• Aucun résultat trouvé

Les différentes formes du possible

DEUXIEME PARTIE

CHAPITRE DEUXIEME

2. Soubassement de l’utopie

2.2. Les différentes formes du possible

Bloch consacre tout un chapitre dans Le Principe Espérance302pour en expliquer les différentes formes.

Le possible formel qui renvoie à « un non-sens dépourvue de toute

signification »303puisque « beaucoup trop de choses peuvent, bien sûr, être dites en l’air. Le langage peut en soi tout se permettre, les mots se laissent grouper n’importe comment. »304Il représente une sorte d’un optimisme naïf qui reste indéfini et perpétuel et qui ne s’impose pas à la matière du réel, mais le survole. Par conséquent, Bloch exclut ce possible car il mène à des utopies abstraites et passe au possible vu comme plus profond, c’est le

possible épistémologique. Celui-ci permet à la pensée d’imaginer de

nouvelles solutions et de poser de nouveaux problèmes. Or il présente une singulière valeur pour l’anthropologie car il fonde la liberté humaine de la Raison et apparaît particulier à Marx. Il faut voir, donc, dans un autre possible plus profond305c’est le possible objectif ou factuel.306

Celui-ci surgit dans les choses mêmes et meut la propre matière elle- même. Le possible objectif est ce que la connaissance appréhende en fonction des données d’observation dont elle dispose comme non contingent bien qu’il ne soit pas encore advenu. « Ce possible-ci ne s’étend plus à perte de vue, il est dénommable dans chaque cas particulier et graduellement énonçable selon la connaissance que l’on a des conditions. »307

Anticipé sur le plan de cette appréhension cognitive, il perd son caractère de nouveauté car le fait d’être réalisé ne lui ajoute rien sur le fond, mais confirme ce qu’il était déjà au départ tel que le préfigurait la connaissance. Il devient un possible réel, mais qui n’est pas tel seulement au

302 Ibid., chapitre 18, p. p 270 - 300. 303 Ibid., p 271. 304 Ibid., p. p 270- 271. 305 Ibid., p 264. 306 Ibid., p p 271- 276. 307 Ibid., p 272

173

point de vue de la connaissance de l’objet, mais au point de vue de l’objet lui-même. « Le comportement des choses c’est la manière d’être des choses entant qu’objets de la connaissance ; de ce comportement des choses font partie les diverses manières d‘être dans des relations propre à l’objet de connaissance. »308 Et si ce réel est en soi utopique alors l’esprit de l’utopie, à son tour, possédera son fondement dans la réalité et non pas seulement dans la conscience intime du sujet. C’est précisément dans la mesure où il est porteur de promesses infinies d’innovation qu’il les projette en avant de soi et ainsi le monde se dirige vers ses possibles.

Ce possible réel devient donc un horizon d’attente et une « espérance » dont la dynamique se trouve inscrite dans le monde où elle a son corrélat sous forme de virtualités à la recherche des moyens de leur actualisation. Or « il faut distinguer le possible objectif ou simplement conforme à la connaissance, du possible réel, le seul qui nous intéresse ici. »309 Ici l’utopie reflète le mouvement du réel qui nécessite le dépassement de ce possible au profit d’un autre plus profond et authentique, c’est le possible objectivement

réel310qui permet d’élucider la relation entre l’utopie et la matière dans le sens où « sans matière, il n y’a pas de sol pour l’anticipation (réelle), mais sans anticipation (réelle) il n y’a pas d’horizon pour la matière. »311A l’aide de ce possible l’utopie nous interdit de nous combler du simple constat scientifique et nous pousse à explorer les possibles concrets « de la sorte que l’on peut affirmer que le possible réel de la Nouveauté suffisamment médiatisée et donc médiatisée par la voie de la dialectique matérialiste,

308 Ibid., p 277. 309

Ibid., p 238.

310 Ibid, p p p 271, 273, 274.

311 Voir Bercque, J., Dépossession du monde, Paris, Seuil, 1964, où il prévoit un véritable mariage de

174

constitue le second corrélat de l’imagination utopique, son corrélat concret. »312

D’où nous signalons ici une évolution dans la pensée de Bloch. Cette pensée qui se manifeste, d’abord, dans le dépassement infini des arts et de la musique que Bloch appelle « utopie terrestre non réalisée »313ensuite dans le livre consacré au théologien Thomas Münzer où cette pensée s’incarne dans une théologie de la révolution et enfin, après la chute politique du nazisme, la réflexion blochiènne évolue et apprête une doctrine qui prend en considération la relation qui peut exister entre le réel et l’imaginaire où l’utopie devient Die Vorstellung (une représentation)314 de ce qui est promis à l’homme par l’homme.

L’utopie dépasse, ainsi, le libre jeu de l’intelligence qui exprimait le possible sans aucune relation avec le réel afin de devenir le produit d’un travail intellectuel qui prétend amener l’homme vers le « front de la création. »315

L’utopie n’est plus, alors, le signe de quelque chose qui pourrait être le paradis perdu, mais elle est une utopie concrète dont le moyen politique et social sert d’organiser le monde futur. Elle autorise la réorganisation du réel en fonction d’un monde inachevé et elle franchit et prospecte le lendemain pour agréer et permettre à l’homme de devenir effectivement et entièrement le maître de ce monde (le rêve de Descartes depuis le dix-septième siècle où il voulait que l’homme soit maître et possesseur de la nature).

Ceci permet à l’utopie de provoquer l’action c’est-à-dire de nous aider à être conscients des défauts de ce monde pour le transformer selon les besoins de l’utopie et non pas pour le fuir dans un autre monde ambré ou orienté vers un futur dissimulé.

312

Bloch, Le Principe…, I, op. cit. p 238.

313 Bloch, L’Esprit…, op. cit. p 112. 314 Bloch, Le Principe…, I, op. cit. p 135. 315 Ibid., p 227.

175

En général, l’utopie marque une contestation contre la situation présente en refusant l’adaptation au système établi. Elle « fait émerger la face d’ombre de l’ordre établi dans une « fiction », « figure de la négativité historique ». Cette part d’ombre se trouve toujours évoquée et désignée par les groupes sociaux exploités économiquement, par les associaux, les fous, les marginalisés de toutes sortes, les barbares de l’ordre régnant, tous ceux aux quels on dénie le droit d’exister dans leur originalité. »316En plus, elle explore des possibles non encore réalisés dans la société en liant le réel et l’imaginaire pour transformer les situations politiques et sociales. Elle déplace, ainsi, le présent vers le futur en nous portant à considérer le réel comme inachevé pour se charger contre la rationalité actuelle dominante et introduire la possibilité d’un nouveau ordre fondé sur la libération.

Ces fonctions de l’utopie déroulent dans un seul principe fondamental de l’ontologie de Bloch, c’est le principe espérance qui présente le point d’Archimède pour l’utopie. Celle-ci « n’est pas seulement un jeu, ni une simple œuvre d’art, c’est une idée-force qui provoque notre enthousiasme, nourrit nos espoirs et nous appelle à la fonction efficace et engagée. »317 En effet, Bloch distingue l’utopie qui renvoie au passé et celle qui est dite véritable utopie. Celle-ci nous mène toujours à chercher le front du Novum. C’est « l’optimisme militant. »318

D’après ce qui précède, nous déduisons que l’utopie exerce trois fonctions :

- Expression de l’existence du possible à autrui. - Permission à l’imagination d’achopper sur le réel.

- Faciliter l’engagement de l’intellectuel en construisant un monde meilleur.

316

Hurbon Laënnec, Ernst Bloch Utopie et Espérance, Paris, Cerf, Horizons philosophiques, 1974, p 73.

317 Furher, « Utopie et marxisme selon Ernst Bloch », Archives des sciences sociologiques des religions,

Année 1966, Volume 21, N° 1, P 3 -21.

176

L’utopie est une manière autre de penser le monde en revalorisant, d’un coté, l’imaginaire et en libérant, de l’autre coté, le futur meilleur (par la promesse). Elle s’assure, de ce fait, par une pensée de la réalité dans le temps grâce au concept de possible Objectivement réel qui fait qu’elle devienne une dialectique anticipatrice où s’y manifeste la conscience anticipatrice et le dépassement de l’être par le devenir.

177