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Un entrepreneuriat géographiquement situé : quand espace physique et espace

Chapitre 2. La fabrique des « startuppers » De la sélection des profils à

2. Profils de « startuppers » et logiques de sélection

2.1 Un entrepreneuriat géographiquement situé : quand espace physique et espace

La start-up au Maroc se concentre au sein du plus grand espace urbain, à savoir la région de Casablanca (2.1.1). La logique d’implantation physique des « promoteurs », qu’il s’agisse d’associations, de réseaux institués ou d’incubateurs, est ici directement mise en cause pour expliquer cette concentration. Rabat et ses environs, berceau du pouvoir et proche géographiquement de Casablanca, est la seule autre région qui bénéficie des externalités de cette dynamique (2.1.2).

110 2.1.1 L’atomisation de l’espace national de l’entrepreneuriat innovant

L’entrepreneuriat start-up, tel que nous l’avons défini dans le chapitre précédent, se déploie très inégalement sur le territoire marocain. La Figure 6 témoigne de la concentration des start-up dans les régions côtières de l’Ouest marocain, au détriment des régions enclavées du Nord-Est et du Centre, ou des régions plus éloignées du Sud.

Figure 6: Répartition géographique des start-up au Maroc en 2018

Source : www.F6S.com pour le nombre de start-up en 11/2018. OMPIC pour le nombre d’entreprises formelles créées sur les 3 premiers trimestres de 2018.

Réalisation : L. Patillet.

Qu’on les rapporte au nombre d’habitants ou au nombre total d’entreprises formellement enregistrées, les start-up sont surreprésentées dans les régions de Casablanca-Settat et de Rabat- Salé-Kénitra, qui s’avèrent être des foyers privilégiés par (ou pour) les porteurs de projets dits « innovants ».

Au sein des régions, l’entrepreneuriat start-up apparaît comme un phénomène exclusivement urbain. D’après les données extraites du site www.f6s.com en novembre 2018, à peine 2,5 % des start-up créées sont domiciliées dans des villes de moins de 100 000 habitants. Les « startuppers » sont installés en premier lieu dans les grandes métropoles, bien que celles-ci connaissent de fortes disparités : Casablanca accueille à elle-seule entre 47 et

111 63 %4 des start-up auto-déclarées, suivie par Rabat (entre 15 et 22 % respectivement), puis par Marrakech, Agadir et Tanger qui – quels que soient les sites d’auto-référencement utilisés – ne dépassent pas à elles trois les 15 % cumulés. Pareil phénomène de concentration massive autour de la capitale économique s’observe dans les deux autres pays du Maghreb, bien que ceux-ci connaissent des dynamiques nationales différenciées (Tableau 6).

Tableau 6: Répartition des start-up par ville en pourcentage du total de chaque pays du Maghreb (2018-2019)

Données en pourcentage du total pour chaque pays. Les effectifs de start-up sont indiqués entre parenthèses. Villes marocaines Start-up auto- référencées au Maroc Villes algériennes Start-up auto- référencées, en Algérie Villes tunisiennes Start-up auto- référencées, en Tunisie

Casablanca 47 (186) Alger 46,7 (49) Tunis 65,9 (594)

Rabat 22 (87) Oran 10,5 (11) Sousse 7,5 (68)

Marrakech 4,5 (18) Annaba 4,8 (5) Sfax 6 (54)

Agadir 4,5 (18) Constantine 2,9 (3) Ariana 5 (45)

Kénitra 3,8 (15) Sétif 2,9 (3) Nabeul 1,6 (14)

Tanger 3,5 (14) Boudermas 2,9 (3) Monastir 1,4 (13)

Mohammedia 2,5 (10) Djelfa 2,9 (3) Ben Arrous 1,2 (11)

Source : www.f6s.com, données extraites en novembre 2018 pour le Maroc et en mars 2019 pour l’Algérie et la Tunisie.

Dans le cas du Maroc, Casablanca est à la fois la ville la plus peuplée du pays5, la plus dynamique d’un point de vue économique et financier6 et la mieux dotée en termes d’infrastructures de transport et de commerce, orientées tant vers la sphère nationale que vers le reste du monde7. Selon Kamal (2010, p. 129), tous ces éléments font que Casablanca est la ville marocaine qui bénéficie des plus importantes « économies d’agglomération », telles que définies en son temps par Marshall8. Très fréquemment observée en études du développement

4 Selon les sites de référencement utilisés, à savoir respectivement www.f6s.com et www.start-up.ma, consultés en novembre 2018.

5 Selon l’OCDE, son aire urbaine regroupant douze communes (équivalant plus ou moins à l’ancienne région du Grand Casablanca), représentait en 2014 environ 12 % de la population totale du Maroc, soit plus de 4 millions d’habitants. Source : OCDE (2018), Dialogue Maroc-OCDE sur les politiques de développement territorial :

Enjeux et recommandation pour une action publique coordonnée, Paris : OCDE éditions.

6 Les données du recensement des entreprises de 2001-2002 montrent que la région du Grand Casablanca (plus restreinte géographiquement que la région actuelle Casablanca-Settat qui date du redécoupage de 2015) regroupait 17 % des entreprises enregistrées sur le sol marocain. Voir le rapport disponible en ligne sur le site du HCP : www.hcp.ma/file/103294/, consulté le 13 mars 2019.

7 Sur ce dernier point, elle compte en effet le premier aéroport du pays en termes de passagers (43 % du trafic aérien national en 2018) et de fret le premier port en termes de volumes échangés (31 % du trafic national en 2016) et de nombreuses gares la reliant aux plus grandes villes du pays (13 millions de voyageurs ont transité par ses gares en 2017). Sources : Office national des aéroports (2019), « Trafic aérien de l’année 2018 », Communiqué de

presse, Janvier ; Ministère de l’équipement, du transport et de la logistique (2016), « Le METL en chiffres 2016 », Rapport, Royaume du Maroc ; ONCF (Office national des chemins de fer), cités par le CRI de Casablanca : https://casainvest.ma/sites/default/files/monographie_cri_12_2018.pdf, page consultée le 13 mars 2019.

112 comme conséquence du processus d’industrialisation (Catin et Van Huffel, 2003), la concentration urbaine constitue à Casablanca, au même titre qu’à Alger ou Tunis, un « attracteur des populations et des activités » (Kamal, ibid.). Les avantages économiques de l’agglomération – proximité au marché et aux investisseurs, accès aux technologies et aux infrastructures, présence d’une main d’œuvre qualifiée, etc. − ne sont toutefois ni nouveaux9, ni spécifiques aux start-up et n’expliquent pas à eux-seuls l’ampleur de cette concentration.

Une grande partie de l’explication tient selon nous aux dispositifs eux-mêmes, qui conditionnent le lieu où l’acte d’entreprendre s’effectue, étant entendu que la mobilité des « startuppers » est faible à large échelle, que cela soit pour des raisons économiques, professionnelles ou familiales. En effet, dans notre échantillon, les deux-tiers des « startuppers » rencontrés ont entrepris (ou comptent entreprendre) dans la ville dans laquelle ils résidaient avant la création (ou résident actuellement) (Tableau 7). Au sein du dernier tiers, la distance entre leur lieu de résidence avant la création et le lieu d’implantation de leur start-

up est très souvent faible, puisqu’inférieure à 90 km dans 10 cas sur 15.

Tableau 7: Lieu de résidence des enquêtés et lieu d’implantation de leur entreprise

N = 49. Les chiffres entre parenthèses représentent les effectifs.

A gauche de la flèche, la ville correspond au lieu de résidence des enquêtés avant la création de leur entreprise (ou à leur ville de résidence au moment de l’entretien pour les projets non encore juridiquement enregistrés).

A droite de la flèche, la ville correspond au lieu où se trouve le siège social de la start-up créée (ou le lieu où les porteurs de projets prévoiraient d’implanter leur start-up)

Rabat → Rabat (17)

Casablanca → Casablanca (13) Kénitra → Kénitra (3)

Mohammedia → Casablanca (3) – Distance10 : 25 km.

Rabat → Casablanca (3) – Distance : 90 km. Ville étrangère → Casablanca (3)

Salé → Rabat (2) – Distance : 10 km. Témara → Rabat (2) – Distance : 10 km. Salé → Salé (1)

Marrakech → Casablanca (1) – Distance : 250 km. Meknès → Casablanca (1) – Distance : 230 km.

La distribution spatiale des ressources nécessaires aux « startuppers » apparaît donc de prime importance dans les dynamiques de création de start-up. Cela est valable pour les dispositifs publics ou semi-publics comme le Technopark dont l’ampleur à Casablanca n’est

9 Waterbury, par exemple, dans son ouvrage de 1973 (op. cit.), souligne que ce processus d’agglomération autour des villes de Tanger et surtout Casablanca existait déjà au 19ème siècle et était nourri par les migrations de travailleurs du Souss (en particulier pour ouvrir des épiceries).

113 pas comparable avec ceux installés à Rabat et Tanger, mais aussi pour les dispositifs et acteurs privés. Nous avons vu dans le premier chapitre que les « promoteurs » de l’entrepreneuriat

start-up ou « social » sont implantés en premier lieu à Casablanca et, dans une moindre mesure,

à Rabat. Outre les avantages que la proximité géographique à ces structures présente (accès plus facile et moins coûteux aux ressources, aux espaces de travail, etc.)11, la localisation des « startuppers » est parfois une condition préalable à l’intégration des différents programmes qu’elles proposent. À titre d’exemple, Asma, dont la start-up a pu bénéficier d’un financement

via le British Council, souligne que l’institution britannique désirait « une implantation soit à Rabat, soit à Casablanca ». Bien qu’elle résidât à Rabat au moment de la création de son

entreprise (Learnee), Asma n’excluait pourtant pas d’implanter son activité à Khourigba, ville de taille moyenne située dans les terres, d’où elle est originaire.

La concentration urbaine de l’activité économique exerce ainsi un double effet contingent :

- d’une part, les « startuppers » disent trouver à Casablanca un certain nombre d’avantages économiques et infrastructurels, que nous avons évoqués plus haut, eux- mêmes générateurs de représentations positives autour de la ville blanche. Par conséquent, si Imen a implanté sa start-up Freshelec dans la capitale économique alors qu’elle réside pourtant à Mohammedia (à 25 km au Nord), c’est « parce que c’est là où

[elle] rencontre le plus de clients, là où [elle a] le plus de contacts avec les investisseurs ». Ces représentations, découlant en partie d’un clivage objectif du monde

social, sont reproduites dans le registre symbolique comme chez Lhoussaine. Tandis qu’il réside à Marrakech, Lhoussaine déclare conserver la domiciliation de son entreprise (Owifi) à Casablanca : « parce que quand tu dis que tu viens de Casa, c’est

comme un label ». Le phénomène d’agglomération agit dans la construction progressive

d’une « image de marque » qui envoie un « localisation signal » (Dalla Pria et Vicente, 2006). Par voie de conséquence, le reste du Maroc est volontiers disqualifié dans les discours des « startuppers » et, sans parfois qu’ils ne sachent vraiment dire pourquoi, être à « Casa », ça « aide ».

11 Oumaima, par exemple, qui habitait Fès au moment où elle a intégré un incubateur casaoui, reconnaît que : « A

chaque fois qu’il y avait des évènements, des choses [dans l’incubateur], il fallait faire les allers-retours de Fès, surtout que même l’écosystème ils se connaissent tous ici. J’étais souvent l’intruse. ». Bien qu’elle admette que

cette « grosse » contrainte géographique n’était pas « insurmontable » et qu’elle ne l’empêchait pas d’assister à divers évènements, elle s’est traduite, compte tenu de la distance et du temps nécessaire pour rallier Casablanca depuis Fès (environ 3h30 en train), par de nombreuses absences à son université à Fès, ce qui a été préjudiciable dans son cursus universitaire. Avant de créer juridiquement Agricool, Oumaima a ainsi déménagé à Rabat pour pouvoir lancer son entreprise dans de meilleures conditions.

114 - D’autre part, c’est en mobilisant en partie les mêmes arguments que les associations décident de s’y implanter, et ce faisant, alimentent ce processus d’agglomération. L’argument mobilisé par un responsable d’incubateur pour justifier de son implantation dans la capitale économique reflète le point de vue général des acteurs associatifs : « tout simplement parce que l’écosystème y est », rhétorique qui sonne comme une prophétie auto-réalisatrice étant donné l’importance de ces acteurs dans la constitution de ce dit « écosystème ».

2.1.2 Une centralisation bicéphale, ou la domination de l’axe Rabat-Casablanca

Casablanca constitue pour les raisons précédemment évoquées le point focal de l’entrepreneuriat start-up, mais la singularité du Maroc tient dans le fait que la concentration des « startuppers » est partiellement partagée avec la capitale administrative du pays, situation que ne connaissent ni l’Algérie ni la Tunisie où les deux capitales se confondent. Beaucoup plus petite que Casablanca, tant d’un point de vue démographique qu’économique, Rabat et sa région présentent néanmoins un ratio du nombre de start-up créées par habitant proche de celui de la région Casablanca – Settat (respectivement 0,24 et 0,29 pour 100 000 habitants12). Cette place, secondaire mais non marginale qu’occupe Rabat tient à la fois à des raisons politiques et administratives, reflet de la forte centralisation que connaît le pays et du rapport qu’entretient avec elle la royauté (chapitre 1), mais aussi à sa proximité de Casablanca. L’axe Rabat- Casablanca (parfois étendu au Nord jusqu’à Kénitra et au Sud jusqu’à El-Jadida), long d’une centaine de kilomètres est historiquement bien intégré sur le plan économique et des transports (Joumada, 1999). L’émergence de start-up s’observe tout le long de ce littoral atlantique et les villes à mi-chemin entre les deux métropoles comme Mohammedia ou Témara apparaissent sur ce point relativement plus dynamiques que des villes nettement plus peuplées mais également plus enclavées telles Fès, Meknès ou Oujda (Tableau 6).

Compte tenu de leur proximité géographique et de leurs complémentarités multiples, Casablanca et Rabat sont rarement perçues isolément par les acteurs (aussi bien les « startuppers » que les « promoteurs ») mais plutôt comme les deux visages d’un bassin économique unique. Les « startuppers » ont à ce titre une connaissance très fine des deux villes et les exemples de mobilité interurbaine sont nombreux, témoignant de ces fortes interrelations. Ils alternent d’une ville à l’autre, comme Bouchra, originaire de Mohammedia, qui nous indique

12 Ratio réalisé à partir des données extraites du site www.f6s.com en novembre 2018 et des données extraites du recensement de la population de 2014 (op. cit.). Rapportées au nombre total d’entreprises créées, la région de Rabat présente même un meilleur ratio de start-up que la région de Casablanca (voir Figure 6).

115 aller aussi bien au Dare Space (à Rabat, voir Encadré 1, p. 78) pour travailler qu’au New Work

Lab (à Casablanca), endroits où elle connaît « la majorité des co-workers et co-workrices ».

Aniss, lui, habite à Témara, a implanté sa start-up Phonemax à Rabat et réalise son stage de fin d’études dans une entreprise à Casablanca. Pour Aniss, dont la trajectoire géographique est comparable à celle de plusieurs autres enquêtés, l’horizon des possibles s’inscrit de « Rabat à

Casa ». Certains, à l’instar d’Assia, ne dissocient d’ailleurs par les deux dans leurs discours, et

parlent de « Rabat-Casa » comme si les deux métropoles ne pouvaient être conçues l’une sans l’autre.

Au sein de ces deux villes, il y aurait aussi beaucoup à dire sur les logiques derrière l’organisation spatiale des acteurs de l’entrepreneuriat « innovant » et leur volonté, à des degrés divers, de construire une « façade institutionnelle convaincante »13 (Boni-Le Goff, 2015, p. 49). Casablanca et Rabat sont ainsi loin d’être des espaces homogènes dans la manière dont la start-

up est promue : le Technopark de Rabat est situé dans le centre-ville, en plein cœur du quartier

des affaires (Hassan) tandis que celui de Casablanca, bien qu’à l’écart du centre-ville, est à proximité du siège social de nombreuses entreprises (quartier Sidi Maarouf) et proche d’un quartier résidentiel très huppé (Californie). Ces deux Technopark, dont l’accès est sécurisé, regroupent plusieurs « promoteurs » de la start-up ou de l’« entrepreneuriat social » (siège d’Enactus, de l’Impact Lab, de Start-up Maroc, etc.), mais aussi des associations généralistes comme l’AFEM ou le Réseau Entreprendre. Hormis le MCISE – incluant son incubateur Dare

Inc. et son espace de co-working Dare Space - qui se situent dans un quartier relativement

populaire (mais néanmoins central) à Rabat (cf. Encadré 1, p. 78), tous les autres acteurs recensés dans le chapitre 1 sont situés dans les quartiers parmi les plus réputés de ces deux villes14.

Les casaouis des quartiers populaires de Sidi Moumen ou Aïn Sebaa, et a fortiori les personnes originaires des régions plus enclavées du Sud ou de l’Est marocain, sont bien loin des dynamiques de l’entrepreneuriat « innovant », tant en ce qui concerne l’accessibilité physique aux associations que dans la socialisation passive et quotidienne qu’ils peuvent subir. Leurs « chances d’appropriation », pour reprendre la terminologie de Bourdieu (1993), des

13 L’expression « façade institutionnelle » est reprise à Goffman (1973, p. 29). I. Boni-Le Goff (2015, p. 55) la mobilise pour analyser la « dimension symbolique » de la concurrence entre cabinets de conseil et qui prend corps à travers différents « dispositifs spatiaux et architecturaux » dans l’objectif de construire la légitimité de la firme. L’analogie avec les « promoteurs » de la start-up nous semble pertinente tant la « lutte de qualification » dans le champ de l’entrepreneuriat conduit à différentes stratégies de distinction.

14 Techfinance Academy, Injaz-al-Maghrib, Endeavor, CEED, Espace Bidaya et le New Work Lab se trouvent dans (ou à proximité de) les quartiers centraux Gauthier, Liberté, Racine et Maarif à Casablanca, et l’espace de co-

116 discours et des injonctions véhiculées par les « promoteurs » de la start-up sont en conséquence faibles.

La localisation des start-up est ainsi moins un choix individuel aléatoire qu’une conséquence de dynamiques contextuelles différenciées qui font de l’axe Rabat-Casablanca l’espace de l’entrepreneuriat « innovant » marocain. Plusieurs associations (Enactus, Injaz et Start-up Maroc en premier lieu) ont néanmoins pour ambition de se rapprocher des régions enclavées ou des quartiers plus défavorisés, ce qui génère et renforce d’autres formes de sélection que nous allons aborder infra.