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Architecture et utopie

CHAPITRE TROISIEME

2. Utopie et création artistique

2.2. Architecture et utopie

La singularité de l'utopie en fait sa non appartenance à une époque particulière et son glissement entant qu’une sonde vers les siècles futurs. L'utopie du grec ou-topos ou « non lieu » se projette vers un ailleurs et vers un « nulle part » qui n'est pas uni-dimensionnellement le futur. Dans ce sens, Etienne Boullée169a imaginé des édifices de rêve combinant la philosophie des Lumières et l'amour de la géométrie (formes géométriques simples) et une échelle gigantesque (accumulation de masses). En se faisant, il a placé l’utopie architecturale des lumières sous l’étroite dépendance de la philosophie sensualiste.170

Par conséquent, la connaissance de la création, de la nature ou de l'art touche l'âme du spectateur en développant l'analyse des sentiments. L'expérience des sens, en l'espèce de la vue, engage les architectes comme les peintres et les sculpteurs dans le domaine uni des arts du dessin à produire des effets signifiants, mobiles et séducteurs.

Boullée tout en être sensible à la poésie des ombres et tout en être touché par l'émotion du contour des corps géométriques purs dont il recommande les effets immédiatement perceptibles, il convoque à l'art de l'architecture des vertus thérapeutiques ou plutôt cathartiques en signalant que l'architecture est un art bienfaiteur qui maîtrise nos sens par toutes les impressions qu'il y communique. La cité du bonheur que cherche Boullée suscite le rêve d'une architecture corrigée, symbole du bien-être des populations et marque de la vie urbaine où s'exerce la citoyenneté. Par conséquent, Boullée produit des regards imagés d'une grande capitale

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un architecte français né à Paris le 12 février 1728 et mort à Paris le 4 février 1799. Avec Claude NicolasLedoux il fut l'une des principales figures de l'architecture néoclassique en France.

159 Cf. Architecture, Essai sur l'art, manuscrit, Bibliothèque nationale de France – Helen Rosenau édition, 1953.

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moderne en critiquant celle du Paris de son temps et en promettant des infrastructures serviables pour la société. L'artiste s'enthousiasme, ainsi, à l'idée des conséquences d'un événement de l'actualité, exceptionnel, en vue de la création par le général Bonaparte en 1798 d'une commission des sciences et des arts pour préparer l'expédition en Egypte.

Rappelant qu’au 18e siècle, l'u-chronie est une version de l'utopie : située géographiquement, elle projette le temps du récit dans un futur très lointain et dans un avenir imaginaire qui engage une réflexion rétrospective sur le temps présent. Le plus célèbre exemple littéraire français est L'An

2440 en 1771 de Louis-Sébastien Mercier (voir chapitre précédant) qui se

compte parmi les célèbres chroniqueurs du Tableau de Paris. Il raconte par son u-chronie le réveil d'un contemporain de Louis XV qui découvre le Paris du troisième millénaire.

Par conséquent, l’utopie sociale, politique, scientifique, culturelle ou religieuse reposent toujours sur une critique motivée des traditions qui suscitent une anticipation sans bornes. Souvent présentée sous la forme de voyage imaginaire ou de rêve éveillé, l'utopie décrit des projets ou des situations apparemment irréalistes. Mais, elle élabore dans l'architecture des programmes et des formes dont la réalisation, autre que sur la planche à dessin, demeure improbable. D’où nous nous informons sur la spécificité d'une utopie de l'art exprimé à travers le rôle bien concret des architectes dans la société. Boullée convoite que l’architecture agisse sur les sentiments et la conscience morale des citoyens.171Elle devient une architecture utopique avec un caractère qui s’associe à une vision politique et sociale déterminée par l’idée de progrès, mais en permettant de revoir dans un idéal de création artistique mis au service du public donc de la société.

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172 Cf. ibid., p 68.

Il est nécessaire donc, pour réaliser cet idéal de création de renvoyer la dimension métaphorique à cette architecture et de considérer les projets de monuments comme autant d’enseignes d’une aspiration pour le bien-être de l’humanité. Par conséquent, la moralisation de l’art en architecture comme en peinture, en sculpture ou au théâtre deviendra le ressort de cette volonté d’une régénération artistique. En ce sens, l’architecture pour mieux toucher la sensibilité (à l’instar des autres formes d’expression) doit se permettre de revoir la nature en œuvre et de l’exprimer avec force ou nuances.172

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2.3. Musique et utopie

Admettant que la pratique utopique, en général, émane d’un certain état d’esprit : celui du possible et du tout-est-possible dans l'impossible. C’est-à- dire, à l’aide de l’idée de possible, un impossible est dépassé ou transgressé. Nous déduisons que cet esprit utopique ne peut se développer que dans la pratique musicale, celle de l’écriture (la conception) avec son graphisme (la partition), dans la réalisation sonique du projet de musique jusqu’à la représentation publique (le concert) et dans le combat contre les habitudes et les idées reçues.

Nous trouvons l’écho de cette idée chez Adorno. Celui-ci considère que la musique est l’art le plus utopique.173Cette alliance entre musique et utopie revient à Ernst Bloch, le premier à avoir l’exprimer en 1917 dans L’esprit de

l’utopie,174 texte dont plus de la moitié consacré à l’art musical. Nous trouvons, entre autre, que chez Bloch comme chez Adorno que c’est le geste même de la musique qui comporte une dimension d’anticipation.

Or nous nous demandons toujours est-ce que la musique utopique existe t-elle réellement? Si oui, en quoi consiste son utopie ? La démarche utopique de la musique n’existe que suivant un contexte donné. Bloch se justifie par cette citation « Quelque chose manque et c’est ce manque que le son tout au moins exprime clairement »175

Ici apparait, bel et bien, l’importance que donne Bloch à la musique et dont il consacre une grande partie dans ses écrits parce que elle « se situe aux frontières de l’humanité, mais à ces frontières où l’humanité est en train de prendre forme, avec un langage nouveau et l’aura d’appel qui cerne l’intensité visée et touchée, le Monde-Nous. C’est précisément l’ordre

173

Voir. Adorno, Théorie esthétique, Klincksieck, Paris, 1979

174 Cf. chapitres intitulés : Contribution à l’histoire de la musique et Contribution à la théorie de la

musique, op. cit. p p 52 ,193.

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contenu dans l’expression musicale qui signifie un chez-soi, un cristal, mais faits de liberté future, un astre, mais conçu comme une terre nouvelle.»176 Il faut signaler que l’importance de la musique est lui est attribuée directement par l’effet du son. Celui-ci devient l’expression de celle-ci. En effet, Bloch suppose que « si donc le son nouveau est en soi le meilleur, ce n’est certes pas en raison de son visage glabre, ni d’une surprise charmée, simplement avide de nouveauté, mais parce que le temps, le temps nouveau qui se déploie, le temps de l’avent pris comme concept, a besoin du musicien et l’aime.»177Nous remarquons que la musique par son entretient avec le temps n’offre pour l’instant qu’un visage non achevé et lorsqu’elle se présente comme processus humain et inachevée, elle exprime pour le philosophe l’un des éléments de sa dimension utopique. C’est-à-dire elle exprime humain en devenir.

Elle est, en tant que langage, destinée à accompagner son mouvement. « Aussi grande soit-elle, la musique existante donne l’impression de sortir d’une gorge encore en train de se former, une gorge à tout le moins à mi- chemin dans la constitution d’une prononciation conforme à cette poésie a se qu’elle ressent comme sienne, qui est encore indéterminée et qui va bien au- delà de toute poésie verbale. »178

Nous constatons, en fait, que Bloch expose une relation indestructible entre musique et temporalité ouverte quoique directionnelle. Cette relation est née d’abord comme signe d’une intimité mystérieuse entre musique et liberté. Bloch identifie cette résistance dans l’acte même qui constitue la musique en affirmant que « La tension sonore passe donc ainsi du niveau physique au niveau psychique, et la propriété la plus spécifique de la mélodie : le fait que chacun de ses sons laisse déjà pressentir acoustiquement

176

Ibid., P 229.

177 Bloch, L’esprit…, op., cit., p. 64

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le suivant, se fonde dans la qualité anticipante de l’homme, et dès lors dans l’expression qui, en premier lieu, est celle de l’Humain. Sans doute y aurait- il de la musique même s’il n’y avait pas d’oreilles pour la percevoir, mais il n’y en aurait certainement pas sans les musiciens qui sont à l’origine du mouvement sonore et de son énergie psychique.»179

En conclusion, défendant l’importance de la musique Bloch réfute toutes les interprétations superficielles qui considèrent la musique comme un genre littéraire. Il distingue la musique des autres arts parce qu’elle est spéciale et « fait appel à un au-delà de son expressivité immédiate, à un « indicible » qui ne se révélera que dans une post-maturation ultérieure. »180

179 Bloch, Principe…, II, op. cit. p. 179 180 Münster, Figures…, op. cit. p 158.

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3. Utopie et idéologie