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2.2 Effet d’un polymère en phase externe

2.2.2 Des formes d’interface singulières

Diagramme de phase

Dans la suite de l’étude, nous travaillons en fixant la pression de la phase externe polymérique PE et en augmentant la pression de la phase interne PI. Ainsi, en parcou- rant un plan (PI,PE) suivant des lignes horizontales, nous avons observé les différentes formes adoptées par l’interface. Nous avons donc pu construire un diagramme de phase qui présente 5 régimes différents (figure 2.7) :

– (A) pointe : interface stable pouvant adopter une forme pointue

– (B) dripping : production de gouttes de la phase interne dans la phase dispersée, à la constriction, par un mécanisme similaire au cas newtonien

– (C) jetting : production d’un jet large (environ 4/5 de la largeur du canal), qui génére des gouttes en aval de la constriction, par un mécanisme similaire au cas newtonien – (D) jet oscillant : jet fin (environ 20 µm de diamètre), dont la taille oscille au cours

du temps

– (E) jet fin stable : jet fin (1 à 14 µm de diamètre), stable sur toute la longueur du canal de sortie, soit plusieurs centimètres

Deux régimes nouveaux, ont été mis en évidence : jet fin micrométrique et jet oscillant. On n’observe pas ces régimes si l’on remplace la solution de POE par une solution aqueuse de glycérol de même viscosité. Ces deux régimes sont donc liés à la nature non newtonienne du polymère, et en particulier à ses propriétés élastiques. L’écoulement élongationnel induit par la géométrie, développe des contraintes élongationnelles dans le fluide externe : le

Figure 2.7 – Diagrame de phase obtenu avec une phase interne de NOA89 et une phase externe de POE à 4 g/l. On distingue cinq régimes différents : pointe ou cusp (A), dripping (B), jetting (C), jet oscillant (D), jet fin stable ou spout (E). L’encart montre un zoom sur la région du jet fin stable.

polymère sera donc plus ou moins étiré, en fonction des paramètres d’écoulement des deux phases. L’importance des propriétés élastiques peut être estimée par le nombre de Weissenberg (equation (2.3)), qui compare le temps caractéristique du polymère (trelax), au temps caractéristique de l’élongation :

W i = trelax˙ (2.3)

où ˙ est le taux d’élongation induit par l’écoulement, qui peut être estimé par (2.4)

˙ = U

` (2.4)

U étant la vitesse moyenne dans la phase continue et ` étant la longueur caractéristique qui gouverne l’élongation, soit ici la largeur du canal au niveau de la constriction. Quand

W i > 1, les effets élastiques deviennent importants.

Propriétés élongationnellles du polymère et pointe

À faible PE, lorsque l’on augmente PI, le système subit une transition dripping-jetting, similaire à celle décrite précédemment pour le cas purement newtonien : en effet, le poly- mère est faiblement étiré, et se comporte donc comme un fluide newtonien. Lorsque l’on augmente PE, le niveau d’étirement du polymère augmente, et son élasticité doit donc être prise en compte pour comprendre les formes d’interfaces observées. À faible PI, l’in- terface huile/polymère adopte à la jonction la forme d’une pointe. En considérant que les contraintes normales développées le long de l’interface dans la solution de polymères, équilibrent le saut de pression capillaire à l’interface entre les deux fluides immiscibles, on peut suggérer que, localement à la pointe, la contrainte élongationnelle est comparable à la pression capillaire, selon l’équation (2.5) :

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µ ˙ = γ

rc

(2.5)

où rc est le rayon de courbure local à la pointe et µ la viscosité à cisaillement nul du polymère (phase continue)

On peut ainsi obtenir une estimation du rayon de courbure à la pointe (2.6) :

rc= γ

µU` soit, rc= `

Ca (2.6)

Le nombre capillaire Ca est défini pour la phase continue par la relation suivante :

Ca = µ

γU avec U =

Q

W h (2.7)

où Q est le débit de la phase externe, et W et h respectivement la largeur et la hauteur des canaux du système.

En considérant une longueur ` = 50 µm et un nombre capillaire Ca = 0.05, le rayon de courbure serait de 1 mm. Or le rayon de courbure mesuré expérimentalement est plutôt de quelques micromètres. On observe ainsi une séparation d’échelle entre la dimension caractéristique du système (largeur des canaux ici, soit 200 µm) et le rayon de courbure de l’interface : c’est l’effet de pointe. Jeong et Muffat ont montré que lorsqu’un fluide visqueux est mis en mouvement par deux cylindres contrarotatifs situés sous sa surface libre, au dessus d’une vitesse angulaire critique de rotation des cylindres, la surface libre forme une pointe dans la limite des nombres capillaires infinis. Pour des nombres capillaires finis sufisamment élevés (proches de 1), la surface présente un point de stagnation : le rayon de courbure R de l’interface fluide/air en ce point est d’autant plus petit devant la dimension caractéristique du système, que le nombre capillaire est élevé [250] (2.8) :

R d ∼

256

3 exp (−32πCa) (2.8)

où d est la distance entre la surface libre et le centre des cylindres contrarotatifs (figure 2.8). L’origine physique de la diminution exponentielle du rayon de courbure avec le nombre capillaire, se trouve dans les interactions entre l’écoulement dans la phase externe et la tension de surface entre les deux phases [251]. Dans la région de la pointe, le fluide externe s’écoule le long de l’interface à la vitesse moyenne U = µγCa entrainant l’interface dans

la direction de l’écoulement. Le rayon de courbure très faible à la pointe implique une force, induisant un écoulement dans la phase interne dans la direction opposée à celle du fluide externe (vitesse Uint), qui résiste à cet entraînement et permet à la pointe d’être un point de stagnation (voir figure 2.8b). Le champ de vitesse généré par cette source ponctuelle dans la phase interne est de forme logarithmique : Uint= µ ln rc. La condition de stationnarité implique que, localement, à la pointe :

U = Uint soit rc= c1exp(c2Ca) (2.9)

où c1 et c2 sont des constantes qui dépendent des conditions d’écoulement.

De plus, l’écoulement élongationnel induit un fort rhéopaississement de la solution de polymère (viscosité élongationnelle) : en remplaçant la viscosité à cisaillement nul par la viscosité élongationnelle, µext, il est possible d’obtenir, localement à la jonction, des nombres capillaires proches de 1. La présence du polymère, en augmentant les contraintes

(a) Effet de pointe en interface libre [250] (b) Ecoulements pour les deux fluides dans la ré- gion de la pointe [251]

Figure 2.8 – Effet pointe. (a) Effet pointe en interface libre air/fluide newtonien [250]. (b) Origine de la diminution exponentielle pour le rayon de courbure à la pointe [251].

élongationnelles à l’interface, favorise la formation de pointes. À partir du rayon de cour- bure mesuré experimentalement, on peut donner un ordre de grandeur de la viscosité élongationnelle du polymère, en modifiant l’équation (2.5) pour obtenir l’équation (2.10) :

µext = γ

rcmesuré

`

U (2.10)

En considérant un rayon de courbure rcmesuré = 2 µm et une vitesse moyenne U = 30 mm/s, on obtient une viscosité élongationnelle µext= 25 Pa s soit environ 1 000 fois plus grande que la viscosité à cisaillement nul.

Stabilité du jet

Une fois un état de pointe stable atteint, une augmentation faible de PI, à PEconstante, induit une transition (discontinue du premier ordre) et l’émission depuis la pointe, d’un jet très fin de la phase dispersée dans la phase continue polymérique. Ce jet micrométrique, est stable sur de très longues distances : la stabilité est observée sur l’intégralité du canal de sortie du système, soit plusieurs centimètres.

Si les deux fluides étaient newtoniens, étant données les valeurs du nombre capillaire et du rapport entre le diamètre du jet et la hauteur du système, ce jet devrait se déstabiliser en gouttes, par un mécanimse d’instabilité de Rayleigh-Plateau [232]. Le taux de croissance d’une perturbation de l’interface du jet associé à cette instabilité, est défini, si l’on néglige la viscosité, par l’équation (2.11) :

τ = ρh 3 0 γ !1/2 (2.11)

où h0 est le rayon initial du jet. Ainsi, plus le jet est petit, plus l’instabilité se développe rapidement, et moins ce jet est stable [252].

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Pour tenir compte de l’effet d’un fluide externe, et de la viscosité sur la croissance linéaire de la perturbation, on introduit le nombre de Ohnesorge, qui mesure l’importance de la viscosité, défini par l’équation (2.12) :

Oh =µ

ρh0γ

(2.12)

Le taux de croissance devient alors [252] :

τA= 6Ohτ =

6µh0

γ (2.13)

On peut calculer une longueur de développement de l’instabilité, en divisant la vitesse moyenne de l’écoulement, par le taux de croissance de l’instabilité (2.14). Cette longueur correspond à la distance sur laquelle le jet sera intact ou stable.

L = 6h0µU

γ = 6h0Ca (2.14)

Pour un jet micrométrique formé dans les conditions d’écoulement décrites dans l’ar- ticle (U = 0.1 m/s, µ = 24 mPa s), la longueur de développement de l’instabilité capillaire calculée serait de 0.5 µm. En considérant que l’écoulement élongationnel induit un fort rhéopaississement de la solution de polymère, il convient de remplacer la viscosité à cisaille- ment nul par la viscosité élongationnelle (voir sous-partie précédente et équation (2.9))

µext ∼ 1 000 µ : la longueur de développement est donc plutôt de 0.5 mm. Cette valeur reste encore inférieure à la distance de stabilité observée expérimentalement. Ceci suggère un effet stabilisant du polymère qui ne se réduit pas au développement dans le polymère d’une viscosité élongationnelle très élevée.

En raison de la différence de nature entre les deux fluides, il existe une différence d’élas- ticité entre les deux phases. Le déséquilibre de contraintes normales de part et d’autre de l’interface qui en résulte peut induire une instabilité élastique [3, 253, 254], qui peut s’ajouter ou entrer en compétition avec l’instabilité capillaire. Nos observations expéri- mentales sont en accord avec les calculs analytiques de Chen [253] (pour plus de détails, voir aussi [255]). Lorsque la phase externe est la plus élastique, l’analyse de stabilité li- néaire du mode variqueux en approximation ondes longues, indique que les forces normales stabilisent le co-écoulement, avec un taux de croissance d’autant plus élevé que le rapport entre le diamètre du jet et la hauteur du canal est faible.

On peut trouver une interprétation qualitative de ce mécanisme chez Hinch [256] dans le cas du co-écoulement cylindrique de deux fluides d’élasticités différentes. Lorsque l’in- terface entre ces deux fluides est courbée (par exemple à la suite d’une pertubation), un déséquilibre de contraintes normales de part et d’autre de l’interface engendre une force, qui entraîne un écoulement des fluides dans la direction de cette force. La figure 2.9a illustre le cas où le fluide interne est le plus élastique, et où l’interface est convexe. Par conservation de la masse, cet écoulement induit un contre-écoulement de Poiseuille dans les deux phases. L’écoulement net dans chacune des phases va dépendre du rapport des diamètres des deux phases concentriques. Les figures 2.9b et 2.9c montrent que le contre- écoulement a lieu majoritairement dans la phase la plus large : l’écoulement net est donc dans la direction de la force dans la phase la moins large, et dans la direction opposée à celle de la force dans la phase la plus large.

On considère maintenant une perturbation, sinusoïdale et de faible amplitude, de l’in- terface entre les deux fluides, et on s’intéresse aux mouvements des fluides au niveau d’une crête. La figure 2.10 illustre l’évolution de la perturbation dans le cas où la phase interne

(a) Déséquilibre de contraintes nor- males à l’interface entre fluides d’élas- ticités différentes

(b) Fluide interne étroit et plus élastique

(c) Fluide interne large et plus élastique

Figure 2.9 – Mécanisme d’instabilité à l’interface entre deux fluides d’élasticités diffé- rentes [256] : cas d’un fluide interne plus élastique que le fluide externe. (a) La différence d’élasticité entre les deux fluides induit un déséquilibre de contraintes normales, qui exerce une force sur l’interface lorsque celle-ci est soumise à une perturbation. (b)–(c) Écoule- ments engendrés par le déséquilibre des contraintes normales à l’interface entre les fluides. La courbe en tirets représente l’écoulement généré par le saut de contraintes normales à l’interface, tandis que la courbe en pointillés rouges représente le contre-écoulement de Poiseuille ; la courbe pleine représente l’écoulement net. Dans la phase interne il dépend du diamètre de cette phase par rapport à la taille du canal : dans le sens de la force si la phase interne est petite (b), dans le sens contraire si elle est large (c).

est la plus élastique et la moins large. Au niveau de la crête, on retrouve la situation décrite par la figure (b) : le fluide le plus élastique étant situé à l’intérieur, et vu la courbure de l’interface, la force résultante est orientée vers le centre de la crête. Le contre-écoulement se produit dans le fluide externe, phase la plus large ; tandis que le fluide interne s’écoule dans la direction de la force. Ainsi, les écoulements indiqués par les flèches sur la figure 2.10 montrent que le fluide interne tend à faire grossir les crêtes, et donc à amplifier la per- turbation. L’écoulement sera donc instable si le fluide interne est le plus élastique et le moins large. Un raisonnement analogue permet d’établir que si le fluide externe est le plus élastique et le plus large, le fluide interne tend à vider les crêtes et donc à atténuer la perturbation : l’écoulement est alors stable. Dans la configuration expérimentale présentée ici, le diamètre du jet est très petit devant la hauteur du système : la phase externe étant la plus élastique et également la plus large, la situation est stable.

L’effet de l’élasticité est donc ici opposé à celui de la tension de surface, qui induit dans le cas d’une déstabilisation capillaire, une augmentation de pression au niveau des crêtes, ce qui amplifie la perturbation.

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Figure 2.10 – Évolution de l’interface pour un co-écoulement cylindrique de deux fluides élastiques, suite à une perturbation sinusoïdale de faible amplitude [256]. La phase interne est la plus élastique et la moins large. Les flèches indiquent les écoulements nets dans les deux phases sous une crête : la phase interne tend à remplir les crêtes, ce qui amplifie la perturbation.