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Fribourg se baigne dans la neige

Dans le document FRIBOURG jlTKfNNES SOIXANTE-CINQUIEME ANNEE (Page 182-192)

On n'a pas tout dit sur le charme de la neige quand on a parlé de son manteau d'hermine, de ses flocons capri-cieux et tourbillonnants, de la féerie de ses décorations et de la finesse de ses cristallisations. Il y a mieux en elle.

Elle nous apporte un état d'ârne; elle crée l'hiver, et l'on ne pense pas de même qu'elle soit présente ou absente.

C'est tout un monde qui prend possession de nos sens, un cinquième élément amical et bienveillant, un peu rude au premier contact, mais qui aime à faire rire et qui met du rose sur les joues de ses amis. Dehors, tout est doux, moelleux, chatoyant. Les chutes sont amorties, les pieds glissent sur le sol comme dans un monde de fantômes et les sons mêmes perdent de leur éclat. Un mystère s'ac-complit, un mystère de renouvellement, car, selon le mot de François Mauriac, l'âme a ses « climats » comme la nature.

L'automne, il faut le dire, est souvent très sale: bour-rasques, feuilles mortes, ciel brouillé, nuit sans fin, ...ah ! triste, dit le poète, triste était mon âme !

Pour faire mieux celte plainte assoupie, La neige tombe à longs traits de charpie A travers te couchant sanguinolent.

C'est qu'alors la nature est comme en travail ; elle est dans une période de transition ; elle subit une crise. Sans savoir pourquoi, l'homme et les choses gémissent, et ils soupirent jusqu'à ce que la neige soit venue, l'hiver, avec beaucoup de,neige, de quoi vider le ciel alourdi, de quoi couvrir la terre pourrie.

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Il fçiut quelquefois attendre bien longtemps pour cela.

L'hiver dernier, on commengait à en désespérer. Les vieilles gens reprenaient en chœur: «Les saisons ne se font plus comme autrefois. Dans le temps, l'hiver, c'était l'hiver, s On savait ce qu'on avait. Les hommes aussi étaient moins

mauvais ».

O nature ! ton sein est toujours fécond. Toujours, tu seras la grande inconnue et tu étonneras les faibles humains

(Photo. Macherel) Le crucifix et la p o r t e de Bourguillon.

bOus la puissance de tes lois ! Qui aurait cru, lorsque, le dimanche, 8 mars 1931, vers 15 heures, tu commenças il saupoudrer gentiment nos rues et nos pelouses, que tu préparais une des plus grandes précipitations que nos météorologistes pussent enregistrer ? Déjà sans doute les sages auraient pu le,prévoir: ce n'était pas la neige de printemps, lente, majestueuse, aux flocons énormes et inutiles ; c'était une neige serrée, pressée, nerveuse, allant droit au sol, consciente de sa tâche et rigoureusetnent dis-ciplinée. Elle marchait dans un alignement impeccable;

l'air était marqué de hachures exactes, et cette grisaille

uniforme, perpétuée de tout côté, faisait que le regard errait et s'émoussait ; les yeux, frappés de ces flocons insistants, perdaient l'habitude de se lever et se fermaient malgré eux. Aussi bien pouvait-on dormir : l'homme impuissant n'avait qu'à attendre.

Il neigeait dans les cœurs, il neigeait sur la ville.

Le lundi matin, il y en avait un pied, et rien n'annonçait une accalmie. L'on mettait ses guêtres pour sortir, et les balais des femmes luttaient vainement sur les trottoirs.

Les pouvoirs publics prenaient toutes les mesures pour assurer la circulation, et la circulation n'était pas assurée.

Les autos et les trams restaient dans leurs garages. Cent ouvriers travaillaient avec entrain, avec plaisir même, car il est agréable de soulever ces belles masses légères et blanches; on se sent de nouveau jeune; on se sent gamin.

Et puis, on fait ce qu'on peut, car il en retombe quand même, et il est bien inutile de se presser. Souvent, au lieu de faciliter le passage, on l'encombre; on fait de grosses tranchées derrière lesquelles les gens disparaissent et qu'ils doivent contourner.

La nuit revint, et rien ne changeait. Par sa persistance, le phénomène devenait inouï, grandiose. On vivait avec la neige, on était content qu'il neigeât beaucoup. Le sommeil même était marqué de son empreinte hallucinante ; on disait : encore, encore, comme si la neige augmentait aussi le duvet qui nous couvrait. Et il en tombait autant qu'on pouvait l'imaginer, à satiété, au maximum. Il semblait qu'il allât neiger toujours, et peut-être qu'on le souhaitait, pour tout rénover dans le monde, pour abolir les menaces de guerre, le chômage, tous ses ennuis personnels: voilà ce qu'on se figurait vaguement pendant la nuit.

Le mardi matin, il y avait deux pieds de neige, et ceci représente beaucoup plus du double d'un pied, car les couches inférieures se tassent et durcissent. Rien ne faisait encore prévoir la moindre rémission. La chute de neige, abondante, drue, était devenue la normale.

Le monde en était-il bouleversé ? On ne pouvait pas le dire. A peine, quelques pannes d'électricité, des ava-lanches, peu nombreuses, et assez lointaines, comme celle de la Chaumény, près du Bouveret, ne semblaient pas

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-correspondre à la grande transformation qui s'opérait.

Les hommes se terraient comme des marmottes, mais ils se trouvaient bien au coin du feu. Seuls les oiseaux criaient famine, et dans la montagne, on le sut plus tard, quelques chevreuils et chamois moururent d'épuisement.

A 23 heures, mardi, soudain, ce fut fini. La lune brilla sur la terre immaculée. Il y avait 75 cm. de neige, qui, le

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(Photo. Macherel) La p e n t e du Schœnberg à la sortie du p o n t de Z93hringen.

matin, étaient réduits à 70. La chute avait duré 56 heures, sans aucun relâche. On n'a pas pu en citer d'aussi fortes ayant atteint d'un seul coup les basses régions. Berne signalait 96 cm., Zurich 70, Lausanne, 50. Sur les hauteurs,

le phénomène était moins remarquable. Il y avait bien 8 à 10 mètres de neige au Grand-Saint-Bernard, mais cela da-tait en bonne partie de chutes antérieures, tandis que, sur le bas plateau, la terre avait été quasi nette le dimanche matin.

Si les dégâts causés ne furent pas négligeables, ils ne furent pas non plus calamiteux. Une forêt fut détruite

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près de Damvant. Plus près de nous, des arbres s'affais-sèrent et se rompirent, notamment sur la pente du Schœn-berg, comme le montre la photo ci-contre. Quelques char-pentes cédèrent, celle de l'atelier Brogli, dans la Basse-Ville, et celle de la maison Despond, à Romont: ce fut

tout ce que la chronique eut à enregistrer.

Les commerçants subirent des retards, cela va sans dire, naais les plus empressés à réagir pour revenir au cours normal des choses furent les entreprises publiques de trans-port. Elles étaient payées j)our cela, et en faisaient une ques-tion d'houTieur. Les trains eurent de gros relards dans la

«oirée de mardi seulement. Quant aux trams de Fribourg, après une lutte âpre pour assurer le service de leurs fidèles abonnés, ils dureat avouer, la sueur sur le front, que la nature étail la plus forte. Leurs efforts homériques pour libérer au moins une voie sur deux demeurèreni, inutiles,

«t ils ne purent se consoler que par la pensée que la neige :en avait vaincu de plus grands qu'eux. La Liberté se fit l'écho de leur douleur auguste en les comparant à Napo-léon. Elle imprima ces vers:

// neigeait, il neigeait toujours. On était vaincu par sa conquête Pour la première fois, le tram baissait la tête.

C'est seulement le vendredi, 13, que la circulation put reprendre sur les deux voies, et pendant plusieurs jours

•encore, le tronçon St-Léonard-Grandfey fut desservi par autobus.

Ce qui faisait le malheur de quelques-uns faisait le bon-heur de tous. Enfin, la neige était là. On en avait tant qu'on voulait, jusqu'aux épaules, jusque par-dessus la tête. En l'entassant, on cachait les devantures, on isolait les trottoirs, on créait des couloirs pittoresques. Malheur aux audacieux qui voulaient s'aventurer en terrain vierge ; ils étaient blanchis gratis jusqu'à la ceinture. Le piéton

«tait à nouveau le maître de la chaussée. II l'organisa à sa façon. Les règlements n'existent plus quand il y a tant de neige: patins, skis, luges, bobs mêmes sortirent comme par enchantement. La joie fusait de la pleine liberté recon-quise. Les propriétaires de traîneaux firent réapparaître

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ce véhicule presque démodé, et l'on organisa, à la mode d'autrefois, des courses dans l'air vif et tonifiant de la campagne. Toute la gent écolière jubilait. Même entre les adultes, une fraternité inconnue s'établissait sur de

nou-(Photo. J. J. Huber) Skieurs dans la rue de Romont.

velles bases, et cette base était la neige. On abordait tout le monde, car on savait de quoi parler. Les supériorité»

factices et les privilèges s'abolissaient. C'était l'occasion de revenir à l'état de nature, à la simplicité des ancêtres^

de redonner au corps son rôle méconnu et de satisfaire-son appétit de mouvement; la farce à la mode était dé-rouler son interlocuteur dans le tas de neige le plus voisin, au moment où il s'y attendait le moins.

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Et .puis, tout avait de si drôles d'allures ! Les édifices publics, affublés de corniches et d'entablements dispropor-tionnés, prenaient des airs humiliés et grotesques. Les

statues n'étaient plus que d'informes ébauches. Impossi-ble de distinguer le Père Girard du Père Canisius, ni de sa-voir si leur tempérament avait été libéral ou probabiliste.

Ils avaient revêtu tous deux le manteau dominicain, sans

(Poto. Machefel) S t a t u e du P . Girard.

qu'on pût cependant les accuser d'opportunisme. Les sur-faces brisées tendaient à se réunir, d'un mouvement souple et onctueux. Il semblait qu'un tapis mouvant allait tout recouvrir, estompant toutes les lignes et adoucissant tous

les angles.

L'aspect de Fribourg, le soir, était également insolite.

Les sportmen étaient seuls à se montrer. On entendait leurs cris de joie et leurs appels prolongés. Pourtant, la plupart des rues restaient désertes sous la lumière bla-farde du gaz.

Un accident douloureux vint soudain jeter un froid sur

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-la belle ardeur des jeunes et montrer à nouveau -la nécessité des règlements. La Grand'Fontaine semblait particulière-ment propice aux belles glissades en luge. Six personnes, installées sur un bob, descendaient la pente à une belle vitesse, lorsqu'un groupe se trouva sur leur passage. En voulant l'éviter, le véhicule lourdement chargé vint se jeter contre la barrière de la Route-Neuve et quatre des occupants subirent de graves blessures aux jambes.

(Photo. O. Oberson, Romont) Toit défoncé de la maison Despond, à Stomont.

A la suite de ce malheur, la pratique de la luge et du ski fut interdite dans les rues très inclinées et le ski-jœring fut totalement proscrit.

On avait pu craindre que le dégel, survenant brusque-ment, n'occasionnât des inondations, et les autorités avaient déjà pris des précautions à cet égard. Il n'en fut rien heureusement. Un froid vif, qui descendit jusqu'à 12 degrés, persista pendant plusieurs jours, et le soleil de mars

liquida en douceur cette énorme matière. Le travail ne lui manqua pas..., et il ne réclama rien du gouvernement. Les chômeurs, eux, lui apportèrent un utile concours, et ils purent comparer la neige à la manne distribuée aux Hé-breux dans le désert. Seulerrient, l'intervention de la

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•cipalité était requise pour l'opération philosophale, et -c'est 30 000 fr. que la ville dépensa pour transformer la neige en son poids d'eau, nous pourrions presque dire en son poids d'argent.

Consolons-nous en relisant les chiffres de quelques autres villes:

Berne, jusqu'au 11 mars: 183 000 îr.

Bâle, jusqu'au 13: 120 000 fr.

La Chaux-de-Fonds : 200 000 fr.

Si le chômage n'avait pas existé, quelque économiste aurait pu poser la question de savoir si l'on n'aurait pas

pu laisser au soleil une part plus considérable de travail bénévole. Dans l'état actuel des choses, cette interrogation doit rester sans réponse. Cependant, il n'y aurait rien de paradoxal à soutenir que les villes, comme les individus, mirent un entrain un peu puéril à lutter contre la neige comme contre une infection publique. Zurich, pour sa part, avait engagé, dès le lundi, 9 mars, 1700 hommes avec 170 chevaux, 40 autos et 12 tracteurs.

A Fribourg, après le déblayage des rues, achevé vers le 19, commença le déblayage des toits, et les abords des trottoirs s'obstruèrent une seconde fois. Ce n'était pas que les maisons fussent en danger de succomber souslepoids, qui diminuait rapidement, mais les avalanches, tombant à l'improviste, pouvaient atteindre les passants. Il y en eut d'impressionnantes, comme celle de l'abattoir, qui aurait pu ensevelir facilement 6 bœufs au pas lent.

Dans les pays montagneux, il en alla bien autrement.

Les avalanches y prirent des proportions inaccoutumées.

Celle de la Dixence fit lin tué et un blessé parmi les ouvriers occupés aux travaux du tunnel hydraulique. Au-dessus d'Isérables, quelques jours plus tard, 11 chalets furent emportés et trois autres endommagés par une poudreuse qui fit pour plus de 50 000 fr. de dégâts. Dans le Jura même on signala des accidents.

Chez nous, c'était le dégel avec ses impuretés et sa déli-quescence. La grosse neige avait fait passer l'hiver 'un seul coup. Le printemps ensuite triompha et le soleil

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-mença à caresser les épidémies. La grosse neige fondit...

comme de la neige au soleil, et bientôt il ne resta plus de so>n passage qu'un souvenir original, celui d'un bain com-plet des hommes et des choses dans un élément régéné-rateur.

Gardons-le précieusement, ce souvenir, et dans cinquante ans nous pourrons dire à nés petits-neveux étonnés et cu-rieux: «En 1931, je m'en souviens, ce qu'il y en a v a i t ! c'était terrible ».

Gabriel Oberson.

l'iiulu. L. WcJjLi,

Société cantonale des tireurs fribourgeois

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