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CHAPITRE I Etat de l’art : l’entreprise face au changement et à l’innovation vers la RSE

B. Analyse synthétique de la RSE

B.1. a Une généalogie de la RSE

Le but de ce chapitre n‟est pas de livrer une histoire de la RSE mais de comprendre comment s‟est construit, avec le temps, un champ de pratiques et de recherches autour de ce concept, aussi bien dans le monde de l‟entreprise que dans le monde académique. Le lien entre RSE et entreprise a été développé par de nombreux chercheurs qui évoquent l‟idée d‟un renouveau du paternalisme d‟entreprise, principalement développé à une période où les défaillances des états,

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tant dans la gestion des emplois (Ballet, 2001), que dans la lutte contre les discriminations, étaient au plus haut (Lefebvre, 2003).

La problématique des relations entre entreprise et société étant universelle, il est difficile d‟apporter une généalogie précise de l‟histoire de la RSE. Néanmoins, il semblerait que ce soit dans le contexte nord-américain que le concept de la RSE ait vu le jour et qu‟il se soit véritablement structuré dans le champ de l‟entreprise principalement. La RSE s‟y développe sous l‟impulsion des employés et des patronats qui décident de travailler conjointement à la résolution de problèmes sociaux et sociétaux (Matten, et al., 2004) en adoptant des pratiques dites explicites donc concrètes et volontaires. L‟approche européenne, plutôt implicite, découle d‟un cadre institutionnel et d‟une action coercitive de l‟État et elle est revisitée par des prises de décision de la Commission européenne qui encourage aussi une approche volontaire de la RSE (European_Commission, 2006).

Cette approche dite explicite de la RSE contribue au développement dès 1950 d‟un certain nombre de doctrines dont la pionnière est celle défendue par Bowen (Bowen, 1953) et qui donne naissance à trois courants (Gendron, Corinne, 2000).

 Le courant « Bunisess Ethics » qualifié de moraliste ou éthique car il défend l‟idée que toute activité de l‟entreprise est sujette au jugement moral.

 Le courant « Business and Society » dit contractuel ou sociétal : qui traduit le développement de contrat social entre l‟entreprise et la société.

 Le courant « Social Issue Management » dit courant utilitaire ou stratégique : qui repose sur l‟idée selon laquelle ce qui est bon pour la société est bon pour l‟entreprise.

En parallèle, aux États-Unis, la RSE apparaît comme un champ académique à part entière qui va réellement se développer dès les années 1960 à travers le courant « Business and Society ».

Cet intérêt pour la RSE suscite des débats controversés (Corporate Social Responsibility Theories: Mapping the territory, 2004) dans plusieurs écoles de pensée, chacune défendant des postures ontologiques et épistémologiques différentes (Burrel, et al., 1979).

C‟est pourquoi l‟adoption d‟une recherche généalogique selon la méthode de Michel Foucault (Hatchuel, et al., 2005) va nous permettre d‟avoir une forme de distanciation avec notre objet de recherche qui est la RSE – contrairement à une approche dite « ahistorique » ou de naturalisation qui contraint l‟observateur à traiter un phénomène historique comme un objet naturel et

apparemment naturel en s‟interrogeant sur les bases et les modalités de sa construction.

De l‟avis de Friedman (Friedman, 1970), les pratiques en termes de RSE sont à proscrire parce qu‟elles sont contradictoires avec la raison d‟être d‟une firme, la seule responsabilité sociale du dirigeant étant de « créer de la valeur pour l‟actionnaire », tandis que d‟autres se représentent ces pratiques comme la meilleure façon pour une firme de faire du profit dans un nouveau contexte caractérisé à la fois par la mondialisation de sa production. La principale théorie de référence étant alors celle développée par R. E. Freeman en termes de « firme partenariale » ou encore de « parties prenantes » sous le nom d‟approche (stakeholders) (Freeman, 1984).

Les dirigeants doivent donc maximiser la valeur de l‟entreprise, en d‟autres termes la richesse des actionnaires. Une telle approche est compatible avec une vision classique de la firme, les dirigeants étant alors considérés comme les seuls mandataires des actionnaires. Sur un plan théorique et légal, ces derniers sont bien propriétaires de l‟entreprise. Le risque, qu‟ils ont initialement accepté d‟endosser en tant que créanciers résiduels, justifie et légitime pleinement leur rémunération. Les dirigeants n‟ont donc pas d‟autre mission que de rémunérer au mieux leurs actionnaires.

Cependant, comme le précise Arrow (Arrow, 1976), les bases d‟un tel système économique ne suffisent plus à maximiser le bien-être collectif lorsque des monopoles ou des externalités négatives apparaissent. En situation de monopole, l‟entreprise est incitée à tirer injustement un surplus de revenu du fait de sa position dominante. Quant aux externalités, il faut entendre par là des situations où les dirigeants-décideurs ne supportent pas l‟ensemble des coûts consécutifs à leurs actions. Il peut s‟agir, par exemple, d‟une pollution de l‟eau ou de l‟air, dont la réparation est laissée à la charge de la collectivité. Selon certains, de tels problèmes doivent demeurer le domaine de prédilection de l‟État (Jensen, 1976). D‟autres, au contraire, estiment que l‟entreprise ne peut rester à l‟écart de ces questions de société, si tant est qu‟elle souhaite pérenniser sa légitimité et le pouvoir qui lui a été confié (Brodhag, 2004).

Plusieurs grilles de lecture peuvent être mobilisées afin de comprendre un tel engagement, que certains n‟hésitent pas à considérer comme un gaspillage éhonté de ressources financières.

Selon Elkins (1977), on peut naturellement mettre en avant un impératif catégorique kantien, en se référant aux convictions éthiques des dirigeants. Toutefois, aussi séduisante soit-elle, une telle explication tend à occulter trop facilement une série de considérations économiques, d‟essence beaucoup plus matérialiste. Il peut s‟agir tout d‟abord de dépenses conçues selon une logique similaire à une simple police d‟assurance. L‟entreprise se prémunit ainsi, à moindre coût, contre toute une série d‟attaques pouvant être perpétrées par des minorités activistes

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contestataires. Elle peut également voir là une opportunité commerciale, selon une pure logique publicitaire de relations publiques. L‟amélioration espérée à la fois de l‟image de marque et de la réputation est censée stimuler les ventes et permettre un meilleur taux de pénétration des produits sur le marché. De même, telle action de formation, apparemment totalement désintéressée et philanthropique, peut avoir pour objectif de modifier, à terme, certains comportements de consommation.

Enfin, certaines entreprises peuvent avoir pour vocation première la conception et la commercialisation de biens et de services dont les effets sont bénéfiques pour la société. Il pourra s‟agir, par exemple, de systèmes d‟utilisation d‟énergies renouvelables ou d‟activités de retraitement de déchets industriels.

Figure 44 : Évolution du concept de la RSE à partir de (Acquier, 2007)

Comme on peut le constater, la notion de RSE nécessite une définition précise et claire si l‟on souhaite mettre un terme aux multiples équivoques et quiproquos. Carroll (Caroll, 1991), à partir d‟une revue de la littérature consacrée au sujet, souligne que la signification du concept a sensiblement évolué dans le temps. En 1953, Bowen définissait la RSE des dirigeants comme une série d‟obligations entraînant une série de politiques, de décisions et de lignes de conduite compatibles avec les objectifs et valeurs de la société. De fait, selon un sondage du magazine Fortune conduit en 1946, 93,5% des dirigeants interrogés estimaient que leur responsabilité concernait l‟incidence de leurs actions et ce, bien au-delà des simples résultats comptables présents dans les états financiers. Plus tard, en 1971, une définition plus approfondie de la RSE a été proposée par le CED (Committee for Economic Development). Elle fait référence à trois

Synthèse généalogique de la RSE

I- 1900-1950 :

La RSE est une idée américaine

II- 1950-1970 :

Mise en avant de la relation entreprise et société

III- 1970-1980 :

Rationalisation des rapports entre l‟entreprise et la société

IV- 1980-2000 :

Evolution des concepts de la RSE

V- 2000-2012 :

Les enjeux de la RSE à l‟échelle mondiale

E volution du c once pt d e R SE

des fonctions essentielles.

Au plan académique, Bowen (Bowen, 1953) a proposé une définition ouverte du concept. Il présente la RSE comme une « obligation pour les chefs d’entreprises de mettre en œuvre des stratégies, de

prendre des décisions, et de garantir des pratiques qui soient compatibles avec les objectifs et les valeurs de la communauté en général ». Bowen se pose les questions suivantes en centralisant son questionnement

autour de l‟homme d‟affaires afin de pouvoir identifier les causes de l‟émergence de la RSE : « Pourquoi est-ce que les hommes d’affaires d’aujourd’hui se sentent concernés par leurs responsabilités sociales ?

[…] Il est possible de diviser la réponse à cette question en trois parties : (1) parce qu‟ils ont été forcés de se

sentir plus concernés ; (2) parce qu‟ils ont été persuadés de la nécessité de se sentir plus concernés et (3) parce que la séparation entre propriété et contrôle a créé des conditions qui ont été favorables à la prise en compte de ces responsabilités » (p. 103) (Bowen, 1953). Ainsi, Gond (Gond, 2006) propose au sujet de l‟émergence de l‟idée du concept de la RSE, une construction historique depuis la fin du XIXe siècle (tableau 10).

Tableau 10 : Théorisation du concept de la RSE, d'après JP GOND [2006]

Auto-socialisation pour éviter la régulation publique Renforcer le soutien du public au système capitaliste

L’entreprise retrouve son prestige / lutte contre les forces antidémocratiques Légitimation d’un pouvoir s’accroissant

Reprise du concept de trusteeship mais extension avec la notion de RS du monde des affaires Résurgence et affirmation de la doctrine de la RS des hommes d’affaires 1945-1960 Répondre aux injonctions gouvernementales L’entreprise comme institution est

décrédibilisée aux yeux du public

Actions de RS encadrée par le New Deal, mais pas de nouveaux concepts Effondrement des discours dans un contexte de crise puis éclipse 1929-1945 Renforcement des relations publiques Affirmation de l’idée que good ethics is

good business

Mode d’autorégulation Période de prospérité mais

visibilité accrue des entreprises

Volonté des « managers » d’accroître leur prestige social

Rôle clef de la notion de trusteeship qui permet de construire une vision partenariale de l’organisation Socle permettant de penser la RS Encore limité aux plus grandes entreprises 1920-1929

Cultiver des relations publiques et avoir la faveur de l’opinion publique

L’entreprise fait l’objet de nombreuses critiques sur plusieurs fronts

Notions de stewardship et de service (au public) Emergente La philanthropie se développe 1900-1920 Religieuses (éthique protestante) et intérêt bien compris Peu importante, actions

répondant à des motifs individuels

Philanthropie, ancrage religieux fort, paternalisme

Embryonnaire Concerne les plus grands industriels 1880-1900 Principales motivations Logique de légitimation Concepts clefs dans

la formation de la doctrine de la RS Stade de développement et diffusion Période

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Cette première approche a été complétée par les travaux plus formalisés de Caroll (Caroll, 1979) qui propose un modèle conceptuel de la RSE reposant sur quatre axes définissant les responsabilités de l‟entreprise : les principes de la RSE, la manière dont l‟entreprise met ses principes en pratique et les valeurs sociétales qu‟elle porte. D‟ailleurs Caroll, auteur positionné dans le courant « Business and Society », selon Delchet (Delchet, 2006), met en évidence la complexité naissante autour de l‟approche théoricienne de la RSE, en décrivant différents principes classés par niveau croissant, allant de la responsabilité dite économique, liée au profit de l‟entreprise, en passant par la responsabilité légale (respect des lois et normes en vigueur), la responsabilité éthique (faire ce qui est juste, et ne pas faire du tort), et la responsabilité philanthropique (autour de la citoyenneté et du bien de la communauté).