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La génération et le genre : deux autres critères de sélection

Chapitre 2. La fabrique des « startuppers » De la sélection des profils à

2. Profils de « startuppers » et logiques de sélection

2.4 La génération et le genre : deux autres critères de sélection

Nous avons vu dans les sous-sections précédentes que les « startuppers » au Maroc présentaient sous certains aspects un profil similaire aux créateurs de start-up dans d’autres contextes nationaux. Nous revenons dans cette dernière sous-section sur deux caractéristiques qui semblent singulariser notre population d’enquête par rapport aux « startuppers » français ou tunisiens. Nous soulignons d’abord qu’ils sont plus jeunes et souvent inexpérimentés d’un point de vue professionnel. Un profil modal émerge, celui du « startupper » étudiant (2.4.1). Nous revenons ensuite sur la part importante de femmes parmi les porteurs de projet. Sur ce dernier point, la start-up, dans la manière dont elle est promue, ambitionne d’être un vecteur de modernité et d’émancipation individuelle, tant d’un point de vue économique que social (2.4.2). 2.4.1 Les « startuppers » étudiants, ou l’entrepreneuriat « innovant » comme première

expérience professionnelle

Des éléments mentionnés jusqu’ici, découle une profonde fracture générationnelle dans le déploiement de la start-up. En s’insérant à l’université et dans les grandes écoles et en recrutant principalement des étudiants, les « promoteurs » se mettent à distance des profils plus âgés et/ou déjà insérés depuis plusieurs années dans la vie active. L’âge moyen des entrepreneurs rencontrés au moment de la création juridique de leur entreprise était de 27 ans, avec une distribution s’étalant de 17 à 41 ans. Toutefois, peu avaient plus de 33 ans au moment de la création (Figure 9). Même si l’entrepreneuriat start-up est d’ordinaire associé à l’âge jeune, les travaux réalisés dans d’autres contextes montrent que les créateurs présentent généralement des profils un peu plus âgés (Fayolle et al., 2010 en Tunisie par exemple) voire bien plus expérimentés (Grossetti et al, 2018 ou Liu, 2017 dans le cas français).

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Figure 9: Age des enquêtés au moment de la création juridique de leur entreprise (ou de l’intégration d’une structure d’accompagnement)

N= 49. Les chiffres représentent les effectifs en valeur absolue.

Les effets générationnels s’observent autant dans l’analyse du statut professionnel avant la création que dans l’âge (Tableau 10). Plus de 50 % des enquêtés étaient soit étudiants, soit stagiaires au moment de la création de leur entreprise (ou au moment de leur intégration d’un incubateur, pour les projets non formalisés). Ces deux caractéristiques doivent s’interpréter dans le contexte évoqué dans le premier chapitre, à savoir la volonté politique de faire de l’entrepreneuriat « innovant » un vecteur d’intégration professionnelle des néo-diplômés, plutôt qu’une voie de reconversion pour les actifs déjà expérimentés. Sur ce point, les dispositifs autour de la start-up au Maroc, qu’ils soient publics ou privés, sont relativement mono spécifiques et le « jeune » s’avère en être la cible privilégiée.

Tableau 10: Situation professionnelle des enquêtés à deux stades de l’enquête

N = 45. Données en pourcentages.

Avant la création de l’entreprise (ou l’intégration d’un incubateur)

Au moment de l’entretien Entrepreneur 11 85 Etudiant 38 23 Indépendant/consultant 15 10 Salarié/stagiaire 38 27 Sans activité 2 2 Total 10424 147

Lire : 38 % des enquêtés dont nous disposons de l’information étaient étudiants au moment de la création de leur entreprise (ou au moment où ils ont intégré un incubateur).

En conséquence, les « startuppers » les plus âgés ou ceux qui ont construit une vie de famille, se sentent souvent à l’écart des dynamiques portant sur l’entrepreneuriat « innovant »,

24 Le total dépasse 100 dès lors qu’un enquêté occupe deux statuts conjointement. 0 2 4 6 8 10 12 14 Moins de 21 ans

22-25 ans 26-29 ans 30-33 ans 34-37 ans Plus de 37 ans

128 tant car les « promoteurs » n’entendent pas spécifiquement les rallier que parce qu’ils présentent moins de proximité avec les autres « startuppers ». Cette différence, parfois vécue comme une extranéité, restreint fortement leur sociabilité professionnelle et, ce faisant, tend à les marginaliser (cf. section 3).

2.4.2 Genre et start-up

L’engagement dans la start-up apparaît privilégié par (et surtout pour) les primo- entrants sur le marché du travail, créant de la sorte une scission générationnelle vis-à-vis des autres formes d’entrepreneuriat. Ce point sera important quand il s’agira d’aborder la question des représentations associées aux différentes formes d’entrepreneuriat et la relégation de l’entrepreneuriat « classique ». Une autre observation centrale sur la population des « startuppers » marocains est le nombre élevé de femmes parmi les porteurs de projets dits « innovants ». Dans le groupe des 49 « startuppers » auprès desquels a porté l’enquête, 19 sont des femmes, soit environ 40 %. Encore une fois, s’il est difficile d’inférer sur l’ensemble de la population des « startuppers », ce chiffre reflète un ensemble d’observations de terrain qui convergent vers l’idée d’une distribution relativement partagée entre les sexes. Du moins, l’accès à la start-up nous est apparu nettement moins inégalitaire en termes de genre que l’accès au marché du travail, ou à l’entrepreneuriat plus général (cf. chapitre 1).

Ce résultat est peu banal dans les études sur les start-up. Ces dernières sont souvent présentées dans leur vision dominante comme étant une orientation essentiellement masculine (Grossetti et al., 2018). De fait, en France comme en Tunisie, la création d’entreprises reconnues « innovantes » est l’apanage des hommes (ibid. ; Fayolle et al., 2010). La forte proportion de femmes marocaines parmi les jeunes qui s’orientent vers la start-up peut s’expliquer, à ce moment de l’analyse, de deux façons principales :

- premièrement, il y a un effet contingent à tous les autres effets de sélection que nous avons mentionnés jusqu’ici. En effet, le fait que l’entrepreneuriat start-up se développe dans les milieux urbains, très diplômés et majoritairement dans les classes sociales moyennes à élevées rend plus probable la présence de femmes, tant pour des raisons économiques, culturelles et/ou sociales. Ce constat prend d’autant plus de sens qu’au sein de notre échantillon, la moitié des femmes sont issues de familles dont le père entre dans la catégorie « employeur, cadre supérieur, profession libérale », ce qui n’est le cas que d’un peu plus de 20 % des hommes enquêtés. L’engouement des femmes pour l’entrepreneuriat start-up pourrait être ici davantage dû au milieu social d’où elles

129 proviennent qu’à des aspirations et dynamiques sociétales transverses, ce que confirmera partiellement l’analyse des trajectoires sociales (chapitre 3).

- Deuxièmement, le fait que de multiples sources de financement de la start-up proviennent de l’étranger et d’organisations internationales met le critère de l’égalité des sexes au centre de nombreux dispositifs, en accord avec les standards internationaux en la matière notamment depuis l’élaboration des Objectifs du millénaire pour le

développement25 et la diffusion du concept d’empowerment (Charlier et al., 2018). À noter que les discours sur la condition des femmes se sont aussi largement déployés en interne depuis l’accession au trône de Mohamed VI et ont imprégné de nombreuses politiques publiques (cf. Berriane, 2013, chapitre V). Cet extrait d’entretien avec une responsable d’association d’entrepreneurs à Casablanca témoigne de la nécessité de prendre en compte cette perspective pour les « promoteurs » et de la « mise en chiffres » (ibid.) qui s’ensuit :

Quentin : « Vous avez des actions particulières sur les femmes, ou c’est quelque chose qui n’est pas une priorité ?

Enquêtée : Ben si, nous, sur les reportings notamment qu’on doit donner à l’international, on a le quota d’entrepreneurs femmes, de lauréats femmes, de lauréates en fait, et membres aussi femmes.

Quentin : Donc il y a un quota ?

Enquêtée : Non… ça veut dire que c’est… [hésitation] des indicateurs que l’on doit [faire] remonter. Plus il y a de femmes, mieux c’est. »

A l’instar des « jeunes », les femmes constituent une cible, unique ou non, de plusieurs programmes. Les Start-up Weekend organisés par l’association Start-up Maroc et fortement soutenus par la coopération belge, sont par exemple, lors de certaines éditions, consacrés exclusivement aux femmes (les Startup Weekend Casablanca Women). Globalement, la volonté de promouvoir l’engagement des femmes dans l’entrepreneuriat « innovant » reflèterait l’orientation dominante libérale de l’égalité homme-femme chez les principaux bailleurs identifiés dans le chapitre 1 (USAID, fondations privées, etc.). Cette vision inscrirait « principalement l’empowerment dans des activités génératrices de revenus, ayant comme objectif l’inclusion des femmes dans le marché » mais « sans remettre en cause les rapports structurels de domination » (Charlier et al., 2018, p. 165).

25 Le troisième objectif des OMD selon l’ONU est de « promouvoir l’égalité des sexes et l’autonomisation des femmes », disponible sur : https://www.un.org/fr/millenniumgoals/gender.shtml, page consultée le 3 mai 2019.

130 Ces deux aspects expliquent selon nous cette forte présence relative de femmes au sein de la population d’enquête. Elles sont plus spécifiquement invitées par les dispositifs de start-

up à entreprendre que les hommes, ce qui pourrait expliquer qu’elles ressentent moins de

contraintes et rencontrent moins de barrières que les femmes entrepreneures en général, notamment en ce qui concerne leur légitimité à entreprendre. Si l’on se réfère aux milieux d’origine des enquêtées et au fait qu’elles aient fréquenté l’université, cet effet serait pour autant largement conditionné socialement. Ainsi, bien que la présence de femmes soit conséquente au regard de la population émergente des « startuppers », des interrogations subsistent quant à la capacité de cette dynamique à devenir transverse à l’appartenance sociale.

Bâtie autour de la figure de l’« ingénieur » dont elle valorise les savoirs et savoir-faire, la

start-up marocaine a tout pour demeurer un domaine privilégié pour les hommes, tant

l’ingénierie et l’informatique renvoient à des univers masculins (Grossetti et al., 2018). Seules deux femmes « startuppers » ont une formation en informatique dans notre échantillon contre 11 « startuppers » hommes. Les femmes « startuppers » se situent donc en marge de ce qui est vraiment valorisé, à savoir la « technologie » et le « numérique ». Cela s’observe aussi (et en conséquence) dans les secteurs dans lesquels elles choisissent de lancer leur entreprise (Tableau 11). Les femmes sont particulièrement marginalisées dans le secteur « information et communication », tout comme dans la création d’applications commerciales sur smartphone. Par ailleurs, bien qu’elles soient aussi nombreuses que les hommes à se lancer dans l’industrie, dans trois cas sur cinq, cela concerne l’industrie de la mode (mode pour bébé, chaussures, maroquinerie). Au contraire, les hommes qui entreprennent dans l’industrie touchent à l’électronique, l’aéronautique, la fabrication de matériels divers ou de systèmes de domotique. En somme, des domaines qui supposent la maîtrise des techniques de l’ingénieur et qui renvoient à des imaginaires plus masculins (Collet, 2011). Certaines « startuppeuses », comme Rania qui a créé une entreprise dans le secteur de l’éducation, ne se sentent pas « prises au

sérieux » dans leur activité quotidienne et disent être renvoyées à leur « idéalisme ». Ces

divisions sexuées, qui semblent ici reproduites, demanderont à être questionnées et analysées plus en détail dans le chapitre suivant.

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Tableau 11: Secteur d'activité des projets de start-up, selon le sexe du fondateur historique.

N = 49. Les chiffres représentent les effectifs.

Femmes Hommes Total

Agriculture, élevage26 3 0 3

Industrie manufacturière

- Dont industrie textile et habillement

5 3 5 0 10 3 Recyclage de déchets 1 1 2 Construction 0 1 1

Vente de biens et services à distance

- Dont applications commerciales sur mobiles

- Dont sites Internet d’annonces ou e-commerce

2 0 2 8 6 2 10 6 4

Publicité et marketing destinés aux entreprises 1 2 3

Santé et action sociale 1 1 2

Education 2 1 3

Information et communication

- Dont réseau social ou plateforme d’échange en ligne

- Dont services de télécommunication

1 1 0 7 4 2 8 5 2

Activités de services administratifs et de soutien - Dont activités liées à l’emploi

1 1 2 1 3 2 Services personnels 1 0 1 Autres services 1 2 3 Total 19 30 49 Source : l’auteur.

Conclusion partielle

Cette première section nous a permis de spécifier les différentes caractéristiques des « startuppers » au Maroc. Localisé dans une des grandes villes de la côté Atlantique, d’âge jeune, d’origine sociale moyenne à élevée et fortement diplômé ou en passe de l’être, émerge un profil type du « startupper ». Celui-ci est bien différent de l’entrepreneur marocain moyen, plus âgé, très souvent un homme et moins doté en capitaux (cf. chapitre 1). Cette proximité sociologique entre ces profils d’entrepreneurs « innovants » révèle avant tout le rôle majeur joué par l’État et les « promoteurs » dans le développement de la start-up au Maroc et dans ce qui s’apparente à un processus de sélection ou, dit autrement, de « ciblage des dispositions » (Darmon, 2013).

Pensée comme un moyen de rattacher le Maroc a une économie-monde, vecteur d’intégration dans « l’économie numérique » et de promotion de la modernité, la start-up prend la forme d’un projet politique auquel seule une partie de la population est invitée à prendre part. En décidant des lieux et des profils qui peuvent y répondre, les « promoteurs » s’assurent un

26 Nous nous inspirons ici largement de la nomenclature des activités réalisée par l’INSEE pour le contexte français. Voir notamment : https://www.insee.fr/fr/information/2120875, page consultée le 27 novembre 2019.

132 « contrôle et une influence institutionnelle maximaux sur les membres ainsi sélectionnés » (Darmon, 2013, p. 35). Le travail de ces institutions se traduit ensuite par un conditionnement des profils issus de la sélection, dont nous allons analyser les différentes formes qu’il prend dans la section suivante.