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Chapitre III. Regards sur l’école

III.4. Les gestes d’apprendre de l’enfant

Considérer la relation entre plusieurs humanités dans le cadre de la classe, amène donc à s’interroger sur les gestes de l’enfant, face à l’humanité de l’enseignant, mais aussi face à l’école et à la société. Les travaux de Dominique Bucheton montrent que les élèves qui réussissent le mieux sont les élèves qui sont capables de changer de postures et de passer par toutes les postures en fonction de la tâche demandée54. Se trouver dans, ou effectuer « le geste d’apprendre », serait donc une capacité à s’adapter à ce qui nous est proposé, pour mieux en tirer partie afin de réussir. Ce geste serait donc dans un savoir-être. Conscient de ce constat, l’enseignant doit conduire l’apprenant à adopter de manière adaptée ces postures.

Ce constat soulève la question de la liberté de l’individu à effectuer ce geste et de savoir si ces postures repérées dans le milieu scolaire sont valables pour l’homme en général. À ce sujet, il faut évoquer des travaux de Tim Ingold découverts à l’université, en particulier, le livre « Une brève histoire de lignes » :

« L’ouvrage de Tim Ingold pose les fondements de ce que pourrait être une anthropologie comparée de la ligne. Etayé par de nombreux cas de figure (des pistes chantées des Aborigènes australiens aux routes romaines, de la calligraphie chinoise à l’alphabet imprimé, des tissus amérindiens à l’architecture contemporaine), l’ouvrage analyse la production et l’existence des lignes dans l’activité humaine quotidienne. Tim Ingold divise ces lignes en deux genres - les traces et les fils - avant de montrer que l’un et l’autre peuvent fusionner ou se transformer en surfaces et en motifs. Selon lui, l’Occident a progressivement changé le cours de la ligne, celle-ci perdant peu à peu le lien qui l’unissait au geste et à sa trace pour tendre finalement vers l’idéal de la modernité : la ligne droite55 ».

Tim Ingold nous montre donc à travers les graphismes qu’il étudie, que l’Occident, à vouloir séquencer le geste, le diviser et reconnecter, a perdu la ligne la plus « authentique », c’est-à- dire ce qu’il y a peut-être de plus singulier chez l’individu. Nous avons laissé place à la ligne « pressée », sur laquelle nous voulons aller d’un point à autre dans un minimum de temps. Outre la perte de l’authenticité du geste, l’homme aurait perdu toute maîtrise et connaissance du point de départ et d’arrivée.

L’enseignement n’a cessé de définir des objectifs à atteindre pour continuer sa scolarité, pour réussir. Le socle de connaissances et de compétences issu de la loi d’orientation, dite « loi Fillon56 » de 2005, a fixé les compétences obligatoires à maitriser

54 Voir Dominique Bucheton et Yves Soulé, « Les gestes professionnels et le jeu des postures de l’enseignant

dans la classe : un multi-agenda de préoccupations enchâssées », dans Éducation et didactique [en ligne], n° 3, octobre 2009, consulté le 26 avril 2015, URL : http://educationdidactique.revues.org/543.

55 Tim Ingold, Une brève histoire des lignes, Zones sensibles, 2011, ouvrage en ligne, URL : www.lekti-

ecriture.com/editeurs/Une-breve-histoire-des-lignes.html.

56 LOI n° 2005-380 du 23 avril 2005 d'orientation et de programme pour l'avenir de l'école. Parue au bulletin

pour chaque fin de cycle de la scolarité. Qu’en est-il donc des enfants qui ne savent pas décoder à la fin du cours préparatoire ? Le geste d’apprendre, serait-il en train de disparaître avec la segmentation de l’enseignement, comme il a disparu avec la segmentation du travail dans les années 1920 ? L’Ecole républicaine, qui se donne comme mission d’éduquer, d’instruire et de former les individus à leur vie future, n’enseigne-t-elle pas le « geste d’apprendre » seulement pour la réussite scolaire et pas au delà ?

L’enseignement en France est organisé en cycles depuis 1989, pour précisément plus de souplesse, pour laisser le temps à chaque enfant de se construire. Mais en fin de cycle, et maintenant aux différents paliers du socle, il faut vérifier s’il a su apprendre ce que les enfants de sa classe d’âge doivent savoir. N’y a-t-il pas là un paradoxe : construire des citoyens éclairés capables d’apprendre et de créer, sans jamais créer les conditions pour que chacun fasse son cheminement personnel qui permettent d’apprendre et de se construire ?

Le « geste d’apprendre » serait donc, dans le cadre de notre travail, un cheminement personnel où la singularité du geste résiderait dans l’authenticité de la ligne dont la destination n’est pas connue à l’avance. Au contraire, un jalonnement des gestes de l’individu par l’enseignement, par une société ou une institution dirigeante, ne serait plus le « geste d’apprendre » mais plutôt une mise aux normes et en conformité des individus.

Ce geste d’apprendre doit-il et/ou peut-il s’enseigner? Non, si nous considérons que toute organisation est déterminée par une socio-culture. En revanche, si nous sommes convaincus que l’école peut transmettre d’autres valeurs indispensables pour la vie en société, elle doit permettre à chacun de se détacher de la contrainte, c’est-à-dire de créer une tension permanente, entre l’universel et le singulier. Cette tension doit imposer d’une part des valeurs dites « universelles » comme le respect de la dignité humaine, et d’autre part laisser un espace où chacun va faire son cheminement. L’apprenant doit avoir une position d’« itinérant » nous explique Tim Ingold c’est-à-dire avoir des connaissances et cheminer. Il doit, au fur et à mesure de sa progression, « se nourrir de perception en s’impliquant de manière active dans le territoire qui s’ouvre devant lui57 ». Ce geste d’apprendre serait donc une posture de

l’individu, au sens où il pourrait être observé, et posséderait une dimension évolutive. En effet, si le geste d’apprendre est une posture de l’apprenant, il est inscrit dans le temps comme l’apprenant l’est.

Enfin, comme nous le dit Sören Kierkegaard, chaque être humain renouvelle le genre humain et, dans un même mouvement, hérite des gestes de celles et ceux qui l’ont précédé ; « une mémoire de ces gestes est à l’œuvre en chacun58 ». Le geste d’apprendre serait donc une

posture singulière, c’est-à-dire, spécifique à chaque individu, qui serait influencée par l’accumulation des acquis de son espèce, intégrée dans son génome, mais également une posture qui se construirait dans une socio-culture donnée.

S’interroger sur le geste d’apprendre est une question philosophique. Elle renvoie à la notion de liberté des individus. Néanmoins, on peut conclure que le respect de l’intégrité du sujet est en jeu dans l’enjeu d’apprentissage, et c’est en maintenant une tension constante entre la liberté du sujet à agir, et les jalons disposés par l’enseignant, que peut s’élaborer la volonté d’apprendre.

Il me semble que ce geste d’apprendre se réalise dans l’action de permettre à tous les hommes de se connaître par un cheminement, de connaître les autres, et de connaître et prendre conscience du monde qui les entoure. Pour cela, la société doit-elle réunir ces conditions, au risque d’enfermer l’individu, ou doit-elle laisser l’individu libre de son cheminement ? Est-ce que la combinaison des gestes d’humanité de l’enseignant et des gestes d’apprendre des enfants, suffit à remplir les missions que l’école se donne ? Comment relier ces deux entités présentes dans le même lieu, chacun ayant ses propres « intérêts » ? Quels outils existent pour permettre à l’enfant de cheminer ? Quels dispositifs mettre en place ?

Le travail, que je présenterai par la suite, a essayé d’associer, par l’intermédiaire des langages, une posture professionnelle plus « humaine » de l’enseignant dans sa façon de regarder les enfants et de leur parler, à un dispositif visant une transformation des représentations du livre et de la lecture, et ainsi, un déplacement des représentations d’eux- mêmes, des autres, et du monde.

Certes, l’objectif est ambitieux, mais l’enjeu est bien là si l’école veut remplir ses missions. Or, l’enfant se positionne conformément au degré d’ambition qu’on lui autorise. Il s’agit d’essayer, à travers différents outils, de donner aux élèves de nouvelles possibilités d’existence, de nouvelles grilles d’analyses et de compréhension, dans lesquelles il pourra puiser, prendre ou laisser, et essayer de « devenir le narrateur de son histoire59 ».

58 Voir Sören Kiergegaard, La reprise, Paris, Garnier-Flammarion, 1990, cité par Maryvonne Ménez, « Geste(s)

d’apprendre », Appareil [En ligne], 8 | 2011, mis en ligne le 11 avril 2011, consulté le 15 mai 2015. URL : http://appareil.revues.org/1285 ; DOI : 10.4000/appareil.1285.

Le livre, notre médiateur principal, autour duquel s’articuleront les différentes activités de langage, me paraît avoir des caractéristiques intéressantes. Michèle Petit en fait l’éloge : « Une histoire, quelques pages, peuvent résonner toute une vie60 ». Si l’école permet peut-être de proposer un accès aux connaissances, un rapport « nouveau » au monde par le livre, alors pourquoi pas le livre ? Quelles sont ses possibilités, son rapport à la langue, aux langages ? Comment se positionne-t-il face aux lecteurs ? Quelles sont les relations qui se nouent entre livre et lecteurs ?