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1.2. À la recherche du point-source

1.2.2. Le gangster devenu sociologue

La représentation du membre de gang oscille encore bien trop souvent entre la fi- gure du Maori revendicateur et le stéréotype du criminel confirmé. Dans cet écart vient fréquemment se loger le profil du gangster victime des limites de son propre entende- ment. Le grand paradoxe est qu’il est vu à la fois comme un fin tacticien machiavélique et un bovin ignare. Lorsqu’en 1979, le service militaire fut envisagé comme une solution pour remédier au « cancer du gang »,106 autre variante du corps étranger, le ministre de la Police par intérim déclara que les criminels des gangs étaient susceptibles de ne pas être en mesure de réussir « les tests d’aptitudes intellectuelles et de stabilité mentale ».107 Dans le même esprit, une caricature de Michael Moreu de 2007 représente les membres de gangs comme le niveau zéro de la vie sur terre en les qualifiant d’« invertébrés à sang froid ». L’ironie veut que ce soit précisément un tuatara, espèce de lézard tout droit des- cendu de la préhistoire, endémique de la Nouvelle-Zélande, qui ordonne au membre de gang d’aller gagner sa place parmi les créatures à sang froid.

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Dearnaley Mathew, « Army seen as cure for gang ‘cancer’ », The Waikato Times, 3 novembre 1980, Gangs 1979-1981, National Archives, Wellington.

107

« Gang military service ruled out », The Dominion, 8 août 1979, Gangs 1979-1981, National Archives, Wellington.

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La figure psychanalytique du « sujet supposé savoir » que l’on attribue générale- ment au docteur et au professeur présuppose également un « sujet supposé ne pas sa- voir ». Le portrait du membre de gang comme invertébré ou recalé aux tests d’aptitudes mentales en est une belle illustration.

Ce type de profil n’est pas un phénomène récent ou une spécificité néo-zélandaise. On pourrait à vrai dire le considérer comme un quasi-invariant de la société moderne. En effet, on le trouvait déjà sous le concept de «plèbe » dans la Philosophie du Droit de Friedrich Hegel (1820) :

...Hegel introduit le terme de « plèbe » (Poeble) comme le produit nécessaire de la société moderne : une couche de population non intégrée dans l’ordre légal, inca- pable de participer à ses bienfaits, et pour cette raison délivrée de ces responsabili- tés envers la société – le surplus structural de ceux qui sont exclus de la circulation de l’organisme social.108

108

Žižek, Slavoj, L’intraitable - Psychanalyse, politique et culture de masse, Paris, 1993, p.175.

« Hé! Vous, les invertébrés à sang froid: à la fin de la queue de l’évolution ! », 8 mai, 2007, Alexander Turnbull Library, 2008.

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Le membre de gang ordinaire n’est-il pas inclus de facto à la plèbe hégélienne quand il est vu comme enchaîné à une spirale négative d’évènements qui le dépassent et qu’il ne peut comprendre ? Ranginui Walker le savait bien en surnommant les gangs maori « les nouveaux exclus de la société urbaine ».109 Nul autre qu’Alan Duff n’a mieux exploré ce continent : « par exemple la scène au QG du gang où Nig et Tania font l’amour et qu’elle n’est pas capable d’avoir un orgasme car elle ignore complètement le concept ».110 Ainsi, les personnages qu’il crée sont les « sujets supposés ne pas savoir » par excellence.

Duff étend cette figure à sa conception du Maori urbain : « Sans livre. Sans livre. On est une société sans livre ».111 La confusion habite Jake the Muss, incapable de con- server un travail et d’exprimer son désaccord sans se servir de ses poings. En proie aux doutes, Jake n’est ni Pakeha, ni Maori. Il ne rejette pas l’ordre culturel européen mais se trouve bien démuni pour le comprendre, comme l’indique son incapacité à comprendre ce qu’est un prêt immobilier. En revanche, the Muss se montre très virulent à l’égard de la tradition maori qu’il ne peut s’empêcher d’invectiver, et plus particulièrement dans l’adaptation cinématographique de Lee Tamahori : « T’es pas dans un putain de ma- rae là » (You’re not on a fucking marae), ou ses dernières paroles à la fin du film : « J’emmerde ces trucs de guerrier à la con » (Fuck this warrior shit). Jake n’est pas membre de gang. À vrai dire, il méprise son fils pour avoir intégré le gang Toa Aotearoa, ce qui ne l’empêche pas pour autant d’incarner le profil type de la recrue potentielle. Jake exhibe en effet un penchant grégaire que sa femme fustige en appelant son groupe d’amis «ses bâtards de potes », ou « mongrel mates » en anglais. L’allusion à Mongrel Mob est assez claire.112 Malgré son dégoût pour les gangs, Jake semble bien correspondre au por- trait du membre de gang brossé dans le Report of the Committee on Gangs de 1981.

Le rapport fait preuve de discernement en dissociant intelligemment les causes so- ciales directes du phénomène des conditions de possibilité d’une expérience, ce qui per- met à l’analyste de reconnaître que le nombre d’individus susceptibles d’intégrer un gang

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« Grim warning from lecturer », The Christchurch Star, 4 décembre 1979, Gangs 1979-1981, National

Archives, Wellington.

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Méls échangés avec Alan Duff le 2 février 2011.

111

« Bookless. Bookless. We’re a bookless society. » Duff, Alan, op.cit., 1990, p.10.

112

Voir Waller, Gregory A., « Embodying the Urban Maori Warrior », pp. 337-355, in Nast, Heidi. J. et al. (éd), Places Through the Body, , Londres, 1998. p.342

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dépasse largement le nombre d’affiliés recensés par la police. D’après le comité, c’est en raison de leur faible niveau d’étude113

que les caractéristiques du membre de gang poten- tiel peuvent être définies et non en termes de capacités intellectuelles. Une des forces de ce rapport gouvernemental est d’avoir su opérer une autre distinction en discernant l’intelligence des futurs membres de gang en puissance et leur niveau d’étude. Finale- ment, il est donc possible, comme le dit Andrew Eruera Vercoe d’ « éduquer Jake » (cf.

Educating Jake, Pathways to Empowerment, Auckland, 1998). En revanche Vercoe

avance cette idée plus en réponse à Duff qu’en soutien au rapport de 1981. L’auteur de

Once Were Warriors ne s’est pas limité au seul registre du roman. Il fut également

l’auteur du très décrié Maori, The Crisis and the Challenge (Auckland, 1993), œuvre non fictionnelle. La plèbe est une fois de plus au centre de ses travaux et le spectre de Jake the Muss rôde. Les deux citations à suivre sont exceptionnellement longues, mais difficile- ment sécables sous peine de leur soutirer leur force en ne présentant que des bribes. Le risque n’a pas été pris :

Il n’y a pas de mensonge sans part de vérité, l’homme qui pleure devant sa bière sur son lot quotidien est pris de colère une fois encore. Il broie du noir. Il explose. Il se défoule sur sa femme et ses enfants. Certains de ses enfants sont désormais des adolescents, aspirant à devenir des membres de gang, à devenir des statistiques criminelles. Vivre c’est s’ennuyer. À force de prendre sur soi, il faut bien que ça sorte. Et c’est presque toujours le cas chez les hommes.

Cette fois, il va bien plus loin que les coups habituels qu’il donne à sa femme. Elle est hospitalisée. Elle risque même de mourir. La vie, si minable soit-elle, est encore pire. Il se voit accusé de meurtre. Ou d’homicide involontaire. Il ne comprend pas ce qui a bien pu lui arriver dans sa vie. Il ne comprend pas.

Il ne comprendra pas car il ne peut pas. Il n’a aucun repère, aucune connaissance pour comprendre son type de comportement, aucune ressource pour se tirer d’affaire et aucune solution en tête. […]

Ou c’est peut-être le fils, celui qui est dans un gang et qui défère au parquet pour des raisons graves. Peut-être un meurtre. Et tout ce que le père se dira c’est : « Qu’il aille se faire voir. Il a que ce qu’il mérite. » Ou il se dira : « C’est pas ma faute s’il est parti dans un gang et qu’il s’attire des ennuis. C’est à cause du gou- vernement qui a pas donné de boulot au jeune, ou de quoi s’occuper pour pas qu’il fasse de bêtise ».114

113

«…the factors of education ». Burton, Bill; Hutt, Naulls & David, Jennifer, op.cit., 1981, p.12.

114

« With the lie now a certain truth, the man on the dole crying into his beer over his lot in life knows anger again. He broods. He explodes. He takes it out on his wife and kids. Some of his kids are teenagers now, looking toward gang membership, to becoming crime statistics. Life is just one big drag. Something has to give. And it is almost always the man who does.

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Cette cascade d’évènements devient un processus inexorable dès lors que le « su- jet supposé ne pas savoir » s’y retrouve embarqué. Ce passage de The Crisis and the

Challenge rappelle à bien des égards les vues de Roger Warwick, alors journaliste à The Auckland Star, qui apostrophait en 1979 le membre de gang :

Tu n’as aucune éducation et tu es un chômeur potentiel. Tu n’as jamais obtenu à l’école les qualifications que tu pourrais mettre en avant.

Tu passes tes matinées dans le lit où tu t’es effondré la veille, tes après-midi à glander dans une salle de billard ou au centre-ville à filer la trouille aux gens « bien-pensants », et tes nuits au pub que tes potes et toi considèrent comme une parcelle de leur territoire.

La vie te semble vide alors tu te cramponnes à ce que tu as.

Et ce que tu as c’est tes potes, le patch de ton gang et plus récemment le mépris de la société. Cela te rend encore plus « dur ».

Tu fais, également depuis peu, la première page des journaux et la une nationale. D’accord, tu te moques pas mal des ces trucs de « culs blancs ». Mais encore, si tu y réfléchis bien, tu n’aurais jamais pu être en première page si tu étais resté dans ton abattoir.

Passer les flics à tabac, après tout, étale toute ta « classe ». Et la « classe », c’est tout ce qu’il y a de vrai dans un gang. […]

Un processus quasiment inévitable t’a fait atterrir dans ce monde ; tu n’avais nulle part où aller et la vie dans un gang n’avait pas l’air si mauvaise que ça.

Tes frères aînés faisaient partie du gang et étaient respectés. Donc tu es devenu un « prospect ». Tu traînais avec le gang à faire ce qu’on te disait jusqu’au jour où l’occasion de faire tes preuves s’est présentée en dépouillant un type sur le parking d’un pub. C’est vrai, tes frères avaient besoin d’argent.

Après cela, tu étais membre à part entière. Tu as intégré une fraternité avec des règles et des structures aussi rigides que le monde extérieur, sauf que tu te les es imposées tout seul.115

He goes far beyond even his usual violent standards in beating up his wife. She is hospitalised. She might even die. Life, as miserable as it was, has got even worse. He finds himself charged with murder. Or man- slaughter. And he doesn’t understand what the hell has happened to him, his life process. Why it should end up like this. He doesn’t. [...]

He won’t understand, because he can’t. He has no reference points, no learned means of assessing his behavioural patterns, no way of going over his life, its difficulties and the solutions to apply.

Or it might be the son, the one who joined the gang, who is up in court on serious charges. Maybe even murder . And all the father’ll be saying is: “Stuff him. He made the bed, he can lie in it.” Or he’ll be say- ing, “Not my boy’s fault he joined a gang and got into trouble. It’s the government’s. For not giving the young fullas a job, something to do, to keep them out of mischief. » Duff, Alan, Maori, The Crisis and the Challenge, Auckland, 1993, pp.23-24.

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« You’re ill-educated and virtually unemployable. School never gave you any saleable skills.

You spend your mornings in the bed where you crashed the night before, your afternoons lounging in a poolroom or around the town centre putting the fear of God into “right-thinking” people, your nights in the pub you and your mates regard as part of your territory.

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Bien qu’évoquant les traits relatifs à cette plèbe désemparée, Warwick et Duff engagent de nouvelles perspectives en incluant sa responsabilité. Alors que le journaliste inclut à ses analyses mécanistes sur les membres de gang le principe de « servitude vo- lontaire », l’écrivain accuse le Maori urbain de se dédouaner en rejetant sa propre faute sur l’État.116

De tels angles d’attaque, intransigeants et condamnateurs au premier abord, permettent toutefois d’ouvrir l’espace à de nouvelles questions susceptibles de reformuler le problème. Les points de vue de Warwick et Duff peuvent être utilisés comme matériau pour mieux établir sous quelles conditions l’acte d’intégrer un gang relève de la respon- sabilité du membre pris dans une toile d’interdépendance causale, mais ne serait-il pas alors cruellement cynique de jeter aux oubliettes les fortes inégalités, les dures difficultés et les pressions qui ont pu accabler le Maori urbain ? Il s’agit là d’un danger à dépasser si le membre de gang maori ordinaire veut être pensé adéquatement. Il convient également de rendre justice aux victimes du gang, mais la tâche est peut-être trop ambitieuse.

L’article de Denis O’Reilly intitulé « Gangs : Villains or Victims ? No Problem » (1979) a le grand mérite de poser clairement le problème. Néanmoins son approche reste sans doute encore trop manichéenne dans la mesure où le rôle de la victime n’est pas une catégorie figée qui exclut de fait celui du coupable. À ce titre la distinction entre violence systémique et factuelle abordée plus haut peut permettre de les démarquer. Il est en tout cas sûr que lier pieds et poings le membre de gang à la chaîne de la causalité le condamne

Life looks pretty blank so you cling to what you’ve got.

What you’ve got is your mates and your gang patch. And lately the revulsion of society. That makes you even more “staunch.”

Lately, too, you’ve had whole front pages of newspapers and time on the national television news. Right; so you don’t care about such “honky” things. But then again, if you think it through, you couldn’t have made the front pages from a freezing works chain.

Beating up cops, after all, shows “class.” And “class” is what being in a gang is all about. [...]You live in a subculture with its own standards and mores.

You got into this world by a process that was almost inevitable. – there was nowhere else to go and gang life looked good.

Your older brothers were in the gang and had status. So you became a “prospect.” You hung around with the gang, doing what you were told until you got a chance, one day, to prove yourself, rolling some guy in a pub carpark. After all, your brothers needed the money.

After that you were a full member. You joined a fraternity with rules and structures just as rigid as the out- side world but ones you imposed on yourselves ».Warwick, Roger, « Revulsion of society lifeblood of

gangs », The Auckland Star, 8 août 1979, Gangs 1979-1981, National Archives, Wellington.

116

Le film Boy (2010) de Taika Waititi traite du même problème sous un mode différent en mettant en scène Alamein, bouffon leader de gang et père indigne. Il s’excuse d’avoir failli à son devoir de père en expliquant : « Beaucoup de personnes veulent ma chute, et plus particulièrement le gouvernement » (« A lot

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à une double peine : la première empirique ou factuelle, répétée dans une théorie qui ne verrait que la toute puissance des déterminismes économiques et matériels sans intégrer son cheminement au sujet de ses propres conditions d’existence. Or, la piste de l’homo

œconomicus à elle-seule n’exclut pas cette limite. L’anthopologue Maurice Godelier n’a

jamais étudié les gangs mais il s’insurge, d’un point de vue général, contre cet aspect ré- ducteur qui ne considère les rapports sociaux que comme un épiphénomène de l’activité économique.117 Le principal souci que cause le « matérialisme vulgaire » ou « écono- misme », pour reprendre les termes de l’anthropologue, réside dans les déterminismes invariants et ultra-rationnels de l’homo œconomicus.

Les seuls déterminismes socioéconomiques se trouvent bien dépourvus lorsqu’il est question de rendre compte des différents parcours du Maori urbain sans s’épuiser dans le « personnalisme ». Comment expliquer autrement que, dans Once Were Warriors Grace, fille de Beth et Jake, aime lire et écrire des histoires dans son journal intime alors que son grand frère Nig décide d’intégrer un gang ? Comment se fait-il qu’Eugene Ryder soit porte-parole de Black Power, Hone Harawira politicien, et Piri Weepu, le natif de Lower Hutt, demi-de-mêlée des All Blacks ?

La question est du même ordre que les problèmes aussi anciens que les interroga- tions du philosophe, historien et économiste écossais David Hume au XVIIIème siècle. Hume prenait l’exemple du billard pour illustrer ses découvertes : dès que la bille A tape la bille B, une myriade de suites logiques est envisageable. Cette image représente le vaste écart entre la réalité empirique et tout un réseau de possibilités a priori mais une fois la bille A lancée sur la bille B, il n’est plus envisageable d’imaginer une autre trajec- toire. Le principe du billard n’a pas changé depuis Hume (et cet exemple peut prêter à sourire lorsque l’on connaît l’attachement d’une majorité de membres de gang à cette activité). D’un point de vue humien, les gangs ne sont pas tant un hasard qu’une contin- gence, un objet qui pourrait être ou ne pas être. Raymond Brassier, également philosophe écossais, reprendra près de trois siècles plus tard l’exemple de Hume. Brassier considère la direction qu’impulse la première boule à la seconde comme une contingence logique. Le seul élément invariant qui revient dans toutes les occurrences possibles est la bille.118

117

Voir Godelier, Maurice, Perspectives in Marxist Anthropology, Cambridge, 1977, p.44.

118

Brassier développe ce point dans Brassier, Raymond, Nihil Unbound – Enlightment and Extinction, Grande-Bretagne, 2007, pp.75-76.

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On sait effectivement depuis Emmanuel Kant que pour qu’une expérience soit possible, la présence d’un sujet, qu’il soit supposé savoir ou non, est indispensable. Une telle dé- couverte peut paraître évidente, elle n’en demeure pas moins fondamentale s’il est ques- tion de ne pas réduire les phénomènes sociaux à de simples mécanismes.

L’anthropologue Marshall Sahlins affirme le caractère apparemment inaltérable du kantisme à travers les époques et les continents lorsqu’il écrit en 2000 : « Les choses physiques ont une cause, mais les choses humaines raisonnent ; il s’agit de raisonnements construits symboliquement même lorsqu’ils ont une cause physique ».119

Sahlins aborde en plus ici la question du socio-symbolique. Or, avec l’exode rural, ce n’est pas tant la réalité objective qui n’était plus la même que les codes intersubjectifs participant à sa construction symbolique – autre manière de présenter ce qu’on appelle les différences culturelles. Pris dans cet interstice, le problème de pratiques socioculturelles conférant un

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