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Des catégories de bénéficiaires potentiels par spécialisation du commanditaire

La détermination des groupes-cibles varie selon le niveau et le type de préoccupation des décideurs. Elle est d’autant plus vaste que le projet est universel - la lutte contre la pauvreté, la préservation de l’environnement, etc., pour les Conférences Internationales – et se précise en se rapprochant de l’étape de matérialisation des politiques qui en découlent. Au niveau des grands objectifs internationaux, les catégories d’acteurs cibles appelés aussi « groupes spéciaux »124 sont de grandes emballages dont le contenu est assez indéterminés.

Mais bien que les agences d’aide se positionnent par rapport aux orientations des conférences internationales, elles re-déterminent le champ d’intervention qui leur est proposé et les cibles qui vont avec, en fonction de leurs vocations particulières. Par ailleurs, les agences déterminent leur groupe-cible compte des moyens et des compétences dont elles disposent et qui sont étroitement liés à leur vocation principale. Ces spécificités viennent ajouter leurs critères aux grandes orientations pour préciser la définition des populations auxquelles elles vont adresser leurs investissements : ainsi pour l’UNICEF la mère et l’enfant ; la FAO avec les producteurs(rices) agricoles ; l’OMS avec des acteurs ou des bénéficiaires de soins de santé, etc. Si on retrouve à ce stade, certaines des cibles du précédent échelon, c’est qu’elles sont considérées au travers du filtre supplémentaire des programmes spécifiques de coopération de l’agence internationale : l’autosuffisance alimentaire des plus pauvres ; la santé maternelle infantile ou la génération des petits revenus pour les femmes125 ; la modernisation de la production des paysans ; l’accession à la parole des groupes défavorisés ; etc.-. Á l’occasion, le pauvre peut s’être transformé au niveau du catalogue des préoccupations en petit paysan, la femme en mère ou en entrepreneuse. Chaque spécificité, vient ajouter un filtre dans la grille de décryptage du groupe-cible : petit paysan sans terre,

mère allaitante des zones caractérisées par l’avitaminose A, etc. Ce mécanisme permet de

rapprocher la notion de cible de celle d’acteur.

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Ces groupes-cibles désignés à cette occasion « groupes spéciaux », sont ceux retenus par la Conférence Internationale de Rio de Janeiro en juin 1992 (Chap. 40.8, Rapport P.N.U.D., 1992) : les pauvres, les femmes, les indigènes, les jeunes, les enfants, les groupes défavorisés.

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Á peu près toutes les agences de développement se sont branchées sur la question du développement en faveur des femmes. Le P.N.U.D. dès 1976 crée son propre outil de programmation et de décision pour l’investissement en faveur des femmes : l’Unifem. Parmi les agences de coopération bi-latérale, certaines traitent la question par conviction nationale notamment l’ACDI pour le Canada (Mathieu, 1991 b), la Suède, la Norvège et les Pays Bas, puis les Etats-Unis avec un engagement moins militant. Pour d’autres il s’agit de respecter les priorités internationales (l’Allemagne). Pour d’autres encore cette question n’est abordée que pour éviter de se distinguer, à titre d’alibi bien plus que par intérêt réel pour cette question : les programmes de la coopération italienne dont la problématique féminine est supprimée en 1992 parce que la ligne budgétaire n’a pas été utilisée ; la coopération française qui a une position très ambiguë sur la question, son intérêt pour les femmes s’éveillant à la veille de la conférence de Pékin (Mathieu, 1993 ; 1996 b). Á cette occasion, il apparaît que les actions des organismes engagés, ne se distinguent pas par des activités et des résultats remarquablement différents de ceux qui n’ont pas officiellement de programme en faveur des femmes à cette époque (Mathieu, 1993 : 21). De même qu’avant la conférence de 1985, la situation et la place des femmes dans le développement préoccupaient peu les agences de développement (à l’exception des Canadiens et des Néerlandais qui militaient pour faire admettre cette nécessité), cette préoccupation centrale pourrait bien devenir totalement marginale, voire disparaître si elle venait à manquer de soutien idéologico-politique.

En se rapprochant du niveau de l’intervention, donc en précisant ce qu’il est envisageable de réaliser, on trouve une autre famille de classifications constituée de catégories du type « acteurs » : communautés rurales, organisations paysannes, opérateurs

économiques. Aux stades suivants - s’il s’avère nécessaire d’arriver jusque là -, les groupes

sont plus caractérisés : groupements (de femmes, de producteurs, coopératives de…, éleveurs, agriculteurs), femmes ou jeunes opérateurs économiques, petits agriculteurs ou petites agricultrices126. La priorité qui sert à définir le groupe-cible s’inverse puisque le thème de l’intervention prend le pas sur les individus ciblés.

Puis viennent s’ajouter des considérations démographiques, géographiques, ethniques, climatiques etc., qui introduisent la notion de préférence politique et géostratégique des agences de développement.

Ces catégories pourraient sembler précises, pourtant elles ont la particularité d’être encore extrêmement inconsistantes. Les critères des différents niveaux de classification, en se superposant les uns aux autres, ont surtout eu pour effet de considérablement limiter les

bénéficiaires potentiels des investissements.

Si l’on se place du point de vue des institutions de développement, au stade de l’opérationnalisation des projets, on peut classer ces différentes catégories selon leur niveau de structuration, bien plus que par rapport à leurs caractéristiques organisationnelles ou à de véritables besoins partagés par les acteurs sociaux :

• Les groupes statutaires : les paysans, les populations vulnérables127, les femmes, les jeunes.

• Les groupes institutionnels, plus ou moins précisément définis par des statuts juridiques ou traditionnels – avec normes et règlement -, et par des objectifs et des fonctions préexistantes connus de tous leurs membres : l’association, le groupement

paysan, la coopérative.

Les groupes, que l’ont pourrait considérer comme sectoriels transversaux, définis autour de ce qui leur est attribué comme ambition commune - en l’occurrence l’intégration dans le développement économique du pays -, qui s’institutionnalisent ou sont considérés comme tels sitôt qu’ils deviennent clients des bureaux de coopération : les opérateurs économiques.

La première catégorie est caractérisée par l’absence de détermination institutionnelle, l’absence en matière d’échelle, de limite spatiale, temporelle, de définition précise de la qualité et généralement du nombre des acteurs qui constituent le groupe, de leur(s) rôle(s) dans l’entité. Elle se distingue, par l’indétermination extrême du champ problématique qui permet de soulever à peu près n’importe quelle question, donc d’adresser n’importe quelle réponse. Ces groupes sont constitués d’acteurs qui ne peuvent qu’incidemment avoir des règles ou des normes communes. Ils ne constituent pas des entités structurées, même temporairement. Il ne s’agit en fin de compte qu’un mode de classification générique.

La deuxième catégorie, à l’inverse de la première est caractérisée par la surdétermination institutionnelle qui lui est attribuée par les intervenants du point de vue de l’organisation, des statuts et des rôles des acteurs qui constituent le groupe. Elle fait faire

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Petits, terme très fréquemment employé pour pauvre - puisque celui qui a peu de terre, n’a qu’une faible capacité de production -, dans la traduction française des ouvrages réalisés par les chercheurs en Recherche-Développement américains en agronomie, du fait de la connotation persistante entre les deux termes (voir Chambers et al., 1994). Ce groupe réfère toujours à l’orientation internationale de politique en faveur des pauvres.

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l’économie des vérifications préalables de la réalité des activités de l’institution et des acteurs qui la composent128. L’association villageoise est plutôt un groupe de type organisationnel représentatif129. Les caractères qui lui sont attribués et ce qui est attendu d’elle, varient selon qu’elle est perçue comme une organisation ou comme un ensemble statutaire130. Le respect du règlement par ses membres est d’autant plus faible que l’institution est exogène et que le fonctionnement de l’institution s’éloigne des relations de proximité.

Dans la 3ème catégorie, les groupes ont en commun une problématique relativement spécifique de recherche de ressource ou de tous moyens, permettant de développer une activité économique à partir de compétences préexistantes131.

En réalité, le terme groupe dans la notion de groupe-cible, est employé sous son sens passif par défaut. Il détermine un ensemble d’acteurs qui ne sont pas caractérisés par leur actif mais par leurs carences, « ce qu’on considère qu’ils n’ont pas ou ne font pas ». Ils ne sont liés entre eux que par l’attention particulière du bailleur de fonds pour une problématique qu’ils partagent ou pourraient partager, et que le bailleur met au centre de ses préoccupations. Il n’est attribué a priori au groupe aucune vocation organisationnelle, aucune propension à se structurer en pouvoir. Au contraire, il est d’autant plus ciblé qu’il est supposé être incapable et avoir besoin d’appui. C’est peut-être une des raisons pour lesquelles il ne peut pas non plus être considéré comme un interlocuteur fiable dans une négociation préalable.

De ce fait, seuls les groupes institutionnels officiellement enregistrés auprès de l’administration tels que les coopératives ou les associations selon la loi132, sont bien définis. Ils ont des statuts et un mandat, sont supposés avoir des fonctions clairement établies, tenir des cahiers d’adhésion, une comptabilité et des P-V de réunions. Cela fait d’eux des interlocuteurs institutionnels qui ont l’avantage de présenter des caractères démocratiques. Cela ne signifie pas qu’ils fonctionnent de façon démocratique, ni qu’ils remplissent le mandat fixé par leurs statuts. Mais toutes les conditions apparentes sont réunies.

En ce qui concerne tous les autres, il est totalement impossible d’avoir une idée précise de ce que les bailleurs de fonds mettent comme contenu derrière le nom de chacun de ces groupes, encore moins qui sont les individus censés les constituer et leurs aspirations.

Le discours des développeurs les présente cependant comme s’ils constituaient les pièces du puzzle qui, mises ensemble, formeraient la société et provoqueraient le développement global. Ces pièces semblent pertinentes pour appréhender la société, et leurs problématiques supposées doivent trouver réponse dans l’appui extérieur, pour atteindre à l’élévation des conditions générales de vie de la population du pays receveur.

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C’est ce que montre le rapide rappel de l’histoire du programme coopératif avec Tin Aouker. 129

Du point de vue de J.-P. Olivier de Sardan (commentaires oraux sur la thèse). 130

Au Mali, l’association villageoise est reconnue comme une pseudo entité juridique par l’administration de l’action coopérative, même si elle n’a pas déposé de statuts. A partir d’un certain degré de performances agricoles, elle peut se voir octroyer le statut d’association pré-coopérative. Ce grade a son importance, car c’est l’épreuve à passer pour accéder au titre de ton administratif puis d’association coopérative, qui permet d’obtenir le soutien de l’État (appui des services techniques, crédits bancaires, inscription dans un programme de coopération, etc…) dès lors qu’elle se fait enregistrer auprès de l’administration.

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Les artisans mécaniciens bamakois sont ainsi devenus un groupe, qui a été amené à s’institutionnaliser du fait de la pression de la coopération suisse et des opportunités qui étaient associées à cette volonté. Né d’un seul individu obstiné, soutenu par un expatrié dont la carrière dépendait de la réussite de l’opération, ce groupe, l’AMAPRO, est désormais un interlocuteur institutionnel puissant, considéré par les bailleurs de fonds, comme représentatif des artisans du Mali.

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Régie selon l’ordonnance n°41 P.C.G. du 28 mars 1958, à la différence des associations traditionnelles qui ne sont enregistrées nulle part. Les associations qui se créent aujourd’hui au Mali sont encore régies par cette ordonnance.

« (..) The Advancement of Women is one of the main goals UNDP pursues in the efforts to help countries strengthen capacities for sustainable human development (..) » (PNUD, 1998 : §1.). « (..), women constitute the most of the vulnerable groups (..) » (ibid. §2)

Mais on peut se demander à quoi sert de désigner un groupe-cible, même s’il appartient à la catégorie la plus précise de celles citées ci-dessus, s’il plane d’aussi haut et d’aussi loin au-dessus des réalités des gens. En effet, « on est jeune ou pas », « le fait de naître fille amène inéluctablement à devenir femme ». Mais ces caractéristiques pèsent-elles plus ou moins et comment par rapport à la catégorie sociale à laquelle on appartient, l’âge dans la catégorie, la position dans le mariage, etc. ? « On vit dans une communauté villageoise parce qu’on est né là (pour le garçon) ou qu’on y a été marié (pour la fille) », « on appartient à l’association parce qu’elle se superpose avec la classe d’âge ou constitue son prolongement », etc... Cela entraîne-t-il pour autant un sentiment d’appartenance au groupe tel qu’il est, et plus encore une volonté de changement - qui serait logiquement synonyme du contraire - ? Cela entraîne-t-il une volonté de changement qui passerait par la stratégie apportée par un projet et qui plus est, par des investissements individuels bénévoles au bénéfice du groupe ?

Alors pourquoi, si les groupes-cibles sont aussi indéterminés, sont-ils si présents dans l’esprit qui préside aux décisions dans les projets ? Pourquoi ont-ils autant d’incidences sur la reconnaissance de ceux qui sont supposés avoir légalement droit ou non à la ressource ? Incidences qui s’expriment finalement par des formes de participation détournée voire de non- participation, beaucoup plus que par des formes de contribution telles qu’envisagées par le projet.