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Chapitre IV. Livre et lecture dans l’enseignement

V.5. Le carnet du lecteur et le cercle de lecture

Les activités du carnet du lecteur et du cercle de lecture sont complémentaires dans notre dispositif, et constituent en même temps des éléments de notre recherche. Elles s’inscrivent en

continuité des activités qui sont menées en parallèles dans la classe. Mais il ne s’agit pas ici de faire de ces deux activités des objets de recherche en soi. Elles représentent une autre forme de trace de la part d’humanité de l’enfant, de son intimité, de son implication sociale. Sans lire l’œuvre, ou sans tenir son carnet, l’élève ne pourra pas participer au cercle de lecture. Pour nous, le fait de vouloir s’engager, motivé par les conditions de la tâche, représente déjà une transformation majeure pour certains élèves qui frôlent le « décrochage scolaire ».

Ce comportement a été observé dans la classe, par exemple pour Hédi, dans le cadre du présentoir à livre, mais également lors de ces activités. C’était très intéressant de voir comment, sur treize élèves engagés dans l’activité, à peine la moitié y était entrée de manière active. Pour le reste, il y a eu plusieurs moments de flottement, des moments où l’on retient son souffle avant l’exécution de l’artiste. Pour l’enseignant, l’attitude à adopter est délicate. On sent que l’enfant est sur un fil, et qu’il peut constamment tomber dans le refus ou au contraire trouver une brèche et s’engager, cheminer. Souvent, j’ai eu l’impression d’entendre le questionnement des enfants en attente devant le carnet : « Ai-je envie de m’engager auprès de ce personnage ? De le découvrir davantage ? Dois-je faire l’effort d’essayer de tout comprendre ? Ou faire semblant ? Pourquoi d’ailleurs ? Pour faire plaisir au maître, à mes parents ? Pour faire comme les autres ? Mais non, ça me parle en fait, cette histoire, oui, ça me fait penser à… Ai-je le droit de raconter ça ? De penser telle ou telle chose sur le livre ? Sur moi ? Sur ma famille ? »

En effet, comme le disent Claude Burdet et Sonia Guillemin, ce carnet est un « écrit partagé146 » qui favorise la connaissance réciproque entre maître et élève et qui archive les différentes stratégies de compréhension des enfants. Néanmoins, ce carnet ne peut pas endosser tous les rôles. Certes, nous pensons qu’il peut avoir différentes fonctions par rapport au profil des enfants et du « sujet lecteur », mais que ces fonctions ne sont pas figées, qu’elles peuvent se cumuler et changer en fonction de l’œuvre lue. Ces activités pourront tantôt aider aux déplacements des représentations de l’écrit, tantôt favoriser la compréhension, ou encore proposer des possibilités d’existence, donner un sentiment d’appartenance aux groupes, favoriser la rencontre et/ou redécouvrir l’autre. Il me semble ici, que vouloir donner un objectif figé en préalable de ces activités est une erreur dans la conception de cet enseignement. C’est penser que nous courons tous aux mêmes buts au même moment de notre existence, c’est refuser l’altérité, la singularité de chacun. Certes, nous pouvons jalonner notre

146 Claude Burdet et Sonia Guillemin, « Le carnet de lecture dans les cercles de lecture : forme, statut et usage »,

dispositif et ces activités, tenter d’identifier les variables, imaginer les réactions des enfants, pour tenter de concevoir un enseignement propice aux apprentissages, dit-on, mais c’est bien dans ce que nous proposons que l’enfant se fixe ses propres objectifs, me semble-t-il, proportionnellement au degré d’ambition qu’on lui autorise. C’est un pari particulier qu’il faut faire, sans attente de retour sur soi, et pour soi. Mais c’est toujours un pari, dans le sens où l’on met des choses en place, on investit et on s’investit, mais sans avoir connaissance du résultat. L’obstacle est que l’école veut des résultats visibles, au bout d’un cycle, d’un an, même d’une période (six ou sept semaines). Si l’attente de résultats fait partie intégrante du dispositif, alors tout ça a un coût qu’il convient d’évaluer à l’avance, et que l’on s’autorise ou pas. L’école n’a pas un coût, elle n’a que de la valeur, et la valeur qu’on lui attribue.

Alors, nous devons être créatifs dans ce que nous proposons aux enfants, essayer de varier les activités, susciter les curiosités, éveiller les soupçons, cultiver les intelligences à travers les sens. Le cercle de lecture est une activité complexe, qui demande de la pratique de la part des participants, y compris l’enseignant. Les questions doivent permettre de parler, de réorganiser, de déplacer les jugements, les façons d’être face à soi, aux autres, au monde. Il doit y avoir de la place pour « je n’ai pas compris ce que tu as dit, explique nous ». Cela renvoie à cette bienveillance que nous évoquions plus haut, une attention à la langue et sur son propre langage, donc à l’enfant. Il me semble que l’acte de prendre part à la discussion renvoie à l’envie de se proposer différemment aux autres, d’inscrire son intelligence dans celles des autres, autrement qu’avec les poings.147Il s’agit de créer un espace où il y a la

possibilité de s’exprimer, d’exister, où ce que tu penses, ce que tu ressens et ce que tu es, m’intéresse. Mais, également un espace où l’on autorise l’enfant à parler de lui, où il s’autorise le doute, s’accompagnant de la vigilance intellectuelle de l’adulte (logique, chronologique, reformulation), d’une exigence éthique (attention au « toujours et partout »), de reconnaissances réciproques, et enfin une acceptation de l’incertitude : échanger, coopérer, cheminer, braconner, s’approprier, se décentrer, juger, choisir, lier… C’est une invitation à la table des négociations, et l’enseignant doit créer les conditions pour que l’élève s’y invite. Pour Alain Bentolila, c’est toujours une relation particulière entre la langue et son usager, mais « toucher l’autre, le transformer un tant soit peu, laisser dans sa mémoire une trace même légère, même éphémère, […] mais une trace, c’est là la fonction de la langue148 ».

147Notons ici deux phrases prononcées par des élèves lors d’un cercle de lecture et qui illustrent bien ces

propos : « Elle va comprendre ce que je pense » et « Je languis d’être après les vacances pour emprunter des livres ».

On peut espérer que les conditions de la tâche engagent les négociations linguistiques, et que celles-ci, réalisées collectivement, aboutissent à deux formes de sentiment d’existence. Chacun ressort avec un peu plus de l’autre en soi et de soi en l’autre, voyant naître un sentiment d’existence personnelle, mais aussi collective, d’avoir lu le même livre, ressenti des sentiments face aux mêmes œuvres, et partagé le même projet.

D’un point de vue pédagogique et didactique, on peut s’interroger sur les portées des activités comme le carnet ou le cercle, non-inscrites dans un dispositif plus large. Se posent également des questions sur la nature de la trace, sur la place de l’image et du texte, sur le recours aux outils de la classe et aux autres.