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L’usage de la rétention du savoir et de l’ignorance

8.1 Le groupe-cible pour les développeurs

Parmi les développeurs, tous n’attribuent pas la même importance au groupe-cible. Les exécutants sont par principe assujettis à la perception de leurs bailleurs de fonds qu’ils reprennent obligatoirement dans leurs interventions. Les positions des bailleurs sont elles-mêmes, selon leurs sources de financement, plus ou moins liées à l’opinion internationale. L’importance attribuée au groupe-cible est en lien direct avec ces sources.

Ainsi, les organisations internationales et les bureaux de coopération internationale font du groupe-cible, leur premier critère de repérage pour intervention. Par contre, les bailleurs de fonds qui appartiennent à la catégorie des ONG118 se préoccupent surtout que les moyens qu’ils mettent en œuvre bénéficient en fin de compte aux populations de la zone d’investissement. Les deux études de cas étudiés ici confirment que l’O.I. qui finance Tin Aouker attribue une importance fondamentale à la notion de groupe-cible comme critère de sélection et comme moyen d’identifier le partenaire local bénéficiaire du projet. Par contre, l’ONG qui finance Tacharan ne semble pas concernée par cette contrainte.

Les préoccupations que les intervenants développent autour de l’adéquation des populations bénéficiaires au groupe-cible, sont omniprésentes dans la relation que les agents du projet entretiennent avec les « bénéficiaires ». Ces préoccupations agissent sur les stratégies des acteurs. Mais l’importance que j’attribue à ce phénomène vient aussi du fait que cette notion est employée dans tous les projets financés par les grands bailleurs de fonds, quels qu’en soient les opérateurs, bureau d’études ou ONG.

La perception que les développeurs ont du groupe-cible auquel ils doivent adresser le bénéfice des projets, a des conséquences décisives sur la formulation du projet lui-même, sur les modalités de sélection des populations devant bénéficier des ressources qu’il apporte, puis

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A ne pas confondre avec focus-group. Cf. 8.3. 118

Toutes les O.N.G. ne sont pas des opérateurs. Certaines déploient leurs forces pour récolter des fonds afin que les autres aient les moyens d’intervenir. C’est le cas de Brot für die Welt en Allemagne, qui finance l’installation de Tacharan. C’est aussi le cas en France par exemple du C.C.F.D. (Comité catholique contre la faim et pour le développement). Dans d’autres domaines on pourrait citer l’A.R.C. (Association pour la recherche contre le Cancer) qui n’a d’autre vocation que de réunir des fonds puis de les attribuer.

sur le déroulement des activités.

Dans les cas étudiés, la différence entre les modes de financement des deux projets influe sur l’importance attribuée au groupe-cible, même si au départ, il n’était prévu aucune différence entre les interventions.

Qu’est-ce qu’un « groupe-cible » ?

L’obstination des bailleurs de fonds à s’assurer que les bénéficiaires d’un projet qu’ils financent, correspond précisément avec les critères d’intervention prédéterminés, étonne d’autant plus que le terme de groupe-cible est remarquablement absent de la documentation sur les projets de développement.

On ne trouve rien à ce sujet, ni dans les revues et les ouvrages scientifiques119, de littérature grise, des documents d’orientation, d’analyse, d’évaluation et des comptes-rendus d’activité des projets de développement120. Malgré l’abondance de la littérature des organisations internationales et des bulletins de liaison des organismes de développement, on ne trouve pas de définition précise de ce que chaque groupe-cible en tant que catégorie est supposée contenir et circonscrire. Lorsque les Nations Unies décrètent la décennie mondiale de la femme (1975-1985), elles désignent toutes les femmes du monde sans distinction comme

cible privilégiée des attentions des politiques gouvernementales à venir. En 1985, la

Conférence Internationale de Naïrobi re-précise ce groupe-cible en s’intéressant aux femmes

des pays en voie de développement pour la décennie suivante. En 1992, la Conférence de Rio

de Janeiro identifie les groupes spéciaux vers lesquels les efforts de l’aide doivent tendre : encore les femmes, mais aussi les indigènes, les jeunes, les enfants, les groupes désavantagés (P.N.U.D., 1992). Une précision supplémentaire porte sur les problématiques au travers desquelles ces groupes devront être considérés : démographie, urbanisation, pauvreté, santé, droits d’accès aux ressources.

Le terme de groupe-cible n’apparaît pas non plus dans les textes d’orientation stratégiques des institutions de développement ou dans les comptes-rendus des conférences internationales, même si les cibles de ces rencontres au sommet sont implicites121.

Who Are the Poor? (Extrait de « The World Bank Participation Sourcebook » 1999) : « The poor include people in remote and impoverished areas. Women and children make up a large proportion of the very poor, which also includes people marginalized by virtue of their race and ethnicity as well as those disadvantaged by circumstances beyond their control, such as disabilities and natural or man-made disasters. »

On ne le trouve même pas dans les documents contractuels qui lient les organismes de développement et les bénéficiaires des investissements. Par contre, il est employé oralement

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Même le travail de recherche collective (Chauveau dir., 1995) sur la participation des groupes vulnérables, pêche par le manque de définition du terme employé ( : 21, 25).

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Les catégories sont citées mais ne sont jamais désignées sous le terme de « groupe-cible ». Dans des ouvrages d’analyse très descriptifs, même ceux qui se veulent didactiques (Rochette, 1989) ou prétendent donner des leçons (Chambers et al., 1994), le terme de groupe-cible n’est employé qu’exceptionnellement de même que la catégorie de bénéficiaires n’est précisée que comme accessoire.

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Pour la Conférence Internationale de Rio de Janeiro (1992), voir ci-dessus. La conférence de Pékin (1995) a été principalement consacrée aux femmes (Mathieu, 1996 b).

par les décideurs dans les discussions autour des négociations sur les orientations méthodologiques :

« Absents physiquement des tables de négociation, les bénéficiaires des projets sont très présents, par contre, dans les tirades débitées par les autres acteurs : “population-cible” ; “besoins essentiels” ; “nécessaire participation” » (Lecomte, 1986 : 64).

Après quoi, le terme apparaît soit en filigrane, soit en clair dans les consignes des bailleurs de fonds aux organismes d’exécution, dans les documents projets présentant les intentions des organismes d’exécution à leurs financeurs. Son usage est implicite :

« [Les bénéficiaires officiels du projet sont des] communautés villageoises qui souffrent du manque d’eau de consommation humaine du fait de sa rareté, de la difficulté d’y accéder et/ou de sa mauvaise qualité » (document-projet de l’O.N.G., 1988, agréé par le gouvernement du Mali et par les bailleurs de fonds).

Les différents programmes de l’UNICEF s’adressent à des groupes-cibles distincts. Le W022 adresse son soutien en hydraulique aux communautés rurales souffrant du manque d’eau potable en 6ème et 7ème Régions. Le N023, dans les mêmes régions s’intéresse précisément aux groupements d’agriculteurs et d’éleveurs et vise à satisfaire, en exclusivité, leurs besoins en eau de production.

Dans d’autres programmes dans lesquels je suis intervenue pendant la même période, les définitions sont du même type : le P.M.R. Canada dans la zone d’influence de ses sièges régionaux (Banamba, San, Kayes) réserve des enveloppes communautaires qui se décomposent en activités à mener au bénéfice de l’ensemble de la communauté, et d’autres au bénéfice de groupes particuliers, principalement les femmes - du fait de l’engagement international du Canada dans la politique de genre122 -. Le Gerenat (cf. Contre exemple § 9 .2.) apporte son soutien en gestion des ressources naturelles à des « communautés rurales dont l’environnement est dégradé » dans les cercles de Bafoulabé, Bankass, Kolokani et Yélimané.

Si le terme n’est pratiquement pas cité, les imprimés que les ONG doivent remplir pour entrer dans l’annuaire des prétendants aux financements, contiennent une série de rubriques qui permettent de manière explicite de préciser à quel groupe-cible, le projet prétend s’adresser. C’est aussi ce qui est exigé dans une demande de financement. Il doit être spécifié dès la phase 1 de la Gestion du Cycle Projet, ainsi que dans le « cadre logique » des projets soutenus par l’U-E et la Banque Mondiale. Ce classement permet d’orienter la demande vers la ligne budgétaire correspondante si elle existe, vers la plus proche si elle n’existe pas. Il en va de même pour la prise en compte d’un curriculum vitae d’agent de développement qui a intérêt s’il veut qu’on s’intéresse à lui123, à préciser les groupes-cibles auprès desquels il prétend avoir des compétences particulières.

En fait la notion de groupe-cible est présente à l’esprit de tous les intervenants. Chacun sait toujours globalement, à quelle catégorie d’acteurs s’adresse quelle catégorie de préoccupations de bailleurs, d’investissements, d’intervenants. Tout acteur de développement, à tous les niveaux de l’échelle de décision ou d’intervention connaît ces repères. C’est un moyen qui permet, dans une espèce d’annuaire virtuel, d’aller au plus court, à l’information

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« Approche Genre et Développement » ou gender analysis : concept qui vise à un développement basé sur l’égalité des genres (des « sexes ») ; analyse des stratégies de développement qui refusent les différenciations sexuelles, différenciations des représentations, des droits, séparation des sexes, des tâches et de leurs incidences dans la société étudiée.

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de première utilité sur les opérateurs pour les bailleurs de fonds, mais aussi sur les bailleurs pour les intervenants. C’est un mode de classement du même type que ceux qui permet de connaître les zones de prédilection des acteurs (bailleur comme intervenants), leur spécialité, etc…, une mesure d’économie redoutablement efficace - du point de vue de la logique du monde de l’aide au développement -.