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On peut considérer que cette réflexion sur le contrôle social est basée sur l’approche de sociologie compréhensive choisie jusqu’ici, et que, reconnaissant une objectivité aux récits des participants rencontrés, nous sommes conduit à accepter les « perspectives sur le monde » et « rationalisations » de leur activité qu’ont les acteurs ayant une carrière déviante (Becker, 1963, 38). Cela dit, si une perspective interactionniste sur la déviance oblige de l’étudier comme on étudierait un processus d’apprentissage normal, alors il faut être capable de distinguer les effets d’une socialisation dans une ou plusieurs sous-cultures et les effets de criminalisation de cette sous-culture. En l’occurrence, pour les participants rencontrés sur notre terrain et ayant des carrières déviantes et sous-culturelles, l’impact des sanctions pénales sur leur trajectoire semble moins important que l’impact des normes acquises dans la sous-culture. Pour aller plus loin, le cas de Samuel peut s’avérer révélateur bien que nous disposions de moins d’éléments pour connaître sa carrière et sa trajectoire que pour les autres participants aux engagements profonds. Samuel, à la différence des autres participants ayant pratiqué du graffiti, ne m’a pas donné son numéro de téléphone pour faciliter un rendez-vous. Nous nous sommes rencontrés par connaissance interposée, puis avons discuté sur internet avant un entretien informel, puis un entretien avec prise de notes. Il me dit que c’est parce que je connais un ami à lui qu’il a accepté de discuter, mais il ne m’a pas donné son contact téléphonique parce qu’il pense qu’il est encore « surveillé », par la « BAC » notamment, même si pour lui « les choses se tassent » au moment de notre rencontre. Assis en terrasse de bar en centre-ville, il prévoit d’ailleurs qu’une voiture de « BAC-eux » va s’arrêter quelques secondes pour nous regarder, ce qu’elle fait effectivement. Il y a quelque temps, il s’est fait « choper », mais comme il n’avait « pas de peinture sur les mains », « ils » ont été plus cléments. Avant cela, il avait aussi arrêté de prendre des photos de ses graffitis, sur son portable ou sur appareil, pour éviter les ennuis.

Il m’explique que l’on est « forcé » d’être un peu « parano » dans le graffiti, certains graffeurs ayant pris des peines de prison supérieures à des peines pour violences sexuelles, ou des amendes de 200 000 € qu’il compare à du « racket ». L’arsenal « répressif » est impressionnant, pose

beaucoup de « barrières », mais le « graf » sera « toujours là ». « Effaçage, matraquage, caméras » ou encore « brigades spécialisées » forment un tout, et le fait de ne pas savoir « qui fait quoi » dans le graffiti joue autant dans la « parano » qu’il peut ressentir que dans la répression du phénomène (qui fait « peur » autant qu’il peut « fasciner » positivement). Au fil des années, il a arrêté de peindre en centre-ville la nuit, entre « les mecs bourrés », les « lascars », la « police »… De la part des badauds, il a rarement eu de réactions violentes, plutôt des questions comme « Pourquoi vous faites ça ? » ou des commentaires comme : « c’est moche ». Cela dit, à deux reprises il a eu des problèmes avec des passants ; un client de restaurant « un peu collabo » qui le balance aux flics, ou un voisin de commerçant qui l’a attaqué avec un spray lacrymogène avant d’appeler la BAC. Dans les récits de Samuel, on sent que les formes de contrôle social formels et informels ont eu de l’impact, bien qu’il prenne toujours plaisir à graffer, avec ses « potes », parfois « pour lui » ou pour d’autres.

Au fil des « rencontres », importantes à son sens, il a aussi souvent eu des embrouilles avec d’autres graffeurs. Parfois certains essayaient de lui « péta »161 des bombes, il a donc du faire face. Il se dit « impulsif », ce qui a pu jouer dans les embrouilles, et il y a des villes où il ne met « plus les pieds ». Et puis, le graffiti lui a posé des problèmes avec ses copines, avec parfois des « conflits » importants même si certaines « toléraient », d’autres ne « voulaient pas en entendre parler », et il devait soit peindre moins, soit trouver des solutions pour leur cacher, comme évoqué précédemment. Fils d’un « ouvrier » et d’une « secrétaire », il avait décidé de faire de la « socio » à l’université après son bac, mais sans obtenir de licence, il a beaucoup fait d’intérim en « usine ». Par la suite, il reprend un DUT « dans le social », pour être éducateur spécialisé ou travailler dans l’animation sociale. On comprend ainsi que si la carrière de Samuel a pu avoir des effets dans sa trajectoire, c’est peut-être moins du point de vue professionnel que du point de vue de sa possibilité d’avoir une relation stable ou de ne pas avoir à craindre la « surveillance » et les « embrouilles ». Sa carrière lui a créé des ressources et des contraintes en termes de sociabilité, et elle a pu l’empêcher d’avoir la trajectoire qu’il aurait souhaité. Comparé aux trois participants évoqués un peu plus haut, Samuel est celui qui a commencé le plus tard, et qui a donc la carrière déviante la plus courte. On peut donc faire l’hypothèse que les effets de marginalisation liés à une carrière déviante lui sont plus perceptibles que pour les autres participants au moment où nous parlons.

Pour conclure au sujet des bifurcations vécues par le type d’acteurs qualifiés d’engagés profondément dans le graffiti, on voit que celle-ci sont partiellement liées à la présence de « mentors » comme l’avait noté l’étude classique de Richard Lachmann (1988, 234), du moins pour Aurélien (ses « grands frères ») et Romain (et le « crew » qui l’introduit au graffiti vandale). Cependant, leur importance n’apparaît pas aussi forte qu’il l’avait suggérée, puisque la fascination pour les tags et les pièces, ou les dessins reprenant un style de lettrage typique du graffiti, comme les expérimentations avec des sprays, ne nécessitent pas toujours l’influence de guides ayant déjà une carrière sous-culturelle. Par ailleurs, la présence de ces « mentors » ne prédit pas non plus l’entrée dans un type d’engagement particulier, puisque Louis et Nathan nous ont parlé de personnes ayant des rôles de ce type, alors que l’un vit une bifurcation sans adoption de carrière déviante, et que le second ne montre ni d’effets de long terme sur sa trajectoire, ni l’adoption d’un mode de vie lié à la sous-culture graffiti.

Ces remarques permettent de prendre une certaine distance avec les conceptualisations de l’entrée dans la sous-culture graffiti comme un « rite de passage » ou « d’initiation », souvent présentes dans la littérature (Kokoreff, 1990 ; Felonneau & Busquets, 2001, 67; Horn, 2008, 40; St-Germain, 2012, 94). Qu’il existe des rituels d’interaction au sein de la sous-culture graffiti, et que les « anciens » puissent y bénéficier de « respect » comme l’a évoqué Samuel ne fait pas de doute, mais l’utilisation du terme « rite de passage », renvoyant aux études anthropologiques d’Arnold Van Gennep (1909), suppose l’existence d’une « cérémonie » (Caillet and Jamous, 2001, 62) ce qui s’oppose au caractère souvent fluide ou hasardeux des débuts de carrière observés. Surtout, un rite de passage implique une relation au sacré, et la présence claire d’officiants qui pratiquent les gestes rituels codifiés devant un sacrifiant et une victime : même en considérant les « grands frères » et autres « mentors » évoqués par certains, la fascination pour les graffitis, et des codes propre à la sous-culture, nous sommes au mieux dans une métaphore. Comme nous l’avons vu dans ces trajectoires, les graffeurs ayant une carrière sous-culturelle et/ou déviante ne forment pas une communauté au sens sociologique du terme, c’est-à-dire qu’il n’existe pas forcément de proximité affective, spatiale ou « d’esprit » entre eux (Mesure, 2015).

L’idée de « rite d’institution » théorisée par Pierre Bourdieu pourrait sembler pertinente pour souligner « la différence » qui sépare ceux qui font partie des « graffeurs » et les autres (Bourdieu, 1982, 59). Cependant, elle est pensée en rapport à des institutions ayant justement la capacité de faire « connaître et reconnaître » cette séparation (comme pour les investitures aux fonctions étatiques, les concours d’entrée en formation, les remises de prix, etc.), de rendre l’arbitraire « naturel », ce dont la culture graffiti ne dispose pas vraiment. Ainsi, le terme de rite semble peu

adéquat pour étudier le graffiti, et celui de rituel théorisé par E. Goffman (Goffman, 1973, 69) est plus exact sociologiquement. Ensuite, il semble ici que l’impact de long terme des carrières de graffeurs vandales sur les trajectoires individuelles, et donc les bifurcations, s’observe plus par les effets de socialisation que par des effets performatifs où les graffeurs seraient symboliquement marqués et reconnus comme un groupe séparé. Cela ne signifie évidemment pas que les graffeurs ne sont pas victimes de violence symbolique ou qu’ils n’en pratiquent pas, comme nous le verrons plus loin, mais cela doit nous rendre prudent vis-à-vis de l’idée que c’est parce qu’ils seraient étiquetés « graffeurs » et donc « déviants » que leur trajectoire bifurque.

Pour clore cette section, rappelons que la typologie présentée ici se base sur un axe logique d’engagement différencié, incluant ou non des bifurcations, incluant ou non des carrières déviantes. Par conséquent, la même logique formelle devrait ouvrir la possibilité à un quatrième type de trajectoire que nous n’avons pas rencontré : des acteurs ayant une carrière déviante dans la culture graffiti sans que celle-ci ne provoque de tournant dans leur parcours de vie. Autrement dit, une carrière déviante implique-t-elle nécessairement un tournant biographique ? Notre matériau ne permet pas de réponse assurée, et cette question pourrait constituer une problématique de recherche à part entière. Cela dit, il existe un ensemble d’exemples en sociologie de la déviance qui peuvent nous mener à une hypothétique réponse négative. Les entretiens sur l’usage « contrôlé » des drogues dans les années 1970 montraient déjà qu’une proportion de consommateurs de cannabis aux États-Unis peut être décrite comme ayant une carrière déviante sans que celle-ci ne soit un « turning point » en termes de trajectoire personnelle ou professionnelle (Zinberg, 1984, 90).

Il existe différentes pratiques déviantes qui mettent en jeu une continuation malgré des sanctions formelles, l’adoption de motifs, justifications et modes de vie spécifiques, et qui ne sont pas analysées par les acteurs ou les chercheurs en termes de bifurcation dans les histoires de vie : les habitudes de fraudes dans les transports publics ou de petits vols à l’étalage peuvent en être des exemples. Ce qui rend la carrière déviante bifurcation peut dépendre, comme nous le voyons, de normes sous-culturelles particulières, de la catégorie de déviance considérée, mais aussi des réactions sociales et des sanctions engagées, ou encore du poids variable des étiquetages etc. Pour ce qui est de notre matériau sur le graffiti, pas de carrière sans bifurcation, mais la diversité d’engagements que nous avons pu rencontrer en 6 mois de terrain nous laisse penser que c’est tout à fait possible.

R. Lachmann a trouvé plusieurs exemples, au début des années 1980 à New York, « d’enfants » pratiquant le graffiti, obtenant une forte reconnaissance sous-culturelle (« fame »), et délaissant par

la suite leur rôle pour poursuivre une trajectoire scolaire classique (1988, 239). Ce potentiel angle mort peut motiver d’autres recherches, et il a déjà été noté par G.J. Snyder (2016, 211) dans des termes différents162. Cela dit, il me semble qu’il peut être expliqué par au moins deux processus. Le premier est lié à la théorisation du concept de carrière déviante lui-même. Il implique un changement dans le « mode de vie » des individus et dans leurs interactions, mais mesurer le poids de ces transformations dans une trajectoire demande soit d’approfondir chaque étude biographique (avec plusieurs entretiens d’un même acteur sur une longue période), soit d’entrer dans une sociologie spéculative basée sur l’imagination de ce qu’aurait pu être telle trajectoire si tel acteur n’était pas entré dans une carrière déviante.

La deuxième explication réside à un niveau plus épistémologique, quant aux pratiques de recherche en sociologie de la déviance. En se concentrant sur des pratiques sociales et des phénomènes à partir d’une approche biographique, les sociologues (et plus particulièrement ceux intéressés par la déviance ou la criminologie) tournent leur attention sur les « problèmes » sociaux, leurs causes et effets, tentant de comprendre les engagements conventionnels comme les exceptions, les trajectoires communes comme les tournants spécifiques, laissant de côté l’étude compréhensive de beaucoup de cas « non-problématiques » ; où tout se passe bien si l’on peut dire. Et, comme l’explique Bernard Lahire « lorsqu’on s’intéresse à un problème, on est toujours enclin à absolutiser (c’est-à-dire à décontextualiser) les vérités partielles que l’on produit » (1995, 28). En débutant un travail de terrain avec une question de recherche en sociologie de la déviance et s’engageant dans des entretiens ou des observations, le fait même d’être intéressé par la déviance tend à poser une loupe sur ces phénomènes sans être toujours en mesure d’évaluer le poids respectif de tout ce qui peut constituer et influencer un parcours de vie. Ainsi, comme le remarquait G.J. Snyder pour le graffiti, l’identité de « writer » ou « graffeur » apparaît rapidement comme plus importante que d’autres marqueurs identitaires pour les acteurs ayant une carrière dans la sous-culture (Snyder, 2016, 206), donnant l’impression en entretien et dans l’analyse que la carrière détermine le reste de la trajectoire, impression qui ne peut être qu’un point de vue sur la réalité des parcours de vie en jeu.

Le travail typologique distinguant et regroupant trois catégories d’engagements (furtifs, marquants et profonds) étant réalisé, nous avons avancé sur la compréhension des parcours de

162 Il rappelait que les premiers auteurs des « subculture theories » voyaient les cultures punk et les mods comme des

"résistances symboliques" qui n'avaient pas d'effets réels sur la vie des participants, « car ils ne pouvaient échapper à leur positions de classe » (2016, 209); Snyder explique qu'il y finalement très peu de chercheurs-es ayant décrit l'impact des cultures « jeunes » sur les acteurs adultes (Ibid, 211)

nos participants. Il existe différents parcours en lien avec la sous-culture graffiti ou en lien avec le street art mènant à diverses situations pouvant être qualifiées de « dégradations volontaires » par le droit pénal. Peindre des trains dans un dépôt la nuit n’est pas, en l’état de nos connaissances, une situation rencontrée par un acteur s’engageant furtivement dans des pratiques de graffiti, alors que faire des tags au marqueur ou des gravures sur une table de l’école est une pratique plus largement répandue. Pour avancer dans l’analyse de ces situations et des mécanismes sociaux qui les influencent, nous allons essayer de comprendre comment les parcours d’acteur.rice.s et les situations qu’ils ou elles racontent sont croisés par des rapports sociaux de sexe, de classe, ou encore d’âge.

En tout état de cause, graffiti et street art ne forment pas de communauté : les formes biographiques présentées ne permettent pas de repérer un parcours de vie qui mènerait spécifiquement aux pratiques dites « vandales » en peinture. On repère des mécanismes de socialisation déviance et d’association différentielle, et ceux-ci influencent le rapport aux objets et aux espaces plus qu’ils ne le déterminent. Autrement dit, s’il existe un rapport à la propriété ou à la possession qui expliquerait les transgressions, c’est au croisement de différentes socialisations qu’il se forme.

Chapitre 3. Socialisation et rapports sociaux imbriqués

Comme évoqué dans l’introduction générale, nous avons choisi trois rapports sociaux dont nous souhaitons questionner l’impact sur les pratiques assimilées au vandalisme. De par le matériau accumulé, il est clair que l’on ne peut évacuer la question des rapports sociaux de sexe dans le graffiti et le street art : sept sur huit de nos participants sont des hommes, socialisés dans une société différenciant les rôles masculins et féminins, et associant à un même comportement une valeur inégale selon que l’on soit classé dans la catégorie homme ou femme, c’est la « valence différentielle des sexes » (Héritier, Échard, & Quiminal, 1991, 45). Aucun rapport social n’étant « pur », nous sommes aussi conduits à interroger les mécanismes de classe au sens marxiste du terme. En effet, l’une des hypothèses classiques concernant les sous-cultures repose sur la « conflict theory » (Gelder, 2007, 100), attribuant l’existence de déviances aux luttes entre segments inégaux dans les rapports de pouvoir (Bartollas & Milovanovic, 2019, 64), et expliquant souvent que les sous cultures viennent d’une résistance au capitalisme. Comme nous le verrons dans la section 3.2, les rapports à la domination de classe sont plus complexes, notamment en raison de la diversité des parcours de vie que nous avons pu retracer. Enfin, l’introduction générale a montré l’association récurrente entre jeunesse et « vandalisme », et les entretiens révèlent l’intérêt d’une grille de lecture prenant en compte les rapports sociaux d’âge. Pour rappel, le prisme de la consubstantialité implique de regarder à l’imbrication de ces matrices, et ce n’est que par la mise en écriture que nous séparons analytiquement chaque rapport, permettant une lecture cumulative des processus structurels. Par cette approche, nous souhaitons mieux comprendre les effets de socialisation en jeu pour les graffeurs et street artistes, et trouver des pistes sur leur corrélation avec la propriété et la possession.

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