l’armée syrienne. Cette division tripartite est héritée de la période de

l’est du canal, et ont renoncé à anéantir la 3è armée égyptienne. Entre les deux, la zone tampon est tenue par la FUNU et fixe les positions des adversaires dans des zones où l’armement est limité. Sous la pression de l’Arabie saoudite, qui menace de poursuivre l’embargo pétrolier, les forces israéliennes sont obligées d’accepter la mise en place d’une zone tampon dans le Golan208. Si l’armée égyptienne n’a pas vaincu militairement, la stratégique politique d’Anouar al Sadate semble cependant avoir fonctionné. L’Egypte est désormais en position d’engager des négociations bilatérales avec l’adversaire israélien qui aboutiront quelques années plus tard à la signature des accords de Camp David.

En dépit du bilan militaire mitigé, les conditions stratégiques israéliennes s’améliorent. Dans l’après-guerre du Kippour, la principale menace arabe est progressivement neutralisée : un premier accord de désengagement est signé le 18 janvier 1974 qui redonne le contrôle du Canal aux Egyptiens; Sadate se rend à Jérusalem en 1977, les accords sont signés en 1978, mais il faut attendre 1982 pour voir les troupes israéliennes quitter définitivement le Sinaï (évacuation de la colonie de Yamit et des installations militaires du Sinaï). La menace d’un conflit interétatique majeur s’efface donc progressivement à partir de 1974. Les Syriens, qui ont tenté de rouvrir les hostilités dès janvier 1974, sont parvenus à un accord tacite de gel du front avec la démilitarisation de la zone de Quneitra et l’installation des observateurs. La Jordanie ne constitue plus une menace depuis qu’elle a expulsé les groupes palestiniens. Enfin, la menace irakienne reste lointaine, en dépit du développement du programme nucléaire irakien. Le front sud est sécurisé avec l’extinction de la menace égyptienne et la pacification de Gaza a éradiqué la menace palestinienne de la Bande. Le commandement israélien peut concentrer son attention sur ses frontières nord et nord-est.

Mais, la guerre a renforcé l’isolement diplomatique régional d’Israël. Pendant la phase chaude du conflit, la Turquie a laissé les armes soviétiques transiter par son espace aérien et l’Iran du Chah s’est rangé du côté arabe au nom de la solidarité musulmane sur la question de Jérusalem. L’Ethiopie de Sélassié a rompu ses relations

208 Au terme de l’accord de mai 1973, les forces israéliennes se retirent au niveau de la ligne d’armistice de 1967. La ville de

avec Israël, par peur des représailles. Enfin, le pont aérien a prouvé la nécessité vitale pour Israël d’obtenir le soutien d’une grande puissance pour s’engager dans une confrontation armée de grande ampleur.

Les perceptions de la guerre d’Octobre, semi-défaite pour les forces israéliennes et grande victoire du camp arabe, démontrent que les protagonistes, de part et d’autre, ont intégré la perception israélienne de la guerre. Ainsi, pour les Israéliens pour qui la campagne de 1967 est devenue le modèle « ultime » de la campagne militaire, la guerre d’Octobre et ses débuts difficiles apparaissent comme une semi-défaite que les Israéliens appellent « balagan » (« désordre »). Du côté arabe également, les opinions publiques aussi bien que les commandements politico- militaires ont fait leur la perception israélienne d’une petite armée tenace, capable de relever les défis les plus ardus. Cette fois-ci, les armées arabes ont emporté une « victoire » qui vient laver l’affront des guerres précédentes et restent jusqu’à aujourd’hui un motif de fierté nationale en Egypte et en Syrie. S’ils n’ont pas emporté la victoire, ils n’ont pas non plus subi une défaite écrasante. Ils ont été pendant les premiers jours à la manœuvre. La guerre d’Octobre ravive une dernière fois l’élan révolutionnaire du nationalisme arabe moribond. Pour lancer l’attaque, Sadate a choisi le très symbolique jour du Ramadan commémorant la victoire de Badr209.

La guerre d’Octobre clôt un cycle du côté arabe, celui des révolutions arabes, et marque la fin d’une génération. Nasser s’est éteint en 1970 et Anouar al Sadate, le dernier membre du conseil révolutionnaire resté à la tête du régime, lui a succédé. En Syrie comme en Irak, si les régimes sont restés baathistes, la première génération du

Ba’th a été remplacée par ses rivaux, plus jeunes, et dont l’affiliation idéologique

relève plus d’une stratégie rhétorique que d’une profonde conviction. Partout, la nouvelle classe politique qui parvient au pouvoir au début des années 1970, si elle reste issue des cercles militaires, s’appuie sur des politiciens et des technocrates qui conservées. Des zones d’armement limité sont établies dans des côtés de la zone tampon. En 1974, la résolution 350 de l’ONU établit la FNUOD, déployée dans la zone tampon et chargée de surveiller l’application de l’accord de mai 1973.

209 Lors de la victoire de Badr, les partisans du Prophète Mohammad remportèrent une victoire sur les forces quraïshites de la

Mecque, qui avait contraint le prophète à s’exiler à Médine en 624. Elle est considérée comme la première victoire des forces musulmanes. Au cours de cette bataille, les forces du Prophète très inférieures en nombre par rapport à celles des Quraïsh auraient bénéficié de l’intervention de trois milles anges envoyés par Dieu. L’histoire de la Bataille de Badr est rapportée dans le Coran, dans la section intitulée « La famille d’Imran », III, lignes 119-121.

n’hésitent pas à remettre en cause l’héritage politique de leurs prédécesseurs. Le militaire qui fut depuis les années 1950 l’agent modernisateur des sociétés du Proche- Orient et le consolidateur des jeunes Etats-nations tend à rentrer dans ses casernes à partir des années 1970. L’éloignement de l’éventualité d’un conflit interétatique de grande ampleur dans les années suivantes confirmera cette tendance.

Comme le rappelle Henry Laurens, à partir du début des années 1970, l’armée « se retire du champ politique. La guerre contre Israël a conduit à

la constitution d’appareils militaires sans proportion avec ceux du passé récent des pays arabes. Au début des années 1970, ils disposent d’effectifs de 20 à 50 fois supérieurs à ceux du premier conflit israélo-arabe. Cette hypertrophie du militaire s’accompagne d’une dépolitisation relative : bien des responsables arabes jugent qu’une des causes essentielles de la défaite de 1967 repose sur l’intervention permanente des militaires dans la vie politique, qui les a conduits à négliger les entraînements nécessaires pour la guerre. La revanche implique une professionnalisation

accrue et donc un retrait de la lutte politique. »210

Ecartés de la politique, les militaires s’ingénieront à défendre leur pré-carré à la fois en réclamant des budgets conséquents pour moderniser leurs appareils militaires et en s’investissant le champ économique. Ils deviendront progressivement une sphère à part, fermée sur elle-même, qui servira principalement de garant à l’ordre postrévolutionnaire. Selon les situations, le poids des forces armées sera plus ou moins contrebalancé par celui des services de sécurité.

Dans l’après-guerre d’Octobre, l’institution militaire israélienne entame une mutation qui, par certains aspects, ressemble à celle des adversaires. Sa place au sein de la société, de même que son prestige, tendent à partir de cette époque à se réduire, à se « normaliser ». La guerre d’Octobre a été un véritable choc pour la société israélienne. Elle a découvert que son armée n’était pas invincible. La guerre d’Octobre a ainsi fait chuter l’institution militaire de son piédestal.